Lentement, l’eau s’infiltre entre ses lippes tremblantes, et emplit ses poumons déjà engorgés de poison. Telle une sirène, ses cheveux flottent dans l’eau trouble et se mêlent à la soie de sa froque ensorcelée. Lourds de leur prison aquatique, ils l’emprisonnent au fond de l'océan austral, et Cassandre devient alors Ophelia. C’est encore une enfant qui laisse derrière elle son époux et leur bambin. Un vaisseau désormais échoué. Son corps est une épave harponnée par des visions meurtrières, piégée par l’impartiale voûte céleste du temps qui écrase ses épaules d’Atlas. Par sa noyade elle semble retourner de là d’où elle vient, elle oracle intangible, insubstantielle. Comme l’eau, la douce Nyara a vécu une vie sans forme, transparente. Mariage écourté par une vulgaire noyade, l’affection et les soins de Perseus n’auront su la sauver de sa détresse cosmique.

Recevant la lettre d'adieu de son épouse, Perseus manque de s’écrouler à son tour, et est retenu par le regard innocent de la fillette qu’il tient d’un bras. Du haut de ses deux ans, Alecto joue avec les boucles brunes de son tout jeune père, inconsciente du drame qui vient d'ébranler l’aube même de son existence. A seulement vingt-deux ans, Perseus Greyback voit ses attraits juvéniles couler dans les eaux africaines.

Là, vacillant au milieu du désert glacé, il frémit. Consumé par le brasier terrible du sang, Perseus reste en retrait un long moment, interdit. Puis, peu à peu, le ciel s’engorge, estompant la rondeur de la lune derrière ses nuages noirs. Dans la pénombre, le pelage du loup tombe, dévoilant la peau nue du sorcier, recouverte de blessures rougeoyantes. Comme à chaque pleine lune, la perte de son macabre sarcophage le laisse pantois. Cette fois, pourtant, sa réalité est toute autre, elle l’estampillera à jamais. Arraché à la nuit, il reprend forme humaine et écarquille les yeux. Ses souvenirs sont flous, embués par la créature qui sommeille à présent en lui. Le temps s’étiole, et le suprême nivéen s’efforce de se remémorer les derniers évènements. Voilà qu’il se souvient, et recule en apercevant le visage figé d’une de ses victimes, avant de bondir à nouveau en touchant du doigt la peau froide d’une autre. Perseus réalise le massacre dont il est à l’origine.

Dans sa torpeur silencieuse, il compte les cadavres. Ils sont trois. Trois moldus levés aux aurores. Trois moldus perdus dans une partie de chasse aux sorcières perdue d’avance. Leur carmin est encore incrusté sous les ongles du lycan, et perle même sur sa barbe, le rendant méconnaissable aux yeux de ses proches. Pris de secousses nerveuses, l'écossais tourne la tête et croise alors le regard d’ambre de sa fille. Ce regard qu’il ne connait que trop bien, pour l’avoir un jour lancé à son propre père.

À mi-chemin entre sa forme humaine et sa forme animale, il a reconnu sa voix et l'a épargnée, n'anéantissant que la menace moldue. Elle est loin, l'image de ce père bienveillant, construite pour elle. Le sorcier se mure un silence épais comme une dalle, incapable de prononcer le moindre mot face à Alecto. Avec une délicatesse presque maladroite, il ploie du genoux, et prend la forme d'un monstre redouté toute sa vie. Les yeux embués de larmes, il discerne à peine la silhouette de la jeune femme l'approcher. Les battements de son coeur suivent une course folle, et Perseus finit par étouffer un cri lorsqu'elle se réfugie dans ses bras, surprenant son géniteur, qui peine à croire son étreinte et hésite à refermer sur elle ses bras. Il fait d'abord un pas en arrière, affolé, puis, au contact de sa peau brune, son rythme cardiaque ralentit. Ses pupilles dilatées se contractent. Il rougit. Lui qui a toujours trouvé les mots avec elle vient de perdre tous ses moyens. Et dans son plus grand moment de faiblesse, il est témoin de la force et de la maturité qu'il a lui-même insufflées à sa fille.

Les heures s’égrènent comme des jours, longues et monocordes, violons mal accordés qui font de cette nouvelle année un calvaire. Le calme instauré dans l’appartement londonien des Greyback est palpable, épais comme une dalle. Le temps s’étiole et l'inquiétude du père grandi à mesure que les non-dits s’installent. La culpabilité lui enserre la gorge, si bien qu’il ne peut garder ses lèvres scellées plus longtemps. L’heure est grave, et malgré la douleur qui les affecte, on peine à reconnaître chez Perseus et Alecto les dignes descendants de Fenrir. Ils sont tous deux à l’image de l’éducation que le médicomage a souhaité fournir à sa fille ; un carcan d’affection. Du haut de ses vingt-trois ans, Alecto régit son existence toute entière. Un miracle pour Perseus qui, sans elle, aurait terminé ses jours dans une solitude froide. Depuis le jour de sa naissance, la jeune femme représente son univers. Le premier regard qu’il échangea avec le bambin suffit à l’ensorceler. Infiniment plus importante qu’une femme, elle est aux yeux du démiurge sa Psychée, Aphrodite platonique dont Percy a longtemps redouté le départ comme la peste. Il s’est fait plusieurs fois violence pour ne pas la garder dans sa tour d’ivoire, mais le voilà à présent désarçonné. Il ne s'attendait pas a l'accueil recu en Angleterre, et la tache d'achever Fenrir pour venger Theseus et Freya est bien plus ardue qu'il ne l'attendait. “Morwadiakgosi*, j’ai fait une terrible erreur en t'amenant ici avec moi.” Une pause, il replace nerveusement ses lunettes sur l’arche de son nez. Elles tiennent à peine maintenant qu’il a rejoint les Hounds et qu’il court la joue tatouée. Ils sont loins des sciences et de l’Afrique qui ont fait la réputation de son géniteur. Difficile de garder un semblant d'humanité lorsqu’on est considérée comme une bête. Il ne peut le nier, il ne peut pas protéger sa propre fille avec la conjoncture politique actuelle. “Je t’encourage à trouver ta propre voie. Pars tant que tu le peux encore.” Scrutant avec attention les réactions de son enfant, il la voit hocher de la tête en protestation. Comment pourrait-elle réagir autrement. Les voila tous deux coincés. “Go sena!** N’y pense même pas. Je ne te laisserai pas seul ici, papa.”

*Morwadiakgosi signifie Petite reine en tswana, une langue bantoue parlée par les Batswana, majoritaires dans le nord-ouest sud-africain.

**Go sena signifie Hors de question.