La voix calme d’Odalis les arrête fermement dans leurs plans sur la comète - leurs plans dans le désert. Le croissant de lune exposé, cruel rappel, assorti de ses légitimes oppositions. Aussi légitimes que vaines, à ses yeux. Qu’ils y retournent ou pas, si cette marque est magique, maudite, dormante, ils sont de toute façon faits. Autant aller jusqu’au bout.

Aries sait (au contraire des autres) que Medea n’a pas que son cul à gérer, qu’elle n’a pas qu’elle-même, dans la vie. Il n’en a jamais rien dit et il ne commencera pas maintenant. Il sait donc aussi que le comportement de prévisible connasse de Colm ne risque pas d’attendrir la Turque. La surprise vient alors des mots puant d’honnêteté et même d’un certain sentimentalisme (osons le dire), qui sont à ses oreilles… presque malaisants. Étranges, au mieux. Un grattement sous sa peau, qu’il veut chasser.

Ambros reprend la parole, sans se gêner pour interrompre ce moment : « Je travaille dessus. La marque. Sid tourne vers lui un visage étonné et presque avide, la curiosité brillant dans ses yeux. T’as trouvé c’est quoi ? Qu’est-ce que ça fait ? Pas si vite, quand même… j’ai des contacts, mais pas qui datent de -3000, vois-tu. » Le ton un brin moqueur, avant qu’il tourne ses yeux clairs vers Odalis. C’est elle qui doute, après tout. Colm n’a rien à cirer de cette marque : elle ne les a pas tués, c’est tout ce qui compte. Lui-même s’en fout (croit-il). « J’ai rencontré Alden Harris, le maître runiste et théoricien des civilisations magiques, pour lui en parler. Je ne lui ai pas montré la marque, mais il m’a filé le contact d’Erik Harris. Une tête de la protomagie et de l’alphabet sémitique. Détaché, détendu, parce qu’il prend des cafés avec les plus grands pontes de la réflexion moderne à tous les jours, ce connard d’Aries qui navigue entre les couches sociales avec l’aisance du traître de classe. J’ai aussi mis un type du département des Mystères sur le cas. Ça ne peut pas nuire. » Le type, c’est Abbas, et il ne l’a pas vraiment mis sur le cas, mais ça, Medea n’a pas besoin de le savoir (puis, la tête savante du Shafiq fonctionne à toute allure, alors qui sait, peut-être qu’une réponse en émergera malgré tout).

Il se veut rassurant ; sa voix se fait plutôt paternaliste, comme une imitation, une invocation de Pollux et de ses velléités protectrices bienveillantes. « On ne partira pas là à l’aveugle, Odalis. Et le printemps… je sais que c’est loin, mais les demandes de Portoloins internationaux sont interminables, même pour moi. Lui le sang pur. Lui le privilégié. Lui qui les dépanne et les démerde pour des priorités, alors que leur aventure n’a rien d’un voyage humanitaire. Ça va nous laisser le temps de rectifier le tir. Ça sa propre marque, exposée, c’est un indice qu’on brûle. On y est presque, chérie. » La protection transformée en ferveur qui monte à la tête. Pratiquement religieuse.

L’avantage du caractère de merde de Lillian réside dans la condition qu’elle soit de votre côté. Ce qui, en l’occurrence, n’est pas le cas. Odalis n’a pas spécialement peur d’être en opposition avec Lillian – seulement, c’est laborieux. Ça n’est jamais qu’une question d’arguments; ça finit toujours par devenir une sorte de duel où tous les coups sont permis (et Lillian n’est pas du genre à se gêner). Pour preuve, le ton incroyablement condescendant qu’elle utilise pour faire comprendre à Odalis qu’elle ne sait rien, puisqu’elle n’est pas à même de déchiffrer les symboles immortalisés sur papier. Pas besoin d’évidence lorsqu’on s’est fait rembarrer à l’entrée, elle a envie de dire. Ça lui semble assez clair comme message, malgré qu’elle ne puisse pas lire ce qui se trouvait gravé sur les murs du temple. Après sept années passées à voyager partout pour piller divers tombeaux, elle a appris à flairer les pièges et reconnaître le danger comme chacun d’entre eux, pour l’éviter. Mais ça, ça ne s’évite pas.

Elle savait qu’ils étaient un peu fêlés (ils le sont tous), mais ça, c’est un nouveau record.

La conversation reprend avec Aries comme si sa propre intervention n’avait pas été entendue, et la Turque sent la moutarde lui monter au nez. Et puis Lillian a l’audace de lui dire qu’ils ont besoin d’elle. Et ça fonctionne presque : sous la colère, une pointe de culpabilité, pas si facilement étouffée. Elle voudrait se dire que c’est faux. Qu’ils n’ont pas besoin d’elle. Et c’est vrai, qu’ils pourraient se débrouiller sans sa présence, malgré ce qu’Aries a bien pu croire lors de leur rencontre. Pour avoir survécu si longtemps, ils sont tous de brillants sorciers, vifs d’esprit – ils pourraient apprendre. Mais ils ont été choisis pour leurs compétences spécifiques, et même avec toute la bonne volonté du monde, aucun d’eux ne peut tout à fait être remplacé par les autres. « Arrête de faire semblant, alors, elle glisse à Colm avant de quitter son siège et de se retourner vers Ambros, qui a déjà recommencé à parler. » Ses explications se veulent plus rassurantes que celles de Lillian, mais il a les mains tout aussi vides. Rien pour convaincre Odalis, donc, de laisser Hazan derrière en sachant pertinemment que, cette fois plus que toutes les autres, elle ne reviendrait peut-être pas.

« Tout ce que j’entends dans ce que tu me dis, c’est je ne sais pas. » Elle le dévisage longuement. Il sait, et il continue d'insister, d'essayer de la rassurer avec des mots creux. La conversation l’enrage.  Il ne s’agit pas d’un caprice d’enfant. S’ils sont prêts à se jeter dans le vide, tant pis pour eux; elle n’a pas l’intention de les suivre aveuglément. « Je suis désolée (elle ne l’est pas) mais si vous n’avez pas mieux que ça, ce sera sans moi. »

Ambros soutient le regard sévère d’Odalis. Il sait ce qui la fait hésiter, il sait ce qui la retient au Royaume-Uni, mais il ne peut pas tout à fait comprendre. Il a des neveux et nièces, une filleule qu’il chérit, mais ce ne sont pas ses enfants. Il peut deviner les craintes de Medea, mais pas les vivre.Lla froideur qui règne dans sa voix est inhabituelle, aveu de quelque chose qui couve de bien plus virulent : « Tout ce que j’entends dans ce que tu me dis, c’est je ne sais pas. T’es de mauvaise foi », accuse le briseur de sorts, les yeux levés au ciel. Il ne sait pas encore, voilà tout, et lui fait des efforts pour trouver ce que ça signifie, au contraire des autres. Sauf Lillian, bien sûr : il y a bien longtemps que la brune lui a transmis sa fièvre, bien que l’obsession ne soit pas aussi forte chez l’Irlandais.

« Je suis désolée, mais si vous n’avez pas mieux que ça, ce sera sans moi. C’est l’affaire de notre vie, Medea, qu’il enchaîne aussitôt, perdant toute sa superbe désinvolture pour embrasser cette frénésie qui le prend toujours, lorsqu’il est question d’Ur. Une frénésie qui échauffe sa patience. C’est le défi de notre vie. Ça fait des années qu’on planche là-dessus, on ne va pas quand même pas tout arrêter, parce que toi et les autres... C’est quoi, tu t’en fous ? De nous, de tout ce qu’on a mis là-dedans ? » Et alors qu’il s’attend à ce que la Turque rétorque à nouveau, cette fois, c’est plutôt Sid qui l’interrompt et s’en mêle, soulignant leur dédain de ce qui a bien pu arriver à Cat, alors qu’ils n’ont pas eu de ses nouvelles depuis leur retour ; que lui aussi est de mauvaise foi, dans cette histoire, et qu’ils devraient s’intéresser aux vivants avant de s’intéresser au tombeau d’une morte. Que s’il y a bien des gens qui se foutent des autres, c’est bien Colm et Aries.

L’homme est tellement soufflé de l’intervention surprise du géographe, habituellement plus placide et même docile, qu’il n’a pas le temps d’empêcher Lillian de monter directement aux barricades. Les crocs sortis, le mépris sur la langue. Contre Sid et contre Odalis, au point que la dernière quitte la réunion sans plus attendre, les laissant là, tous les trois. Comme des cons. Abasourdis, quelques instants, à se regarder sans comprendre tout à fait ce qu'il vient de se passer. « J’y vais aussi », marmonne Sid, avant de tourner les talons et de les laisser là, tous les deux. Comme des cons. Encore plus cons.