tw: mention de mort et de violence

L’eau de la baignoire est crade. Chaque goutte fuyant du vieux robinet s’y jette et remue par ondes le bain dans lequel Billy végète. Il y est avachi sans âme, avec juste assez de flotte pour lui arriver au bide ; c’est que les factures coûtent une blinde et qu’il faut être économe - le descendant de triton vendrait bien l’un de ses reins pour avoir accès à autant d’eau qu’il veut, mais, comme dirait Bugs, they can have any part of you for free, pal. Billy ne boude pas pour autant sa petite baignade. Il ne la savoure pas non plus, mais c’est toujours mieux de croupir ici que dans les locaux de la VB.

Dans sa grande générosité Rug l’a libéré plus tôt de son service après leur mission dans le sud de la ville où une famille refusait depuis des mois de recenser leur petite dernière au Ministère. C’est qu’une gamine, leur a dit le père. Billy se souvient du regard qu’il a glissé à l’adolescente et du sourire qui a suivi, comme s’ils n’avaient été que tous les deux, sans Rug pour l’écraser de mépris ni ses parents pour la couver d’une attention inquiète et à double sens. Dans une autre vie, Billy aurait blagué à propos de ses pantoufles en forme de boursouflets et lui aurait demandé si sa bague d’humeur qu’elle triture marche vraiment. Mais rien de tout ça n’est arrivé. Rug a ordonné qu’on l’amène séance tenante au Ministère ; les parents se sont insurgés ; l’adolescente a vrillé ; et Billy a dû la maîtriser. Les jeunes vampires sont les plus sauvages. La lutte a été violente, mais brève. C’était qu’une gamine, a répété le père. Rug n’a pas eu un regard pour le corps sans vie de la petite pendouillant dans les bras de son Hound. Qu'une bête, de toute évidence.

Billy fait rouler une dernière fois la bague d’humeur entre ses doigts avant de laisser tomber sa tête en arrière, contre l’émail de la baignoire. Il a envie de fumer. Terriblement envie de fumer. Et plus il fait rouler entre ses digitales - fripées par son temps excessif passé dans le bain - cette bague d’humeur qu’il a gardée, plus il a envie de fumer… [et de se tirer] [loin] [terriblement loin]. Il entend bien un bruit feutré du côté de la porte d’entrée, mais rien d’assez inquiétant pour le tirer de son marécage. Quelques couinements dans le couloir. Il fronce les sourcils, sans plus. Ç’aurait pu être Lucinda et Boris, qui taillent souvent la bavette en rentrant de leur shift, mais il est encore trop tôt (ou trop tard) pour que von Bäume et Buchanan les aient laissés filer. A moins que tous les Handlers rivalisent de générosité, cette nuit - ne rêvons pas, c’est sûrement ce vampire du 407 qui vient encore chouiner devant sa porte pour avoir sa dose de sang d’elfe. Au fracas qui s’ensuit, Billy se redresse dans un remous d’eau stagnante, ahuri. "Wow!! Pump the brakes, mate!" Il aurait dû fermer à clé (comme il ne le fait jamais). Un bordel pas croyable continue de se faire dans la pièce à côté, forçant Billy à s’arracher de son bain, enfiler son peignoir (rose délavé, moche, plein de motifs bizarres comme ils ont dû plaire à la septuagénaire à qui il appartenait avant de finir en donation), et arriver en trombes dans l’encadrement de porte - il s’est cogné l’orteil "ouCH!!" et à failli glisser sur les petites flaques laissées sur son passage "shit! fuck!"

"You fucking bitch, you wen'out without me again didn't you? You didn't even lock the door!" Billy, bouche bée, regarde non pas le type du 407 mais une nana barbouillée de mascara (et de sang…) piquer sa crise au beau milieu d’un salon (si on peut appeler ça un salon) qu’elle a défoncé toute seule, comme une grande. "The fuck…", murmure-t-il, en équilibre sur un pied pour se masser l’autre. Il a enfilé d’un geste machinal la petite bague d’humeur sur son auriculaire, sans s’en rendre compte, comme s’il avait peur de la perdre. Elle vire instantanément au turquoise vif (étonnement) après être passée par le marron (nervosité) ; tu vois que ça marche ! lui aurait-on répondu dans une autre vie. L’intruse tape du pied. "You're such a whoooore!" Et Billy, passé l’étonnement, se marre. "Nice to meet you too…" Il a oublié qu’il voulait fumer. Et se tirer loin. Et que les gouttes qui perlent sur ses mollets ont l’odeur d’une vie foutue en l’air. Une épaule contre le cadre, les bras croisés, il assiste à la scène sans savoir où elle va (la scène, la nana--ah ! une harpie ! manquait plus que ça…!). "I'mjustgonnasleepoverthere-" Avec un dépit doublé de sarcasme, Billy lâche. "Sure, you can--" Mais ne termine pas, puisqu’à son sofa deux places aussi vieux que lui (peu probable) elle préfère le sol.

"Um… miss?" Il s’est détaché de l’encadrement en approchant de la harpie échouée là comme un malheureux saumon n’ayant pas pu remonter le courant. Elle pue l’alcool à plein nez ; avec ou sans sens décuplés, n’importe qui aurait pu le sentir. Billy se plie en avant comme si ça allait aider leur communication. Quelques claquements de doigts devant lui, au-dessus de la chevelure en bataille cachant le visage de la jeune-femme. "Hey love? Hey…! Please don’t die on my floor, it'll look fucking suspicious…", se plaint-il, avant d’entendre un grognement lui répondre. Soulagement. "Oh thank fuck…! um--don’t puke either ey?" Ses patoches viennent l’agripper par la taille et la relèvent sans effort contre lui. Le petit filet de sang qui lui coule par la narine est observé du coin de l’œil tandis qu’il les traîne jusqu’au canapé. Les crocs de Billy lui font mal et une vague de chaleur dérange son froid morbide. Ça dure une seconde. Le temps d’un rictus louche et d’un soupir alcoolisé. En l’asseyant bon gré mal gré à côté il lui essuie la bouille d’un coup de manche. Le rouge s’efface et aussi un peu du noir. "You’re at the wrong floor, love. And I'm definitely not Rose--if anything, just pink." Il se marre un peu de sa blague en continuant de lui essuyer le visage. Au plus bas, Billy a toujours cherché le contact. Quelque chose pour occuper ses mains (des mains de bête). Quelqu’un pour occuper son temps (interminable et démesuré ; pénible et ennuyant). La harpie, "what’s your name love?", apparaît peu à peu sous le récurage de la manche du vieux peignoir rose, "I’m Billy."

Deux doigts, passés brièvement sur son museau abîmé, lui soignent magiquement sa microhémorragie (il le fallait). Puis il finit par se reculer un peu et la considérer. "Now look at that! You're a real beauty…" Une madone ravagée, mais une madone. Elle transpire l’ineffabilité du regret, ou du chagrin, ou du dégoût, ou de la honte, peut-être un peu tout ça, et sûrement plus encore que ce qu’il peut voir des ses yeux de vampire. "Who did that to you?" Sa voix a baissé. Il sourit sans douceur avec un rien de hargne. Il a le temps, Billy. Il a le temps d’écouter son histoire qui ressemblera a mille autres histoires qu’il a déjà entendues (la peine, il la connaît bien, elle est encore plus ancienne que lui). Il lui écarte une mèche folle de son si beau visage. "It’s always someone, ey?" Sa petite bague d’humeur luit dans le mouvement. Du bleu, maintenant, du bleu profond, du bleu abyssal, du bleu presque noir. Un calme aussi plat qu'un encéphalogramme.

C’est drôle qu’Angel s’appelle Angel. C’est drôle parce qu’elle ne leur ressemble pas, à ces anges auxquels pourtant on l’apparente. Billy a eu un froncement de nez quand elle le lui a dit ("People say I look like one") ; pour lui les anges sont des petits êtres joufflus qui papillonnent d’un vitrail à l’autre en faisant tout un tas de trucs bizarres que les bigots appellent sacrés. Billy ne les a jamais aimés. Il a toujours eu l’impression qu’ils le suivaient des yeux quand il venait piquer l’argent de la quête à la fin des messes. Sans être particulièrement croyant, Billy est néanmoins superstitieux (il a gardé d’il-ne-sait-plus-qui la peur du Grand et de son Jugement). Aussi quand Angel le regarde avec ses yeux fardés et dégoulinants il a l’impression qu’une force supérieure le sonde et met à plat ses deux siècles de péchés. Déglutition. Sa petite bague lui brûle soudain la peau. Elle leur ressemble peut-être un peu, finalement, à ces anges malaisants, elle fout même autant la frousse que leur Patron dont les Livres n’arrêtent pas de causer.

Son ricanement balourd détend Billy. Il la suit dans sa marrade sans trop savoir de quoi ils se moquent. "Should I tell you?" Et Billy réalise, en la regardant renverser son si beau visage en arrière, combien c’est moche d’être désaccordé ; de ne plus savoir exprimer la douleur que par le rire. Alors c’est à ça, qu’il ressemble ? "The question should be-" Billy s’enfonce un peu plus contre leur bout de radeau, suivant du regard la griffe manucurée d’Angel se lever pour proclamer : "whoooo didn't?" Elle continue de rire et c’est terrible, et il rit avec elle et c’est pire. "Life sucks and so does youuuuur (…) - Boundaries? - Wardrobe. - That’s fucking excellent." La patte qu’elle lui écrase en plein sur sa gueule trouve une mine dépitée avec laquelle flirter. Angel est brûlante. C’est agréable. Mesquine aussi. C’est irritant. "Five minutes here and you throw me the fashion police lecture. You ain't a bestie of Boris and Lucia, ain't ya?", rouspète-t-il sous sa moustache, jetant un regard entendu avec son vieux peignoir qu’il a plus d’une fois sauvé du feu (kids these days; radical fuckers). "You should try a lighter pink." Les grandes billes de Billy en reviennent à celles inquisitrices de la harpie, considérant son avis en silence et, plus que tout autre chose, cueillant l’intérêt qu’elle lui porte, quand bien même soit-il éméché et involontaire, avec un plaisir enfantin. "This one's way too strong for your tone. - Bullshit, this one’s perfect. It has lots of pockets and my balls don't stick out. Ten on ten", finit-il très sérieusement, en coulant un nouveau regard amoureux à son peignoir.

"I don't think- I don't think (Billy grimace un peu, les tympans saturés par le pic soudain de décibels) I can walk out of your flat right now, Billy." La bouche aux dents pointues s’ouvre pour protester. Puis se referme. Il n’a aucune envie d’avoir une harpie qui glande chez lui en risquant à tout moment de lui jeter une malédiction pour un oui ou de lui bouffer un doigt pour un non. Mais il n’a aucune envie non plus qu’Angel s’en aille. L’atmosphère de sa piaule minable est de nouveau respirable depuis qu’elle est tombée de son ciel liquide pour s’échouer dans la poussière et les peines qui forment l’écosystème de cette moquette. "'kay so…" Il pousse un soupir à vous fendre le cœur. "My wardrobe sucks, eh?" Dans un râle de fainéant, Billy s’arrache de son canapé et de la patte d’Angel (il sent encore son toucher, comme une fièvre localisée en pleine rage de dent ; il s’inquiète qu’elle l’ait vraiment maudit, genre pourrissement des gencives ou poil de barbe bleu, et vient frotter la zone d’un geste machinal, en s’y attardant un peu sur la fin quand il constate qu’elle l’a épargné).

"Lighter pink my ass." Il se gratte un bout de cul à travers le coton épais, réflexe pavlovien (la faute aux acariens, surtout, qui pullulent de partout), et se dirige vers l’autre pièce. Sa grosse voix traverse les murs en carton. "Y’know, back in the days, I was a motherfucking blade. All covered in black leather, one boot for the look, the other for the faces to smash!" Un rire gras fait trembler les rats logés dans la cloison et les ennemis d’antan au repos plus si éternel. L’Histoire s’est ouverte au niveau de la porte, laissant passer la légende et son envergure imposante. Ne la suit qu’un type aux boucles débraillées, en caleçon et t-shirt mauve pâle. "Nah love, I don’t have anything that’s lighter pink. Just that." Il tire sur le tissu trop étroit qui le boudine à certains endroits. Un imprimé usé et illisible laisse paraître des bouts de soleil souriant et quelques fleurs aux pétales râpées (certainement pas par le lavage…). "It said little miss sunshine", qu’il précise, soulignant de l’index la partie effacée du t-shirt. Il sourit bêtement. "It's hilarious 'cause, y'know... I’m a vampire." Bien forcé de zigzaguer à travers le bordel qu’elle lui a mis, il ferme la porte de loin d’un petit moulinet magique de main, et réorganise vite-fait le reste de la même manière. "But shit, it all fades away", se fait-il la réflexion, presque plus pour lui-même que sa convive d’infortune.

"You want somethin', Angel? A glass of water, a bucket to puke in, a smoke?" Il a récupéré l’un de ses petits paquets de contrebande par terre, puis fourre ses doigts dedans pour tirer une clope tordue. Quand il se l’allume au bec on dirait qu’il met le feu à un clou bancal. Saisi d’un doute, l’inquiétude lui chiffonne les sourcils. Il baisse son briquet, tire une taffe vitale, et plante son regard dans le sien. "Hey you ain't no cop, right?" Dit le Hound.