Tout ce qui touche à ses activités discrètes avec ceux qui se surnomment l’Ordre du Phénix, Jesse y prête un soin et une prudence particulières. Il est un peu trop conscient de ce qu’il risque à chaque fois qu’il doit faire son rapport, ou est contacté d’une façon ou d’une autre par l’organisation résistante - gros, trop gros. A commencer par se faire attraper la main dans le sac en train de collaborer avec les “ennemis du gouvernement”, probablement finir dans une geôle et ne plus jamais revoir ses frères et soeurs, ou Kyung. Et il n’ose même pas imaginer ce qu’on ferait à un métamorphomage comme lui - il a entendu des rumeurs, de sorciers possédant le même don, fortement encouragés à mettre leur magie au service du gouvernement, et Jesse ne préfère même pas y penser.

C’est pourquoi il prend toujours soin de modifier son apparence, quand il a rendez-vous avec Winnie, peu importe où ils sont censés se retrouver au Royaume-Uni - jamais dans le même coin, et toujours dans un trou paumé, aujourd’hui Longtown, soit une ville dont Jay n’avait jamais entendu parler avant. Ils ont convenu d’un code, néanmoins, depuis longtemps, pour que son ami de longue date puisse le reconnaître même sous les traits d’autrui : une vieille casquette d’une équipe de Hockey sorcier qu’il se trimballe depuis ses premières années aux Etats-Unis - et qu’il ne porte plus que quand il doit voir Winnie, évidemment.

Et aujourd’hui, Jesse a porté son choix sur l’apparence le plus passe-partout qui soit (soit un caucasien à la tignasse au blond vénitien, quelques taches de rousseur sur des joues légèrement rosées, et une barbe de trois jours, tout juste). Il s’est grillé une cigarette en arrivant devant le pub moldu où il est censé retrouver son ”référent”. Jamais Jay ne fume en dehors de l’appartement de sa mère ou de celui de Kyung ; pourtant, il fume toujours avant ses rendez-vous réguliers avec Winnie. Autant il est heureux de pouvoir passer un peu de temps avec son ancien camarade de classe, autant il s’en trouve quelque peu nerveux à chaque fois. Il faut dire ce qui est, il n’est certainement pas l’informateur le plus utile de l’Ordre du Phénix, et il s’agit probablement là d’un euphémisme ; il n’a pas le temps, de gérer à la fois ses mille petits boulots et celui-ci par dessus tous les autres. Mais Jesse n’a pas vraiment le choix, il lui faut absolument garder un contact avec l’Ordre, au cas où, juste au cas où, si sa vie dérape pour de bon et qu’il a besoin d’une porte de sortie. Alors il se démerde toujours pour trouver un petit quelque chose, pour apporter des denrées qu’on trouve seulement dans la société quand on lui demande - le strict minimum, pour que Winnie ne lui annonce pas un jour que les hautes instances de la résistance ont décidé de se passer de son aide.

”Hey, par ici !”, s’écrie Jesse en apercevant le visage familier apparaître non loin du pub, où il s’est installé en terrasse - autant profiter un peu du temps pas trop dégueulasse du mois de Juillet. Il manque de renverser les deux bières pression qu’il a commandées en arrivant un peu plus tôt lorsqu’il se lève de sa chaise en bois, et s’assure d’avoir stabilisé la table avant de faire un pas en direction de Winnie. Un sourire étire aussitôt ses lèvres, et il lève le bras pour venir naturellement saluer d’un check son ami, qu’il attiré vers lui de sa main dans la sienne pour lui donner l’une de ces brèves étreintes où il le tapote légèrement dans le dos avant de le relâcher. ”Comment ça va mec ? Ça fait plaisir de voir ta tête un peu.” Jay se laisse aller contre le dossier de sa chaise quand ils s’installent tous les deux à la table, et pousse l’une des deux pintes en direction de Winnie du bout des doigts. ”J’y connais vraiment rien en bières moldues. J’ai commandé un truc au hasard, et je suis désolé mais c’est vraiment dégueulasse”, avoue-t-il dans un rire léger, avant de saisir l’anse de sa propre bière pour la lever face à lui. ”Bon, cheers quand même.”

”Bah écoute, un peu stressé mais c'est l'actu qui veut ça. T'vas bien toi ? Le blond vénitien, c'est vraiment pas top, t'sais ?”, lui a répondu Winnie avec son habituel regard sondant à chaque fois l’apparence avec laquelle il se présente, et Jay, pour toute réponse, pousse une expiration entre l’amusement et la gêne, levant sa main libre pour enfoncer un peu plus la casquette sur son crâne et, par la même occasion, essayer de cacher la tignasse étrangère sur sa tête. Il y a toujours quelque chose d’étrange, à retrouver Winston, comme s’ils étaient encore les deux gamins traînant ensemble à Hogwarts, ou se voyant pendant les vacances que Jesse passait au Royaume-Uni. Ils font de leur mieux pour prétendre qu’ils ne sont que deux potes ravis de prendre une bière ensemble - c’est le cas, quelque part, sans l’être totalement. Parce que Jay n’a aucune idée d’où vit Winnie, dans quelles conditions il est logé, ce à quoi ressemble réellement sa vie, les raisons précises de ce stress sur lequel il passe rapidement ; et il ne peut pas le lui demander. Lui-même, il aimerait pouvoir lui raconter tout ce qu’il se passe dans sa vie, de Kyung-Tae (il lui en a déjà parlé, certes, mais jamais dans les détails), de ses frères et soeurs, de la galère de ses mille petits boulots, de ce qui compose son existence, et de pouvoir bêtement se confier, comme il le faisait à ses amis les plus proches quand il était adolescent.

Et Jesse ne sait pas si c’est parce qu’ils ne savent plus être innocents, ou si c’est simplement le contexte dans lequel ils se trouvent, qui les empêche d’avoir une amitié normale. Probablement les deux.

Un jour, quand Winston n’aura plus besoin d’être un fugitif, ou peut-être quand Jay lui-même aura besoin de l’être, ils n’auront plus à taire des pans entiers de leurs vies.

”Urg, j'crains l'pire mec. Dis moi qu't'as pas pris l'tord-boyaux à cinquante degrés option goût métallique. − Franchement, on est pas loin”, admet Jesse avec un petit sourire en coin, avant de porter la chope jusqu’à ses lèvres pour reprendre une gorgée avec une légère expression de dégoût - vraiment, la bière moldue, c’est pas son truc. ”Quoi d'neuf du coup ?” Shit, les y voilà, déjà. Le métamorphomage espérait bien qu’ils auraient un peu le temps de papoter avant de rentrer dans le vif du sujet. Cela fait un moment qu’ils ne se sont pas vus, et même s’ils ne peuvent échanger complètement sur ce qu’il se passe dans leurs vies respectives (particulièrement Winston), Jesse prend toujours le temps de s’assurer que son ami de longue date va réellement bien. Sans compter que, lui-même, se retrouve à avoir besoin de profiter de l’opportunité de papoter avec quelqu’un qui n’est pas la réceptionniste du POOR, ses employeurs, ses clients, sa mère, ses frères et soeurs. Certes, il a Kyung, mais Kyung… Kyung, c’est différent. ”Boah tu sais, la routine hein, ça taffe dur pour graille”, débute Jesse en prétendant ne pas avoir compris où Winston cherchait à les amener avec ce quoi de neuf.”Deux fois plus en ce moment d’ailleurs, ma sœur est enceinte. Ouais, Abbie. Ouais, je sais.” La petite surprise dont il se serait bien passé, que d’apprendre sa sœur de dix-sept ans avec un polichinelle dans le tiroir, et la ferme intention de le garder, surtout.

Jesse pousse un discret soupir, sans se départir de ce sourire en coin, les yeux baissés sur sa bière. ”Mais bon, y’a pire, genre, ça va quoi.” Pire, comme de vivre il ne sait trop où, obligé d’être écarté de la société pour survivre - une chance que son tort, à lui, ne soit pas gravé à même son sang. Putain de gouvernement de merde. ”Mais du coup, toi, pourquoi stressé ? Enfin...” Il jette un rapide regard autour d’eux pour s’assurer que le trottoir sur lequel la terrasse est installée est bien désert, avant de se pencher légèrement vers Winnie. ”T’es sûr que ça va ? Il s’est passé quelque chose ou… ?”, hasarde Jesse, les sourcils froncés sur le haut de son crâne, tout en sachant qu’il s’agit probablement d’un pavé dans la marre, et que Winston ne pourra pas entièrement lui répondre.

”Oh trop cool, tu vas être tonton ! Félicitations ! Enfin j'veux dire, elle le veut son gamin et tout ?” C’est du Winston tout craché, et Jesse ne peut s’empêcher d’avoir une expiration amusée en allant faire trinquer avec une gestuelle ironique sa bière contre celle de son ami. Non, ce n’est certainement pas une bonne nouvelle ; Abbie est incapable de s’occuper d’elle-même, encore moins de leurs frères et soeurs plus jeunes, comment est-ce qu’elle pourrait bien s’occuper de son propre enfant ? Jesse le voit venir à des kilomètres : il va devoir prendre lui-même la charge du rejeton de sa soeur, et cette seule pensée lui colle un frisson d’angoisse. Il n’a pas le temps, pas l’argent, et pas l’énergie de prendre sous son aile un énième gamin, et surtout pas un nourrisson. ”Ouais bah ouais elle veut le garder, mais quand elle se rendra compte que ça ne fait que chialer et pisser dans sa couche, tu peux être sûr que c’est tonton Jay qui va se retrouver avec le gosse sur les bras”, soupire-t-il en revenant prendre une gorgée bien nécessaire de bière pour oublier cette désagréable nouvelle.

Il y a de toute façon, bien plus important que la grossesse surprise d’Abbie sur l’instant. Jesse a toujours été doué pour lire les autres (et d’autant plus depuis que certains de ses jobs consistent à apporter du soutien à des sorciers désespérés), et il connaît suffisamment bien Winnie pour voir que sa question a touché quelque chose - il n’y a qu’à observer ses traits se figer un instant, suivis par des gestes nerveux. ”Bah c'est que j'ai appris un truc qui ferait que genre des morts seraient peut-être pas morts... − Attends, quoi ?” Les sourcils du métamorphomage se froncent légèrement tandis qu’il repose sa bière pour pouvoir aplatir sa main sur la table, son attention toute tournée vers son ami. Aussitôt son esprit se met en marche, tournant à toute vitesse ; de qui il parle ? Et surtout, de quoi il parle ? ”Et peut-être que du coup y aurait des chances qu'une morte le soit pas sauf que c'est pas sûr enfin je suis sûr que si mais encore que c'est plus que je l'espère très fort. Mais aussi faudra y aller et je sais pas trop si j'suis à la hauteur.” Définitivement, Jesse ne comprend rien à ce que lui débite son ancien camarade, et il secoue doucement la tête en fronçant de plus belle les sourcils. Y aller ? Mais où ? ”Très très clair c'que je te raconte”, ajoute Winston, comme s’il lisait dans ses pensées - ou pouvait tout simplement lire la confusion évidente sur son visage d’emprunt. Jesse a envie d'approfondir le sujet, ne serait-ce que pour savoir si son ami est en danger, mais à peine ouvre-t-il les lèvres que Winnie poursuit sur un ton plus léger que Jay ne gobe pas un seul instant - il est au moins aussi bon que lui pour détourner une conversation. ”T'sais, ça serait cool d'échanger de vie juste une journée, rien que pour changer la routine... J'crois que je passerai tout mon temps à tester des coupes de cheveux si j'étais toi !” Instinctivement, le métamorphomage suit la vibe installée par son vis-à-vis, et un rire léger et bref file d’entre ses lèvres, détournant un instant le regard pour observer le fond de sa bière. Cela lui semble si absurde que que ce soit veuille prendre sa place ne serait-ce qu’une journée ; mais il ne peut décemment dire ça à un fugitif vivant certainement dans des conditions au moins aussi déplorables que les siennes, pas vrai ? Ce n’est pas une compétition du plus misérable, et Jesse n’est pas du genre à s'apitoyer sur son sort. Aussi, il lève un oeil vers Winston, secouant légèrement la tête en se laissant aller de nouveau contre le dossier de sa chaise. ”Crois moi, on s’en lasse vite de cette merde. C’est pratique, je dis pas”, avoue-t-il en passant une main devant son visage factice pour appuyer son propos. mais ça peut vite être chiant.” Surtout quand il était plus jeune, et qu’il ne maîtrisait pas aussi bien son don ; il ne compte plus le nombre de fois où des manifestations de sa magie ont trahi ses émotions, et rien que d’y repenser, il a envie de se rouler en boule d’embarras dans un coin.

Jesse marque une brève pause, se mangeant comme souvent l’intérieur de la lèvre en regardant quelques moldus passer près de leur table, leur adressant un rapide regard avant de le tourner de nouveau vers Winston. ”J’aime pas t’entendre dire des trucs comme ça mec.” Qu’il voudrait changer de vie, une plaisanterie anodine qui n’en est certainement pas une à la lueur de ce qu’il lui a révélé juste avant. ”Mais tu peux pas m’en parler, hein ?”, ajoute-t-il avec un fin sourire compatissant et entendu. Ils y reviennent encore et toujours, à devoir tourner autour du pot sans pouvoir trop en dire pour assurer leur sécurité. ”Tranquille t’inquiète, je sais. Juste… J’espère que t’es pas en danger. Et t’sais, si je peux t’aider d’une manière ou d’une autre...”

”Plus chiant que de s'retrouver avec des mecs en chien aux baskets quand tu chantonnes ?” Jesse se prend d’un rire discret, ou plutôt une succession d’expirations amusées en secouant la tête, ses lèvres étirées en un sourire en coin. ”Bon ok, ça c’est relou. Ok ok, tu la gagnes celle-là”, cède-t-il en agitant une main entre eux d’un ton qui se veut léger, comme si attirer toute la population masculine du coin en poussant une note ou deux était le seul inconvénient à être quart de vélane. Jesse connait la discrimination, pour l’avoir cotoyée de très près à cause de son sang trop mêlé, de sa couleur de peau, de sa sexualité ; cela ne l’empêche pas d’être conscient qu’il jouit d’un privilège par défaut : il n’est pas hybride. Cela ne devrait pas avoir la moindre importance, autant que son propre statut de sang, ou le reste de ce qui compose sa personne ; et pourtant, il se trouve face à son ami de longue date forcé de vivre caché, loin de tout, à cause de sa simple ascendance. That’s fucked up. Il essaye de faire passer la pilule en prenant une nouvelle gorgée de bière bon marché, ses yeux revenant à Winston pour l’écouter avec attention tandis qu’il repose la chope. ”J'aimerai bien t'sais. Genre vider tout mon sac, puis boire le fût entier d'mauvaise bière et comme ça, ça s'ra un peu guéri...” Évidemment, qu’il ne peut rien lui dire, rien que poser la question était naïf de sa part. Mais il y a toujours, au fond de lui, l’espoir que Winnie parvienne à dénouer sa langue et à se confier ne serait-ce qu’un peu à lui, que leur amitié ne repose pas sur tous ces non-dits et cette précaution la rendant parfois gênante, étrange, peu naturelle. Il aimerait bien, autant qu’il sait que cela ne fonctionne pas comme ça - rien n’est jamais aussi simple. ”T'sais, rien qu'boire une bière avec mon vieux pote, ça aide !” Le message est clair, et Jesse n’a que trop eu ce genre d’échanges avec son ami pour savoir que cela ne sert à rien d’insister. ”Bon, si tu l’dis mec, si tu l’dis”, soupire Jay avec un sourire en coin, sans joie réelle, résigné. Un jour, peut-être.

”Tant qu'on est à parler d'trucs sérieux, t'as des trucs à faire remonter pour l'Ordre ?”, enchaîne aussitôt Winston, et le métamorphomage manquerait presque de s’étouffer sur la gorgée de bière qu’il vient de prendre en relevant les yeux dans ceux de son vis-à-vis. Here we go. Une pointe de gêne investit son torse, et un bref silence s’installe entre les deux sorciers, seulement brisé par le ”Hmm” de Jesse cherchant à lui gagner quelques précieuses secondes. Il sait pertinemment que Winnie s’en contre-fiche de ce qu’il peut avoir à rapporter ou non, mais Jay est bien trop conscient du risque qui plane au-dessus de sa tête : devenir inutile pour l’Ordre, se voir rayer de leur liste d’informateurs, et perdre tout contact avec sa seule et unique porte de sortie si les choses tournent au vinaigre. Son ami est capable de le couvrir un temps, mais pas pour toujours.

Il n’a, à vrai dire, qu’une seule chose à mettre sous la dent de l’Ordre, et il s’agit d’une miette bien maigre. Mais dans l’esprit de Jesse en constante recherche de solutions et échappatoires, c’est toujours mieux que rien. Nerveusement, il dandine sur sa chaise, se penche légèrement vers Winston pour reprendre à voix basse. ”C’est pas grand chose mais, hm, j’étais chez un de mes clients l’autre jour.” Il déteste parler de ça. Il n’a pas honte de ce job qui lui rapporte de quoi nourrir ses frères et sœurs ; il n’a pas honte, tant qu’il n’a pas à en parler à qui que ce soit d’autre que Kyung. Il a été contraint, pourtant, d’exposer son activité à Winston, il y a quelques temps déjà - il fallait bien lui expliquer pourquoi il se retrouvait à fréquenter parfois les têtes de la société, ou pire, des Mangemorts. ”Tu sais, le client dont le nom commence par un L, qui veut que j’incarne sa femme là, bref, tu sais.” Rodolphus Lestrange. Ils en ont déjà parlé par le passé, et Jesse espère que Winston s’en rappellera, pour ne pas avoir à prononcer son nom en public, même si dans cet endroit les risques sont minimes. Sa voix se fait de plus en plus basse à mesure qu’il expose le peu d’informations qu’il a recueillies : ”Apparemment, lui et un des--”, débute Jay avant de s’interrompre une seconde, regardant autour d’eux pour mieux reprendre, chuchotant presque lorsqu’il prononce le nom de l’autre Mangemort. ”l’un des Wickham sont allés gratuitement buter des moldus, pour le fun. Y’a pas longtemps, de ce que j’ai compris. Je sais pas si y’avait d’autres gens avec eux mais… Ouais, ils sont complètement baisés. J’ai failli me pisser dessus putain, il m’a dit ça genre tout est normal.” Ses lèvres se retroussent en une expression de dégoût, secouant légèrement la tête avant de s’emparer de son verre pour l’y porter et laver le sale goût qu’il a dans la bouche en se rappelant cette soirée.

”Quoi ?” I know right lui répond le regard que Jesse lui adresse, une boule désagréable sur l’estomac qui manquerait presque de le faire vomir rien que d’y repenser. Ce sont les types comme Lestrange, qui lui font parfois regretter de s’être lancé dans ce genre de prestations aidées par son don inné pour la métamorphose - mais le prix fort qu’il paye à chaque fois lui font ravaler la moindre naissance de regret. On fait ce qu’on peut, quand on a aucune qualification, qu’on a le sang un peu trop mêlé, et qu’on a reçu un petit coup de pouce de la nature. ”Mais pourquoi ? − Mais parce qu’ils sont baisés mec. − Ils sont complètement dingues p'tain...” Et ils sont encore gentils dans leurs mots ; le qualitatif de monstre collerait bien mieux à ces sorciers qui en ont oublié leur humanité en cours de route. Jay se demande parfois si un gars comme Rodolphus tournerait sa baguette contre lui, s’il apprenait son ascendance moldue, ou même s’il voyait son vrai visage. Probablement, et pour ne pas y penser, le jeune métamorphomage imite son ami, s’empare de sa chope et descend le reste de son contenu en quelques gorgées rapides.

Le goût dégueulasse de la bière bon marché parvient tout juste à retirer celui de l’horreur roulant sur ses papilles. ”Dans l'genre, t'as entendu les rumeurs ? Sur ce qu'ils font des prisonniers ?” Les sourcils factices de Jesse se froncent légèrement. Des rumeurs, il n’y a que ça dans sous l’ombre menaçante du Premier Ministre mal intentionné. Certains disent que ceux qui vont contre les lois sont enfermés au Ministère et subissent des expériences inhumaines ; d’autres disent qu’on n’hésite pas à nettoyer la cervelle de certains résistants pour en faire de bons citoyens ; d’autres que les Détraqueurs d’Azkaban ont été modifiés magiquement et sont encore plus véloces qu’avant. Bref, autant de rumeurs qui font suer à grosses gouttes un Jesse qui enfreint la loi simplement pour qui il est, mais également pour son travail, et surtout pour le simple fait de boire un coup avec son ami de longue date vivant dans l’illégalité. ”Hm, ça dépend, quoi comme rumeurs ?” Et comme d’habitude, Winston enchaîne déjà en commandant une seconde tournée plus que bienvenue - ça fait bien trop longtemps que Jay n’a pas pris le temps (ou eu l’opportunité) de se mettre une gentille caisse, et les entrevues avec Winnie sont toujours l’occasion rêvée pour ça.

”T'sais, la première chose que je f'rai quand tout sera fini ? J'me paierai un bateau et j'filerai à la plage. Une vraie plage, avec de l'eau turquoise et pas d'ciel gris. Et peut-être même que j'trouverai quelqu'un pour m'accompagner.” Un sourire traverse les traits du sorcier en écoutant ce doux rêve, presque semblable à celui que lui peint Kyung-Tae parfois, quand il promet de les tirer de là, un jour, qu’il l’emmènera dans un endroit où ils pourront enfin vivre correctement, que tout cela n’est que temporaire. Jesse n’y croit que rarement - il a trop à penser pour se laisser bercer par un espoir hypothétique. ”Franchement, si seulement”, soupire le sorcier en tournant brièvement le regard vers le serveur déposant la deuxième tournée de bières sur la table. Ses doigts s’enroulent autour de l’ance, et il hésite un instant avant de poursuivre lorsque le serveur s’éloigne. ”Je crois que j’ai déjà trouvé quelqu’un pour m’accompagner. Enfin, je sais pas trop, c’est un peu, hm, compliqué.” Il baisse les yeux sur le fond de son verre, sans pouvoir se départir d’un sourire qui force son chemin sur ses lèvres, à chaque fois qu’il pense à Kyung et en parle en ces termes - c'est-à-dire, presque jamais. Mais il sait qu’il peut se permettre avec Winnie, car Winnie est complètement en dehors de sa vie, et s’il y a quelqu’un à qui il peut se confier, c’est bien lui. ”Mais… Ouais, j’aimerais bien qu’il m’accompagne. J’crois c’est la seule personne avec qui j’aimerais bien être sur un bateau pour toujours.” Et rien qu’en disant ça, ses joues faussement blanches se teintent d’un rouge léger. Un petit rire lui échappe, presque gêné, alors qu’il regarde de nouveau Winston. ”Te fous pas de ma gueule”, menace-t-il en plaisantant et en le pointant du doigt pour chasser son embarras.