Ce qui attire son attention, ce n’est pas vraiment la façon dont elles sont disposées pour former d’arbitraires motifs. Ça n’est pas non plus leur nom, leurs légendes, ou leur signification. Pour Odalis, les déchiffrer a autant d’intérêt que de faire la lecture des feuilles de thé au fond d’une tasse. C’est plutôt leur nombre, leur clarté, tellement brillantes sur le ciel si noir. Et surtout, ce qui attire son attention, ce qui la garde éveillée toute la nuit, le regard pointé vers le firmament, ce sont les étoiles filantes. Elles traversent le ciel en flèche, scintillantes, et ne laissent derrière elle qu’un souvenir émerveillé.

C’est ce qu’elle essaie d’abord; enchanter un ciel étoilé à son plafond, pour dormir sous les étoiles du confort de son lit. Et puis elle veut les faire danser, au centre du cosmos, comme drapée dans une galaxie.


Les sortilèges qu'elle lance à présent sont moins délicats, moins discrets. Les étoiles explosent en bouquets de bleu, de jaune, de vert et de rouge. Tantôt oiseaux flamboyants, tantôt créatures fantastiques, elles virevoltent sous le chapiteau au gré de ses fantaisies. Elles dansent en suivant la musique et les acrobates,  prennent la forme de fragiles papillons pour émerveiller les enfants. Odalis les dirige du bout de la baguette, tapie dans l'ombre, l'invisible maître d'orchestre.


« Ils sont mignons, tes lapins. » Odalis lève les yeux, jette un regard confus à celui qui l'a interpellée d'un ton moqueur. « Je te demande pardon ? » Il fait un vague geste de la main, dans la direction générale du chapiteau bigarré où elle vient tout juste de quitter la scène avec le reste des artistes. « Les flammèches, les animaux, tout ça. C'est toi, non ? La fille du cirque. » Ah. Les flammèches. Bien sûr. Elle hoche lentement la tête. « Elle va faire quoi ? » qu'il lance par-dessus sa tête. « Faire voler des papillons autour du feu et nous raconter des histoires ? » « Aw, ça te ferait plaisir ? » « Ta gueule.  » « Elle va s'occuper des inferi. » Il la toise de haut en bas d'un air incrédule, puis éclate de rire comme s'il s'agissait d'une bonne blague. Odalis cligne lentement des yeux. À vrai dire, elle ne sait pas encore pourquoi elle est là, et c'est la première fois qu'on associe un -et même plus d'un- inferi au possible job qu'elle n'est pas encore certaine de vouloir accepter. « D'accord, je vais jouer. Supposons que je sois un inferi; tu fais quoi ? » Haussant les épaules, Odalis sort sa baguette, et produit un léger papillon, qui virevolte quelques instants vers son interlocuteur, avant de se poser sur sa manche. Qui prend feu. « Fallait que tu demandes. » « Supposons que je sois un inferi. Haha. Quel con. » Odalis le regarde se débattre avec le feu, qui s'éteint après quelques secondes, et tellement de jurons qu'elle croirait assister à une messe chantée. « On commence quand ? »

Le retour se fait en silence. Odalis est encore un peu sonnée. Encore secouée. Elle peine à s’expliquer ce qui s’est produit là-bas. Elle tente d’ignorer l’étrange croissant de lune sur sa main – un problème à la fois- mais ne peut pas s’empêcher de le toucher du bout des doigts, presque inconsciemment, comme si ce serait assez pour le faire disparaître avant de rentrer au Royaume-Uni.

Elle n’est pas en colère. Pour l’être, il faudrait d’abord qu’elle comprenne. Qu’elle se souvienne. À l’heure actuelle il n’y a qu’une série d’images confuses entre le moment où ils ont désactivé les défenses du temple, et celui où elle est revenue à elle, avec tous les autres, la joue pressée dans le sable trop chaud.


Elle entrouvre doucement la porte, observe la forme endormie pendant quelques minutes. Elle devrait la laisser dormir. Aller la voir au matin, s’adonner patiemment au rituel des mille questions, embellissant le récit, tandis qu’Hazan tente de démêler le vrai du faux. Elle sait que sa mère s'absente souvent pour le travail, qu'elle voyage dans de nombreux pays, mais peine à croire toutes les histoires rocambolesques qu'elle raconte. Ça n'est pas plus mal; elle ne veut pas qu'Hazan s'inquiète chaque fois qu'elle quitte pour un contrat.

Odalis a toujours pensé qu’il n’y avait pas raison de s’inquiéter. Quoiqu’il arrive, les membres de la Ligue sont une équipe, une machine bien huilée qui fonctionne normalement sans heurt. Récemment, la chance ne semble pas être de leur côté; quelque chose s’est coincé dans l’engrenage. Ils auraient bien pu y rester, et ça lui fait peur.

La gorge serrée par l'angoisse, elle s'apprête à refermer la porte, lorsque la voix endormie d'Hazan s'élève. « Maman ? » « Je suis là. » « T'es rentrée ! » Elle entend un froissement de draps, puis le rythme familier de petits pieds qui martèlent le sol dans sa direction. Elle s'accroupit juste avant que sa fille ne se jette dans ses bras, manquant la renverser. « Tu me fais une place ? » La gamine acquiesce, et Odalis resserre son étreinte, soulevant sa fille de peine et de misère pour la déposer sur son lit. « Maman ? » « Hm ?  » « Tu prends toute la place. »