”J'me fous pas de ta gueule !”, promet son pote avec un sourire qui en dit long, et Jesse détourne le regard sur le fond de sa bière avec une expiration aussi amusée que gênée. C’est de sa faute après tout, il l’a bien cherché, en amenant sur le tapis ce secret qui n’en est pas réellement un - pourquoi il n’en parlerait pas à Winston, après tout ? Il ne connaît pas Kyung, il n’y a aucun scénario possible où il le rencontrerait (même si Jay espère bien, un jour, que cette merde se termine et qu’il puisse le lui présenter, un jour où Kyung et lui seront--), et Jesse a toujours l’impression d’être adolescent à nouveau, quand il se trouve en présence du sorcier. Il a le droit, une fois de temps en temps, d’être un jeune de vingt-trois ans qui descend des bières bon marché avec un ami, à lui parler du plus gros crush de sa vie (qui est bien plus qu’un simple crush). ”Dis moi tout ! J'le connais ? Il s'appelle comment ? Pourquoi c'est compliqué ? Si tu réponds bien, j'te prêterai mon bateau.” Bien sûr, l’interrogatoire débute, et Jesse relève son regard jusqu’à celui de Winston en laissant échapper un rire bas. Il a le droit d’être un jeune insouciant qui parle de ses histoires de coeur, certes - mais l’exercice est tout sauf aisé, alors qu’il garde habituellement tout ça pour lui-même, à tel point que poser des mots sur cette situation lui semble impossible.

Ainsi, il prend une profonde inspiration qui débouche sur un semblant de soupir avant de hausser les épaules avec un indécrottable sourire en coin. ”Je sais pas, c’est genre, compliqué”, répète-t-il en réalisant qu’il ne répond à aucune question posée par Winston. Alors, il se redresse en se dandinant légèrement sur sa chaise avant de mieux s’y affaisser de nouveau, une gestuelle inratable et nerveuse. ”J’t’en ai déjà parlé en plus. Tu sais, Kay, le gars que j’ai connu quand j’habitais en Corée, puis qui est venu habiter en Angleterre y’a quelques années, chez qui je squatte souvent là. Bah, Kay...” Il avance avec lenteur, et s’attend déjà à un ”J’en étais sûr !” de la part de Winnie ; il lui en a déjà parlé, toujours évasivement, comme d’une connaissance quelconque, mais qui ne rate que rarement de se glisser dans ses paroles quand il lui raconte son quotidien, suffisamment il imagine pour éveiller quelques soupçons. ”Bon tu vois, quoi”; avance Jesse, parce qu’il n’arrive tout simplement pas à le dire (I like him. A lot.), ses paroles ponctuées d’une nouvelle expiration gênée qu’il étouffe dans une rasade de bière pour lui donner le courage de poursuivre. ”Et c’est compliqué parce que, déjà c’est dangereux, j’peux pas risquer qu’il se fasse choper. Et c’est la personne dont je suis le plus proche, j’ai tellement peur de tout faire exploser si je tente un move, et de me retrouver comme un con après. Sans lui, t’sais.” Sur cette phrase, Jesse se sent légèrement ridicule, et il fronce le nez en venant se gratter l’arrière du crâne, détournant de nouveau les yeux pour sortir du faisceau de ceux de Winston. ”Y’a aussi le fait qu’on tourne autour du pot depuis des années... J’me dis que peut-être qu’on a raté le coche, tu vois ? Je sais pas, t’as déjà connu un truc comme ça toi ?”

tw:consommation d’alcool

C’est fou, de se sentir aussi con simplement en se livrant à un pote sur quelque chose qui n’est même pas une surprise pour lui (en témoigne son ”J'en étais sûr.” on ne peut plus éloquent), ou pour qui que ce soit d’autre qui le connaît un minimum. C’est juste que ça lui fait tout drôle, à Jesse, d’exprimer ce qu’il garde constamment, comme un secret mal gardé qui le bouffe un peu plus chaque jour et qui, une de ces quatre, risque d’éclater au nez de l’intéressé. Mais l’intéressé n’est pas là, alors qu’il plonge de nouveau son nez dans sa bière ; il n’y a que lui et Winston (et quelques passants moldus) et, bordel, il a envie d’en parler à quelqu’un. ”Hmm. J'ai pas vraiment connu d'truc comme ça non... − Non mais t’inquiète, c’est con t’façon…”, commence-t-il déjà à soupirer, mi-honteux mi-découragé. Jay est même pas certain de chercher des conseils, en réalité, tant il a déjà pris sa décision, il y a déjà des années de cela : tout garder dans un coin, maladroitement, jusqu’à ce que le bon moment se présente (ou plutôt, jusqu’à ce qu’il implose). Mais cela ne l’empêche pas de prêter toute son attention à Winnie, comme si son ami détenait la clé d’un problème qu’il a lui-même crée en gardant le silence trop longtemps - et peut-être que l’alcool commençant doucement à rouler dans ses veines le pousse encore plus à l’écouter : ”Mais t'sais pour le danger, y en aura toujours. Puis t'as la chance de pouvoir te métamorphoser en meuf, non ? Tu pourrais même marcher main dans la main avec lui sans qu'personne vous dise quoique ce soit.” Un petit rire échappe à Jesse, et il secoue la tête. ”Non mais mec, t’imagines l’angoisse un peu ? − Bon après, c'est pas fou non plus c'est vrai...” Jesse ment, un peu ; car la vérité est qu’il y a déjà pensé, à cette solution, que par moment elle lui semble même salvatrice, jusqu’à ce qu’il se retrouve dans le regard de Kyung, et qu’il se rappelle que ce serait une énorme connerie.

”Lui, tu penses qu'il ressent quoi pour toi ? Si vous êtes proches et tout, y a pas un truc qui te fait dire que pour lui vous êtes pas juste potes ?” Merde. Les joues du métamorphomage se teintent de nouveau, parce que s’il arrive à parler à Winston de ses propres sentiments, aborder ceux de Kay lui est presque impossible. Parce que ce ne sont que des hypothèses, basées sur des regards, et sur cette relation qu’ils entretiennent depuis trop longtemps. Et aussi, parce que s’il s’avoue, et que s’il avoue à voix haute qu’il est persuadé, au fond de lui, que Kyung partage les mêmes sentiments, alors… alors… ”Franchement j’en sais rien, c’est compliqué.” Ce compliqué qui pourrait être beaucoup plus simple s’il avait seulement le droit de regarder Kay comme il le fait. ”Tu devrais lui en parler t'sais. Justement parce qu'en moment c'est dangereux et que s'il arrive quoique ce soit, bah tu le regretteras de fou. Puis tu seras fixé et t'arrêteras de te prendre la tête sur ça ! Et même si il dit que lui, il ressent rien pour toi, si t'es son pote le plus proche, si il est pas totalement con bah ça sera peut-être un peu l'malaise mais ça cassera pas tout ? Enfin j'crois !” Le pire ? C’est que Winston a raison, en un sens, ou du moins il n’a pas complètement tort. Et encore une fois, peut-être que c’est l’alcool qui commence à parler, mais l’entendre dans la bouche de son ami enracine cette possibilité en lui ; qu’il pourrait se déclarer, après tout, un jour, que si Kay et lui sont si proches que cela, ça ne devrait pas tout changer pour autant… Peut-être bien… ”Ouais… Ouais, en vrai !”, commence à se laisser convaincre Jesse, avant de partir d’un rire franc quand Winnie ajoute : ”Sinon, tu l'emmènes boire des bières puis quand vous êtes bien bourrés, tu tentes un move puis si ça marche pas tu dis qu'c'était l'alcool. − T’es un vrai malade”, commente-t-il en continuant de rire et en secouant la tête, sa pinte levée une nouvelle fois à ses lèvres pour en prendre une généreuse rasade - à chaque gorgée, cette bière lui semble un peu moins immonde, étrangement.

Jesse repose son verre sur la table dans un son sec, se redresse un peu sur sa chaise, plante son regard dans celui de Winston. ”T’sais quoi mec ? En vrai, peut-être que j’vais tenter un truc. Enfin, tenter de lui dire un truc ou, genre, essayer de lui faire comprendre quoi…” Il perd un peu de détermination au fur et à mesure de sa phrase, mais il poursuit tout de même : ”En plus le mois prochain c’est son anniversaire, peut-être que j’peux lui offrir une déclaration foireuse comme cadeau.” Cette fois, il a un petit rire un peu idiot. Et ça lui fait un bien fou, d’être un peu idiot, d’être un gamin qui parle de ses histoires de coeur et fait des plans sur la comète avec son pote d’enfance autour d’une bière. Bordel, que ça lui manque d’être un gamin.

Alors, il lève son verre avec un petit sourire en coin, et vient la faire buter de nouveau contre celle de Winston. ”Vas-y, cheers à toutes les déclarations foireuses qu’on fera probablement pas, et à toutes les bières que pour le coup, on va carrément descendre !” Parce que autant en profiter, d’être un gamin innocent, juste le temps d’une aprem.