Prêtes.

Elles étaient prêtes, et pendant qu’Alecto la rassurait sur son état, Jae-Hwa se préparait à commencer son travail. Le papier qu’elle avait prévu resta encore, réduit, dans son sac, mais elle sortit un à un les pinceaux prévus pour ce jour, le dictionnaire qu’elle avait pris au cas où, bien qu’elle le connaisse par cœur ainsi que, bien sûr, la fiole d’encre et les larges bols pour mélanger.
Tout est soigneusement installé, avec précaution, à une place particulière, afin que Jae-Hwa se sente en contrôle. Doucement, elle commença à expliquer, pour se calmer aussi elle-même : « Pour commencer, il faut préparer l’encre. Normalement je coupe avec de l’eau mais, cette fois-ci, nous allons aussi utiliser ton sang. » C’était bien la chose la plus compliquée dans l’histoire. En même temps qu’elle parlait, la table de travail se préparait sur le sol, elle avait remonté ses manches et réattaché ses cheveux. Finalement les deux bols d’eau et d’encre étaient prêts, il ne restait que celui du centre, vide. « « Bien, je vais avoir besoin de ton poignet, celui qui n’est pas marqué. » Elle releva alors les yeux vers elle et tendit sa main blanche, l’autre tenant sa longue baguette. « Le dosage va être complexe à trouver au début, je vais t’en prendre aussi peu que possible. Tu vas être plus fatiguée que d’une simple coupure, je te préviens. » Plus que du sang, c’était de la magie qu’elle prenait.

Elles étaient là, prêtes.
Pourtant, Jae-Hwa s’arrêta. Le bras était dans sa main, les yeux d’Alecto dans les siens et la baguette posée sur le poignet offert, sensible, bien ouvert. Un silence, un instant, s’installa, avant qu’elle ne parle de nouveau, doucement. « Alecto, avant que l’on commence… » Jae-Hwa déglutit, presque douloureusement, visiblement gênée de ce qu’elle avait retardé de dire. « Mon mari sait que je suis là et que je t’aide mais… s’il te plait, ne lui en parle pas, à personne, d’ailleurs. » Elle serrait un peu trop fort le poignet d’Alecto, comme si elle voulait chercher le sang de ses ongles dans sa peau. « Si on te le demande, j’ai juste utilisé de l’encre, et je n’ai fait que consolider ta magie. » Et ce n’était pas que pour éviter d’inquiéter son mari, ce n’était que pour protéger ses enfants ou éviter le regard trop curieux du Magister. Plus que cela, Jae-Hwa craignait que les autorités asiatiques ne se rendent compte de ce qu’elle faisait avec cette magie interdite. « Je te le demande aussi pour ta propre sécurité, Alecto, c’est important, d’accord ? » Elle avait l’air, parfois, de perdre un peu ce qui était important ou non, sérieux ou non, grave ou non. Pas que Jae-Hwa puisse lui en vouloir. En cela comme en bien d’autres choses, Alecto ne lui ressemblait que trop.

Alecto suit les gestes de Jae-hwa du regard, comme s'il s’agissait déjà de magie. Elle les observe avec attention, sens en perdre une miette. La façon dont elle place le parchemin devant elles; la façon dont elle installe chaque pinceau, un à un juste à côté; comment elle dépose les bols sur le sol avant d'en remplir un d'eau, et un d'encre. Une encre noire comme rien d'autre ne peut être noir. Plus noire que toutes les choses noires qu'Alecto ait vue dans sa vie. Noire. Parfaitement noire, au milieu des quatre murs blancs, parfaitement blancs de la chambre. Et quand Jae-Hwa se met à Parler, Alecto écoute avec autant d’attention qu'elle avait regardé. Elle s'accroche à ses lèvres, buvant ses paroles comme si elles la nourrissaient, la remplissaient déjà.
Puis Jae-Hwa prend le poignet d'Alecto et sort sa baguette. Elle sent son cœur qui s’accélère, frisson d'excitation : ça y est, Jae-Hwa va le faire. Elle va faire couler son sang pour peindre avec. Elle va la réparer. C'est vraiment en train d'arriver. Alecto a hâte, si hâte. Elle n'a plus peur d'être faible, ni d'avoir mal, ni que la magie échoue. Elle n'échouera pas. La magie est puissante, elle est sacrée, elle ne l'a jamais déçue, ne l'a jamais abandonné. Elle le sait maintenant, elle le voit.
La magie de Jae-Hwa va tout changer.
Pendant un instant Jae-Hwa et Alecto, assisent sur le sol de la petite chambre blanche immaculée, de chaque côté du bol d'encre parfaitement noire, se regardent en silence. On dirait que le temps s'est arrêté.
Puis Jae-Hwa dit quelque chose.
« Alecto, avant que l’on commence… » Quoi ? Comment-ça avant ? N'ont-elles pas déjà commencé ? « Mon mari sait que je suis là et que je t’aide mais… » Son mari ? Que vient faire Aloysius dans leurs affaires ? Cela n'a rien à voir avec lui. « s’il te plait, ne lui en parle pas, à personne, d’ailleurs. » C'est tout ? C'est pour ça qu'elle s'arrête ? Alecto cligne des yeux. Elle ne comprend pas très bien pourquoi Jae-Hwa lui dit cela maintenant. Ce n’est pas le moment enfin ! Elle est prête à s'énerver. À hurler qu'on s'en moque bien pas mal, de qui est au courant. En quoi est-ce que cela peut-être plus important que le fait qu'il faut que Jae-Hwa la guérisse.
Et il faut qu'elle le fasse maintenant.
Alecto ne peut plus attendre.
« Si on te le demande, j’ai juste utilisé de l’encre, et je n’ai fait que consolider ta magie. » Elle est prête à se lever et à renverser toute la belle installation de Jae-Hwa puisqu'après tout, aider Alecto n'a pas l'air si important que ça pour elle. Elle est prête à la faire oui, à arracher son bras de sa main et à être folle encore ; mais elle ne peut pas parce que Jae-Hwa le sert vraiment très fort, son pognet. Si fort qu'Alect sent ses ongles s’enfoncer dans sa peau. Si fort que ça la maintient étrangement à flot, l'empêchant de se faire emporter, noyée par ses émotions. Après tout, si jae-Hwa sert si fort c'est que c'est peut-être réellement important. « Je te le demande aussi pour ta propre sécurité, Alecto, c’est important, d’accord ? »
Oui c'est ça, c'est important. Alecto prend le temps de répéter ses mots dans sa tête à plusieurs reprise. Elle prend une profonde inspiration. « D'accord. » Elle dit. « Je ne dirais rien. » Elle dit encore en prenant une nouvelle inspiration et en hochant doucement la tête, ses yeux toujours accrochés à ceux de Jae-Hwa. « Ni à Aloysius, » Ce ne sera pas compliqué de ne rien dire à Aloysius. « ni au Lord. » Ce sera plus compliqué mais peut-importe, il ne faut pas y penser. « Ni à personne. »
Même pas a Amycus.
Elle ne dira rien à Amycus.
Parce qu'Amycus est mort.
Alecto ne peut plus attendre.

Elle baisse les yeux sur son poignet.
Elle ne peut plus attendre.
Elle enroule son autre main autour de celle de Jae-Hwa. Et puis elle serre encore plus fort. Peut-importe si elle lui fait mal. De toute façon, ce n’est pas avec cette main qu’elle va peindre. Elle sert. Elle sert si fort que les ongles s’enfonce d’avantage. Peut-importe si elle se fait mal, une Carrow n’a pas mal. Elle continue. Elle sert si fort sa main autour de celle de Jae-Hwa, elle-même serré autour de son poignet qu’elle finit par sentir enfin, les griffures devenir des plaies. C’est presque un soulagement quand elle voit enfin une premier goutes de sang. Elle sert encore. Pui une autre. Et une autre.

Des gouttes de sang rouge, parfaitement rouge;
à côté du bol d'encre noire, parfaitement noire;
au milieu de la petite pièce blanche; parfaitement blanche.

Alecto restait silencieuse, et Jae-Hwa n’était pas sûre d’apprécier cela. La question était sérieuse, le sujet aussi, le rituel allait bientôt commencer et Alecto la regardait, la fixait, avec une expression que la Rosier n’était pas sûre de comprendre. Beaucoup lui auraient dit de ne pas faire cela, de ne pas faire confiance à Alecto. Qu’elle était trop instable, trop folle, trop dérangée. Que sans son frère pour la contenir, elle ne valait plus rien. On avait malheureusement trop souvent parlé ainsi de Jae-Hwa pour qu’elle accepte de suivre ces conseils. Elle pouvait sauver Alecto, elle pouvait la ramener parmi les vivants, tout comme Aloysius avait ramené sa femme à la vie après la mort de Hwa.
Finalement, une inspiration. Finalement, Alecto acquiesce, accepte. Jae-Hwa pouvait sentir son cœur battre plus vite à l’entendre la rassurer et à la voir s’affirmer, de plus en plus sûre d’elle, de plus en plus sévère. Comme l’Alecto qu’elle avait connu toutes ces années : assurée, efficace, froide. L’inverse de Jae-Hwa, parfois, quand elle se laissait trop entraîner à ses émotions.
Elle aurait voulu, après cela, lui demander encore une fois de lui promettre être prête. Elle aurait voulu s’assurer une énième fois que tout allait bien se passer. Inquiète, peut-être. Une seule fois auparavant avait-elle utilisé cette magie, pour retrouver sa fille, et elle n’avait jamais cru avoir de nouveau l’occasion de l’utiliser. Elle avait trop souvenir du regard d’Aloysius ce jour-là. Le décevoir, encore ? L’inquiéter ? Lui faire peur ? Elle n’avait pas cru en être de nouveau capable un jour.

Alecto ne lui laissa pas cette option-là. Ne la laissa pas ralentir le rythme, attendre encore un peu, peut-être demander de faire ça un autre jour. Comme pour enfermer et attraper Jae-Hwa, elle vint la saisir par-dessus son bras. Cela n’arrivait jamais. Jae-Hwa était toujours celle qui s’accrochait, celle qui enfermait les autres jusqu’à l’étouffement, refusait de partir, de fuir, de détourner le regard.
Avait-elle vieilli ?
S’était-elle assagie ?
Jae-Hwa avait le regard noyé dans celui d’Alecto et y trouvait la détermination qu’elle aurait voulu avoir. Elle inspira, un peu difficilement, alors qu’une étrange excitation montait depuis son ventre jusqu’à son cœur, puis sa gorge. La douleur était étrange, douce, comme certains soirs avec Aloysius. Jae-Hwa expira alors que le sang se mettait à couler, glissant jusqu’au bol, qu’elle entendait sans le voir, le regard aspiré par celui d’Alecto. Comme une spirale, un typhon qui l’emmènerait plus profond qu’elle n’était jamais allée.
« Personne d’autre, » souffla-t-il, doucement, alors que sa main libre venait tenter de libérer celle d’Alecto. « Laisse-moi faire, » ordonna-t-elle ensuite, délogeant un à un les ongles enfoncés, libérant sa main meurtrie, tournant finalement le bras rougit. Elle saisit ensuite sa baguette pour clarifier la plaie, l’égaliser, la faire couler nettement pour remplir peu à peu le bol. Et la tête lui en tournait comme si c’était son propre sang qui tombait.

L’instant sembla s’écouler longtemps, lentement. Finalement, cependant, il y eut assez et Jae-Hwa referma la plaie d’un coup de baguette un peu lent, ne laissant qu’une légère cicatrice qui disparaîtrait après un temps. « Cela suffira pour aujourd’hui, » expliqua-t-elle en se remettant en position assise, de son côté de l’espace de travail qu’elles avaient défini. « Concentre-toi sur lui maintenant, sur un souvenir de lui. Un moment où vous avez été ensemble, où tu as pu te sentir… entière. » Le doute ne pouvait que contaminer sa voix alors que Jae-Hwa se demandait s’il existait un instant pareil dans les souvenirs qu’avait Alecto de son frère.
Pendant ce temps, elle prépara l’encre, y mélangeant le sang et l’eau, avant de dérouler la langue de papier et de tremper le pinceau qu’elle utiliserait pour cette première journée.
« Pour la suite, nous ferons comme la dernière fois. Je vais écrire vos noms, avant d’y mêler le calme et l’impression de complétude. Et tu devras m’accompagner, à l’oral. »
Sur ces mots, elle attendit qu’Alecto débute la danse. Malgré elle excitée, impatiente, fébrile de voir si tout allait fonctionner. Avec l’impression, étranger, de se trouver toute aussi liée à Alecto qu’Alecto se trouvait liée à elle.

Le sang coule dans le bol. Un fin filet qu'Alecto regarde avec fascination. Mais déjà Jae-Hwa l'arrête. Elle referme les plais laissées par ses ongles autour du poignet d'Alecto. « C'est tout ? » Elle demande en relavant les yeux vers Jae-Hwa. Elle a presque la voix d'une enfant qui se rend compte qu'en fait, ce n'était pas si terrible d'enlever ce pansement. « Cela suffira pour aujourd’hui. » Alecto regarde le bol. Elle a du mal à y croire; ça lui parait si peu. Elle pourrait donner plus. Elle aurait pu endurer bien pire. Mais si Jae-Hwa dit que ça suffit c'est que ça suffit. Alecto lui fait confiance. « Concentre-toi sur lui maintenant, sur un souvenir de lui. Un moment où vous avez été ensemble, où tu as pu te sentir… entière. » « D'accord. » Elle dit en hochant la tête doucement.

Penser à Amycus. A un souvenir d'Amycus. Cela ne devrait pas être difficile. Elle pense tout le temps à Amycus. Il est toujours là, avec elle; à la regarder depuis un coin de pièce; à chuchoter à son oreille; à rire dans ses rêves; sans jamais qu'elle ne le voit vraiment. C'est son fantôme, son esprit, la moitié de leur lien arraché. Il la hante. Comme un démon, comme un spectre. Comme une malédiction qui n'en finit plus. Amycus la malédiction personnelle d'Alecto. C'était tant pis pour elle, elle n'avait qu'à pas naitre trop tôt. Tout est de sa faute. Alecto ! Un frisson remonte le long de son échine. Il la regard, il sait ce qu'elle s'apprête à faire, il sait qu'elle veut se débarrasser de lui. Elle tourne la tête pour regarder derrière elle, mais il n'est pas là. Il n'est jamais là.

« …et tu devras m’accompagner, à l’oral. » reprend la voix de Jae-Hwa. Alecto se tourne à nouveau vers elle. Il faut qu'elle reste concentrée. Elle a déjà trop cédé d'elle-même au fantôme d'Amycus. Un souvenir. Il lui faut un souvenir. Jae-Hwa a besoin d'un souvenir. Un souvenir d'elle entière.
Un souvenirs d'Amycus et elle, entière.
Un souvenir entier.

Mais la mémoire d'Alecto semble effilocher. Elle n'y arrive pas, elle n'accroche à rien, allant d'une image à l’autre, sans la moindre logique, le moindre contrôle. La peur la prend soudain. Et si elle n'en était pas capable ? Et si elle ne pouvait pas, finalement, donner à Jae-Hwa ce qu'il lui fallait ? Elle lui a dit pourtant, qu'elle ferait tout ce qu'elle lui demanderait, tout ce qu'elle voudrait.

Alecto ne bouge plus, elle reste là, les yeux accrochés à ceux de Jae-Hwa. Ses lèvres tremblent, elle voudrait dire quelque chose, mais elle ne trouve rien. Rien à raconter, rien à dire. La voilà prise dans une vague de terreur glacé comme elle en a rarement connue. Une vague gigantesque, effrayante et si froide que c'en est douloureux.
Douloureux.

Ca y est, elle a trouvé.
La bouche s'ouvre à nouveau, les mots sortent alors, avec une facilité terrible.

La sensation du choc du sortilège qui frappe la poitrine, et qui projette le corps loin en arrière. La respiration qui se coupe, soudain, l'air n'entre plus, comme si les poumons s'étaient recroquevillés sur eux même à l’intérieur du thorax. Puis le corps qui tombe et la chute qui dure, dure, dure. Avec l'estomac qui donne la sensation de mettre plus de temps à tomber que le reste, et qui semble remonter à la place du cœur. Ça donne la nausée. Et puis il y a le vide partout autour. Ça donne le vertige. Le corps qui s'agite, les mains qui tâtonnent sans rien trouver jusqu'au nouveau choc. Les deux bras qui heurtent la pierre, puis le menton qui s’y cogne. Ça fait claquer la mâchoire, les dent, mordre la langue, et le sang envahit la bouche avec un gout de fer et de rouille. Les poumons qui se gonflent à nouveau, se dépliant douloureusement mais pas assez rapidement. Puis l’estomac qui retombe à sa place et plus bas encore, comme s'il entrainait le reste du corps et les jambes dans le vide. C'est lourd à porter un corps dans le vide. Alors les bras se contractent se serrent, les doigts s'accrochent, s’agrippent, la pulpe racle la pierre sans s'accrocher, se déchirant en petit lambeaux de chair qui laissent des traces sanguinolente; les ongles tente de s'enfoncer, se craquellent, se retourne, s'arrachent douloureusement. Et puis, inévitablement: la chute, à nouveau; la nausée, encore; le vertige, toujours. Le corps qui tombe, tombe, tombe et qui rencontre le sol. D'abord les pied qui viennent s'y planter et les chevilles qui se brisent, s’écroulent sous le choc qui remonte jusqu'aux genoux, qui se disloquer dans un craquement alors que le reste du corps s'échoue violement, emmêlé, désarticulé. La tête frappe la dalle en dernier au niveau de la tempe. Le corps hurle à l’intérieur. Chacune des cellules existe, terriblement réelles, abominablement sensibles. Jusqu’à la dernière frappe, enfin, de la pierre froide qui dan sa propre chute, suit la course de corps et qui s'écrase contre l'autre tempe; mettant fin à l'agonie vibrante, paradoxalement vivante;
entière.

« Oui… » dit Alecto, pensive, après un silence. « À ce moment-là j’étais entière. »
Au moment de la mort d'Amycus.

Le souvenir n’est pas celui auquel Jae-Hwa s’attendait. Elle n’a pourtant ni la possibilité ni le temps de corriger le tir. Les mots d’Alecto s’élèvent, occupent la pièce, l’espace, les oreilles de Jae-Hwa, son bras, l’encre, sa magie, et bientôt ce qu’elle sent, ressent, n’est plus que la voix d’Alecto. La voix qui la guide dans ses gestes, la voix qui, chargée de magie, transforme en sens tous ces sons.
Jae-Hwa y est, avec elle. Elle ressent, avec elle. C’est son sang à elle, presque autant que celui d’Alecto qu’elle est en train de coucher sur le papier. Le sang d’Amycus aussi, qu’elle peut voir teinter le blanc qu’elle salit. Elle le sent, cette coupure, cette déchirure, comme si on tuait de nouveau Hwa. Sauf qu’au lieu de l’handicaper, au lieu de la rendre aveugle et sourde et seule et froide, cette perte la libèrerait d’un poids.
Et c’est ça, sûrement, qui lui manquait tout ce temps. La pièce de puzzle pour véritablement comprendre Alecto, ce dont elle a besoin, ce qu’elle vit. Alors que leur magie fusionnent enfin, alors qu’elle a l’impression d’être avec elle, avec Amycus, elle sent enfin le poids de son frère. L’enclume, épaisse, lourde, qu’on lui a mise sur les épaules. L’obsession, la nécessité de l’obsession alors que tout, tout tourne autour de lui, d’Amycus, de sa réussite, de ses besoins. Toujours Amycus. Jamais Alecto.

Et on se demande pourquoi elle n’arrive pas à avancer seule.

Le souvenir se termine et avec lui le pinceau s’arrête, après le dernier mouvement de poignet de Jae-Hwa qui utilise ses dernières forces pour déposer l’outil loin de la feuille. Il faut que cela sèche, maintenant. Il faut que Jae-Hwa revienne en elle et arrête de trembler. Elle ne se souvient pas d’avoir jamais connu une séance de calligraphie aussi intense, et épuisante, pour une phrase aussi courte. L’envie de vomir monte presque alors qu’elle sent son énergie partir encore un peu, comme un dernier écoulement, goutte à goutte, à la fin de la séance. La tête lui tourne et elle comprend peut-être, enfin, ce qu’est la calligraphie de sang. Comment cela lui permet d’aller plus loin, plus profondément de manier le sens et les noms, les images et les souvenirs ce qu’il y a, véritablement, tout au fond des âmes.
Elle a touché Alecto, au plus profond d’elle-même, elle l’a touché avec des doigts tendres, compatissants, prudents et pourtant en ressent encore des secousses de choc.
« Alecto, » souffle-t-elle d’une voix blanche, le visage tout aussi pâle, en relevant les yeux vers sa patiente. « Je vais te libérer, Alecto, » murmure-t-elle, sans avoir l’air d’en avoir la force. « Tout ce qu’il t’a fait, on va l’effacer, et tu seras libre. » Elle sait ce qu’il faut faire maintenant, ce dont elle a besoin. Alecto est en prison et, étrangement, Jae-Hwa comprend ce qu’elle ressent. « Nous allons le tuer une seconde fois, ensemble. »
C’est une promesse, sans les termes explicites. Jae-Hwa tend la main, doucement, par-dessus la feuille pour atteindre le poignet meurtri d’Alecto, le caresser du bout des doigts. Puis, comme un médecin après avoir administré un remède, elle demande, prudente :
« Tu sens quelque chose ? »
Inquiète, malgré elle, d’avoir fait tout ça pour échouer.

Il y a quelque chose d'hypnotisant dans les gestes de Jae-Hwa. Quelque chose de fascinant dans les lignes qu'elle trace et les formes qu'elle dessine. Il y a quelque chose d'apaisant dans sa magie, quelque chose qu'Alecto n'a pas senti la première fois. Une tendresse pure et profonde, comme une chaleur plus douce que toute celle qu'elle a connue avant. Alecto pourrait s'y fondre entièrement, se laisser consumer, ligne après ligne. Elle pourrait se laisser envahir, se laisser ensevelir, par la magie de jae-hwa; s'y noyer même. Et alors, comme cela, tout en douceur, elle pourrait s’atteindre.
Elle pourrait disparaître.
Comme ce serait simple, de ne plus exister. De n’être plus ni l'ombre d'Amycus, ni son propre fantôme; pas même sa propre personne.
Oh, comme ce serait reposant de ne plus être du tout.
Oui, elle aimerait bien.
Ne plus être rien.
Rien d'autre qu'une flaque de sang dans un bol. Rien d'autre qu'une succession de lignes, une tache sur un parchemin.
Rien d'autre qu'une encre pour la magie de Jae-Hwa.

« Alecto ? » Alecto prend une profonde inspiration, comme si elle avait oublié de respirer jusque-là. L'air remplit ses poumons, et quelque chose se met en marche, de son cœur à son son corps, comme une énergie nouvelle. Elle cligne des yeux, retrouve le regard de Jae-Hwa. « Je vais te libérer, Alecto. Tout ce qu’il t’a fait, on va l’effacer, et tu seras libre.  » Jae-Hwa qui, elle n'a plus l'air d'en avoir aucune d'énergie. « Nous allons le tuer une seconde fois, ensemble.» Alecto fronce les sourcils, elle n'est plus certaine de ce dont parle Jae-Hwa, elle a l'impression de sortir du sommeil, d'avoir l'esprit encore embrumé. Elle regarde ses mains, et les doigts de Jae-Hwa qui passent effleurer les marque encore rouges que ses ongles ont laissé sur le poignet d'Alecto; il lui semble que cela fait une éternité.

« Tu sens quelque chose ? » Alecto hésites, elle n'est pas certaine. Quelque chose a disparu, alors de fait, elle ne le sent pas. Et en même temps il lui semble que ce qui a disparu à laisser de la place pour autre chose. Quelque chose de plus. Plus que le rien, que le vide, que ses souvenir. « Amycus est mort ? » elle dit a mi-voix sans répondre à la question, et ses mot sonnent presque comme une question. Pourtant elle sait bien qu'Amycus est mort. Cela fait des mois, des années, même, qu'il est mort. Elle était là, elle l'a vu. Elle sait qu'elle l'a vu « Je ne m'en rappelle pas. » Il lui semble qu'elle devrait se rappeler pourtant. Et en même temps ce n'est pas grave. Tant pis si elle ne se souvient pas. Elle ne ressent pas le besoin de se souvenir, a vrai dire. Peut-être que c'est mieux comme cela.

Alecto relève les yeux vers Jae-Hwa. Jae-Hwa qui a l'air épuisé et dont Alecto sent soudain les doigts tremblés contre son poignet. Elle les prend dans sa main à elle qui ne tremble pas, et les presse doucement. Elle la regarde un moment sens rien dire et les choses se remettent peut à peut en place dans son esprit. Elle sent le vide, elle le perçoit: il est là, il existe. Pourtant elle n'a plus tout à fait au bord, plus autant qu'avant. « Je crois que tu as réussi », murmure-t-elle comme s'il ne fallait pas le dire trop fort, comme si les murs blancs de la pièce pouvaient encore écouter et décider de venir à nouveau la dévorer. Alecto ne veut plus se laisser dévorer. Il y a quelque chose maintenant, entre elle et son néant.
C'est infime mais c'est bien présent; oui, elle le sent.
C'est quelque chose de magique.
Quelque chose de Jae-Hwa.