Mue par un respect ancien, instauré d'abord par l'amitié que lui porte sa mère, Eun-Ji suit avec attention les gestes précis, à la fois plein de force d'Alecto Carrow. Comme une artiste décortiquant la composition d'une œuvre, elle apprécie d'un œil à demi-clos les pleins et les vides, l'inflexion de sa silhouette, la courbe invisible qu'évoquent ses mains en se mouvant dans l'air. Si on demandait à Rosier de décrire Carrow, elle en dresserait un portrait poétique, flattant des traits picorés au détour d'observations précises, exacerbés à la lumière de l'admiration transie de la sorcière. Carrow une muse, quand on la pense dure, folle à lier.

Eun-Ji, meurtrie par son échec, garde encore son champagne intact -le prix des vainqueurs, si ce n'est des combattants qui ont, eux au moins, fait de leur mieux. Se contentant de le chauffer de sa paume tiède, elle esquisse un léger sourire à la question ; la preuve qu'Alecto est entrée dans le cercle fermé des affections sincères de Rosier, qui préfère garder ses sourires pour le privé, en dépit d'un amour des convenances prononcés. Son père et ses frères exhibent assez leurs quenottes pour qu'Eun-Ji se permette une expression austère, un peu snob, dans sa vie quotidienne. « C'était une catastrophe », répond-elle, tentant d'endiguer l'embarras qui menace de lui monter au visage en relevant légèrement le menton. Sa mère lui a appris à faire face le plus objectivement possible à ses défauts et ses faiblesses, à assumer ses échecs pour mieux se les approprier avant les autres. Malheureusement pour elle, Eun-Ji a tendance à faire du zèle -et à qualifier son humiliation de « catastrophe » quand elle est encore en un seul morceau.
Catastrophe de l'ego, sûrement.

« J'ai... Hésité, quelques secondes. L'hybride l'a vu et en a profité pour prendre l'avantage. » L'aveu est d'autant plus cuisant que ce n'est pas sa première chasse -où Eun-Ji avait déjà eu des soubresauts d'hésitation, la rendant imprécise et peu rigoureuse. On lui avait pardonné son manque d'habileté, alors ; mais après l'humiliation du jour, son fiasco avait tourné à la risée de la partie. Rosier première en tout, perdant pied face à ses victimes. « Je devrais peut-être prendre des cours avec un duelliste confirmé. Qu'en pensez-vous ? » Tandis qu'elle darde son regard dans celui de son mentor, son pouce caresse la surface fraîche du verre, où les bulles pétillent à l'infini. Ce qu'elle ne dit pas mais que Carrow peut lire dans son regard, c'est le fait que les chasses l'impressionnent car Eun-Ji n'a, tout bêtement, encore intentionnellement jamais tué personne.

Eun-Ji referme la bouche avant qu'un son n'en sorte. C'est comme si, à force de la côtoyer, à force de les côtoyer sa mère et elle, Alecto pouvait lire dans son esprit sans effort. L'intelligence de Carrow, combinée à son instinct de sorcière confirmée, est redoutable.

Mue par un respect craintif, telle une enfant qui redoute de commettre une erreur, Eun-Ji regarde son mentor arpenter la pièce de sa démarche d'impératrice. Pourquoi ? La question fait écho dans sa tête, relance la machine bien huilée de sa logique rigide ; sans esquisser un mouvement, Eun-Ji fait là-haut dans son crâne un pas en arrière. L'embarras la colle encore, alors qu'elle baisse les yeux sur sa défaite pour, encore une fois, la repasser sur ses paupières. Néanmoins, cette fois, le souvenir emprunte des atours analytiques, déclenchés par l'intervention extérieure d'Alecto. Sa réponse lui apparaît dans toute sa bêtise ; un simple mécanisme de défense pour plier l'échine devant Alecto, éviter de déclencher son courroux comme elle a appris à le faire avec sa mère. L'excuse avant les accusations -une idiotie de petite fille mielleuse, désireuse de correspondre aux attentes de la figure maternelle.

Eun-Ji relève le regard quand les pas de la Mangemort s'arrêtent ; elle rencontre les billes noires qui attendent, modérément patientes, que la vérité sorte des lèvres de son élève. Eun-Ji fait l'effort, redresse la tête. Elle a vingt-quatre ans, se rappelle-t-elle, c'est une adulte qui sans être parfaite encore, est en train de s'accomplir -en apprenant de ses erreurs, comme sa mère le lui a appris. Et ce même des plus ridicules, car une sorcière digne de ce nom sait faire feu de tout bois. « Je n'ai jamais... Sciemment blessé quelqu'un. Ou quelque chose. » Le menton se détache exagérément du col de sa cape, en un excès de confiance illusoire ; c'est au moins ce qu'il lui faut, pour faire face à l'humiliation cuisante qu'elle a devant les yeux -pour faire face à ce qui l'immobilise, quand elle en a détourné le regard si longtemps.

C'est le regard de l'hybride qui a arrêté son geste -c'est ce qui manque de faire éclater une rougeur désormais colérique sur son teint de pêche. Elle a oublié, au moment crucial, à qui, à quoi ! Elle avait affaire. Les loups garous, eux, n'ont sûrement pas eu une once d'hésitation en croisant le regard de Ha-Yun juste avant de la mettre en pièces. « Quelque chose », répète-t-elle en fronçant légèrement les sourcils. « J'ai confondu le quelqu'un avec quelque chose, Mrs. Carrow. C'est là mon problème. » Et pour faire passer le goût amer qui lui reste au fond de la gorge, elle prend une gorgée de sa coupe -assez longue pour que la saveur douce du champagne envahisse entièrement ses sens.

« Bravo. » Alecto lui sourit. Eun-Ji avale sa gorgée de champagne, et, comme tout élève recevant un bon point de la part de son mentor, elle sourit en retour, en demi-teinte. Soulagée d’avoir su bien répondre à cette question épineuse et éviter de lire la déception dans le regard critique de Carrow ; pas entièrement satisfaite d’elle-même, quand elle aurait pu, elle en est sûre, décrire avec plus de précision, pousser plus loin sa réflexion sur le « pourquoi du comment ». Ce n’est pas encore terminé ; Eun-Ji note dans son agenda de première de la classe un nouveau devoir d’introspection, pour le soir même.

« Très bien, nous allons remédier à cela, qu'en dis-tu ? » Rectifier le tir et combler ses manques ; Alecto lui offre sur un plateau d’argent un verre de connaissance et de rédemption censé désaltérer sa soif de jeune pousse magique. Et sous son égide ! « Oui, ce serait parfait. » Eun-Ji retient à elle ses doutes, quant à ses propres capacités, refroidie toujours par sa performance du jour. Carrow est une professeure exigeante, parfois dure -il y a toujours une raison néanmoins à la rudesse de certains de ses enseignements et, Eun-Ji en est convaincue sans y avoir jamais goûté, de ses punitions. Une excellente professeure ; à la Damocles, Alecto doit, avec poigne et panache, être un guide d’exception aux éléments moins chanceux de leur société. Il n’en faut pas moins, pour être à la tête d’une telle institution -ce n’est pas pour rien que le Lord, pas pour rien que sa mère, au cercle d’amies restreint, l’ont choisie elle parmi d’autres.

Elle repose à son tour son verre de champagne sur le rebord de la cheminée éteinte ; Eun-Ji boit les paroles d’Alecto, fascinée par le chemin secret sur lequel elle l’entraîne, et l’assurance tranquille avec laquelle elle lui transmet ses enseignements, renversant ses croyances, son point de vue -et mettant la runiste face à la question devant laquelle elle a, plus ou moins inconsciemment, toujours fait l’autruche.

Eun-Ji considère le poignard qu’elle lui tend. Une belle pièce, étincelant à la lumière basse des chandelles en suspension. « Coupe-toi. » De surprise, elle relève les yeux vers Alecto. Cartes sur table, tout fait sens ; connaître sa douleur… Il lui semble qu’on lui a enfoncé un poignard dans le cœur à la mort de Ha-Yun -et qu’on a depuis oublié de le retirer, faisant suinter la blessure.

Elle aurait des questions, des « mais » d’intellectuelle -et de frileuse. Mais il est certain qu’Alecto a une logique -et qu’elles entament la première étape de sa leçon du jour, celle qui en précèdera de nombreuses autres, jusqu’à l’enseignement final : la douleur des autres. Habituée à répondre sans broncher à l’autorité de l’adulte (qui plus est ressemblant à la poigne maternelle), Eun-Ji obtempère. Il y a là la confiance, la crédulité, également une détermination sévère à ne plus se laisser avoir -et à réaliser enfin ce pourquoi elle est allée trouver Blaise, d’elle-même. Il lui suffit, simplement, de se rappeler pourquoi elle est venue aux Battues, allant bafouer jusqu’à l’autorité de sa mère.

Eun-Ji prend le poignard. Apposant la lame froide au cœur de sa paume ouverte, elle pince ses lèvres roses, parant son visage de cette même rigueur qu’elle a pu voir chez ses modèles -sa mère, Alecto, son père, Mr. Harris, même cette teigne de professeur chez les Hwang ; et sans attendre, elle tranche vivement sa chair blanche, d’un geste qui la surprend elle-même, et manque de lui arracher un cri de douleur. Ce dernier reste enfoncé au fin fond de sa gorge ; c’est son corps tout entier qui a réagi, refermant la paume meurtrie et se recroquevillant sur elle-même. Le sang coule le long de son poing fermé, de grosses gouttes, un épais filet carmin ; une vive brûlure lui dévore la main, fait battre rapidement son cœur, alors qu’elle relève les yeux, où l'on peut lire sur l'instant une peur craintive.

Mais qu'est-ce qu'une petite coupure, face au martyr de sa soeur ?

Sous le regard d'Alecto, elle se reprend, fronce les sourcils ; elle tremble encore mais ses épaules s'ouvrent à nouveau, et dans ses prunelles noires se dessine la même détermination farouche dont elle a fait preuve à sa première apparition aux Battues, un mois plus tôt.

Pour elle. Pour les Rosier. Pour Ha-Yun.

Le sang coule le long de sa paume et imbibe sa manche. Eun-Ji déglutit ; le débit est rapide, son cœur bat au même rythme -et dans sa poitrine et dans la blessure brûlante qu’elle a creusé dans sa chair.
Des gouttes s’écrasent au sol. Une, deux, puis dix, cent -une flaque carmin qui coule sur le carrelage, trempant les semelles de ses bottines ; puis elle patauge dedans, la mare, la douleur, la brûlure, non plus à sa main, mais à sa gorge juste là où se sont plantés les crocs.

Au contact d’Alecto, l’illusion se dissipe. La plaie redevient minime, se contentant de brûler sa paume. Eun-Ji relève le menton. Elle prend conscience du silence qui régnait jusqu’alors -même son hoquet, sous le choc, est resté dans sa gorge. Et elle prend conscience de la lueur de fierté qui brille dans les yeux d’Alecto. Son cœur se gonfle d’allégresse ; Alecto est fière d’elle. Alecto Carrow, qu’on dit si dure et si terrible, reconnaît sa valeur -loin du regard, de l’approbation, de l’implication même de sa mère. Eun-Ji a rendu fière Alecto, par elle-même, et ce simple état des faits provoque au-delà de la joie un déclic intérieur.
Elle n’a peut-être pas besoin de se sentir si coupable de ne rien avoir dit au sujet des Battues.

Ses doigts sur sa joue sont une caresse ; Eun-Ji en reste le souffle coupé, quand Alecto s’éloigne, happée par l’intensité de son regard, jusqu’à ce qu’elle le détourne. « J-je… Je n’oublierai pas, Mrs. Carrow. » Sa propre voix la surprend autant que le balbutiement inhabituel. Ses joues sont chaudes -surtout celle qu’Alecto a effleuré avec douceur. Elle s’est excusé -un comble ! Alecto est une mentor exceptionnelle ; c’est à elle, élève incapable de force, que revient la faute.

Eun-Ji desserre légèrement les poings, en suivant du regard les gestes souples d’Alecto. Elle retient encore son souffle, le coinçant dans ses poumons dans l’expectative ; elle se demande si sa plaie cicatrisera bien un instant, avant de s’administrer une claque mentale -elle doit vivre la douleur dans l’instant, être forte. Ce n’est qu’une lame. Ce n’est qu’une coupure. Son père défaillirait s’il apprenait ce qu’on lui fait faire -mais Eun-Ji sait, qu’au fond, c’est la première marche des escaliers qu’elle doit gravir.
Pour ne plus avoir peur, de rien. Ni du sang, ni des Battues, ni des blessures -ni d’être une Mangemorte, quand elle sent son tatouage remuer, sur son bras.

La souris agite son museau curieux devant elle. Une souris, c’est tout ? Eun-Ji fronce les sourcils, avant de sortir sa baguette. D’un geste, elle nettoie la lame ensanglantée, avant de déposer cette dernière sur le plateau en argent. La bête s’approche du bord -curieuse. Le corps chaud de Shil, comme réveillé par cet autre animal, s’agite contre sa nuque.

Eun-Ji lève la pointe de sa baguette. Le museau du rongeur en est tout proche ; elle voit ses moustaches s’agiter comme pour identifier l’objet. Elle aurait cru que ce serait plus facile –ce n’est qu’une souris, une souris qui il y a quelques minutes se tenaient immobiles dans une vitrine. Ôter la vie quand celle-ci n’est pas véritable, ce devrait être simple, un jeu d’enfant.
Eun-Ji inspire, se force à desserrer les lèvres ; elle connaît les syllabes, sans jamais les avoir prononcées.
C’est son premier.

« Avada Kedavra. »

Un filet vert fuse, comme un choc électrique, du bout de sa baguette. La bête, frappée de plein fouet, bascule en arrière, et ne bouge plus.
Elle n’a même pas eu le temps de couiner.
La brusque immobilité de la scène laisse Eun-Ji coite, un instant -qu’elle abrège en papillonnant légèrement, relevant la tête vers Alecto tandis qu’elle abaisse sa baguette. Shil est aussi immobile que la souris, contre sa peau. Elle ravale le goût étrange qui lui reste dans la bouche, prend une voix assurée : « Est-ce qu’il y a… autre chose ? » Elle garde sa baguette en main, attendant de savoir si elle peut relâcher la tension, s’occuper de sa plaie, et, surtout, recueillir des lèvres d’Alecto un enseignement supplémentaire. Eun-Ji a une soif de connaissances sans fonds, quand bien même ces dernières la laisseraient vidée de son énergie. « Je doute que ces sales hybrides m’attendent gentiment, le museau levé. » Prêts à cueillir un Avada Kedavra en pleine poire.