1977 C’est une faveur, qui ramène la petite Sening dans le giron des Wang. Si banal et si simple et à la fois si compliqué. Une simple faveur accordée par leur chef aux parents de la gamine – un événement pour laquelle ils ont eu le temps de la préparer. Elle savait qu’on allait venir la chercher, qu’elle devrait rester avec cet homme qui n’était pas son père, pour un temps. Qu’elle devrait l’écouter, lui obéir comme elle le ferait avec ses parents, être une bonne fille et ne pas lui faire de misères, être sage pendant ses leçons. Elle est partie avec sa valise, emplie de ses vêtements, de sa peluche et de sa couverture préférée; a écouté une fois de plus les recommandations de ses parents, s’accrochant à leurs jambes.

La dernière adoptée par Jiahao, de la génération de Wei et Chen mais plus jeune d’une bonne quinzaine d’années. La petite est entourée d’adultes, traîne constamment dans les pattes du plus jeune, réclame ses parents à intervalles réguliers sans se satisfaire des réponses qu'on lui offre (et surtout, en refusant continuellement le nouveau nom dont on l'affuble).
Difficile de dire quand elle a finalement compris que ce n’était pas qu’un arrangement temporaire, et que personne ne reviendrait la chercher. Peut-être ne l’avait-elle pas vraiment accepté – ses espoirs étaient simplement tenus secrets. Ceux qui lui faisaient croire que si elle était assez gentille, assez serviable, assez obéissante, que si elle apprenait tout jusqu’à surpasser les attentes de ceux qui lui enseignaient, alors ses parents n’auraient d’autre choix que de la reprendre.

1980 Le peu de stabilité qu’elle avait réussi à trouver s’envole : Jiahao est assassiné, et Sening le ressent comme un abandon. Elle est perdue et effrayée, soudainement sous la tutelle de Wei à qui elle refuse catégoriquement d’obéir, jusqu’à ce qu’une punition particulièrement efficace lui fasse reconsidérer ce choix – il n’a pas de temps à perdre à la discipliner. Comme si ça n’était pas assez, elle se retrouve avec un autre gamin dans les pattes, de deux ans son cadet. Il est explosif et vulgaire, et Sening le déteste; et si toutes ses tentatives de l’ignorer se soldent par un échec, elle apprendra au moins à rendre les coups.

La perspective de quitter Hong Kong pour Londres est aussi effrayante qu’excitante, petit point de lumière dans une année désastreuse du début à la fin. Elle est aussi choquée qu'émerveillée par la ville qui lui semble grise et froide, s'applique à perfectionner son anglais qui tient plutôt du baragouinage qu'autre chose, étrenne son joli prénom (moqué par Martin, évidemment) avec fierté. Malheureusement, l’arrangement qui lui a foutu son frère sur les bras est aussi temporaire que celui qui l’a menée chez les Wang. L’entente entre les deux est au mieux, instable et au pire, catastrophique. Le seul véritable avantage est qu’à côté de Martin, Sunny est un vrai petit ange, et elle met d’ailleurs un point d’honneur à tout faire mieux que lui.

1983 Cette fois, on la prévient avec un peu plus d’avance, avant de greffer un nouveau Wang à la famille. Elle qui s’attend à devoir gérer un deuxième Martin est surprise du caractère silencieux et docile du nouveau venu. À mi-chemin entre patience et méfiance, Sunny piétine autour du garçon timide sans toutefois pouvoir s’empêcher de lui apporter de l’aide ou de le corriger à la moindre occasion (elle est définitivement plus fiable que Martin, qui préfère tirer avantage de la confiance malavisée de Mengwu).

Elle est la première des trois à obtenir une baguette, et en devient tout à fait insupportable. Elle la contemple pendant des heures, quémande des bouquins sur leurs composantes, et se met dans la tête de devenir la prochaine Ollivander (une lubie ridicule dont on la débarrassera bien vite, avec toute la délicatesse des Wang – c’est-à-dire aucune). De ses leçons, elle absorbe la théorie comme une éponge, avide d’en savoir plus (et dépitée de ne pas pouvoir apprendre immédiatement les trucs plus poussés, les trucs intéressants). La pratique lui vient avec une relative aisance, et le contenu de ses cours est tout ce qu’elle à la bouche jusqu’à ce que les deux autres finissent par la rejoindre, un interminable deux ans plus tard.

1988 Adoption de Bao. Elles ne deviendront jamais proches, ou du moins, pas comme on l'entendrait. Sening lui donne des leçons, Bao écoute - Bao s'entraîne, pose des questions, cherche à se perfectionner, dans le même genre de quête qui a poussé Sening à vouloir tout faire mieux que tout le monde. Elle n'a pas le coeur de lui dire que ça ne sert à rien.

1989 L'année de ses dix-sept ans marque sa majorité sorcière, mais aussi son inclusion véritable dans les affaires du clan. Il n'y a plus personne pour regarder par-dessus son épaule et s'assurer qu'elle fasse un bon boulot: ses erreurs sont uniquement les siennes, maintenant; tout comme ses succès sont les siens, et les siens seulement. Elle entreprend ses nouvelles fonctions avec aplomb, avec sérieux, mais aussi avec enthousiasme - elle veut se rendre utile. Elle veut se montrer digne de tout ce que Jiahao, puis Wei ont investi dans son éducation, aux concessions faites, aux requêtes accordées; tient à prouver sa gratitude, de lui avoir donné un foyer et une famille. Prouver qu'elle mérite la marque imprimée sur le haut de sa cuisse.
Pour souligner l'occasion mais aussi tous les efforts qu'elle met pour apprendre la calligraphie magique (et probablement sous le conseil de sa tutrice), Wei lui offre des pinceaux et de l'encre de qualité, dans un coffret ouvragé, à l'intérieur de velours sombre. Elle en pleurerait presque. Quon se joint à la famille.

1990 Adoption de Feng. L’enfant chérie, la tête brûlée, la préférée de celui qu’elle n’a jamais vraiment réussi à voir comme une figure paternelle. Une nouvelle tête fait son apparition, gravite autour de la famille sans recevoir le privilège de la marque. Il tente de se faire bien voir, c’est évident, et son amitié avec Martin le place immédiatement à l’opposé de Sunny. Et puis, il est animixé, et ça la fait crever de jalousie.

1992 En plus de la comptabilité qu’elle commence tranquillement à prendre en charge (en commençant par le bar, d’abord, pour s’assurer qu’elle sait bel et bien tenir les livres de comptes), Wei l’assigne aux tables pour la surveillance des croupiers et des joueurs. La pente à gravir est rude - elle apprend à compter les cartes le soir, en parlant à quelques employés de confiance; en faisant des recherches; en s’entraînant avec Mengwu, qu’elle tient éveillé de force; en apprenant à la dure à dépouiller les pauvres touristes dans le Londres moldu, sans quoi ce sont ses propres économies qui lui filent entre les doigts.

1996 Elle qui n'a jamais vraiment eu d'ami.e.s (parce que trop directe, trop sérieuse, pas assez sérieuse, insupportablement je-sais-tout, constamment indisponible) se lie d'amitié avec l'adorable vendeuse d'une boutique de papeterie magique (qui, elle, ne semble pas la trouver ennuyeuse, ou trop sérieuse, ou infiniment désagréable). Pour une fois, les détestables blagues de Quon ne lui semblent plus si catastrophiques; elle en vient même à espérer qu'il tourne sa brocheuse en canard de bain plus souvent, rien que pour aller passer du temps à la boutique (et espérer y voir son crush sa nouvelle amie).

Sous l'insistance de Mengwu (qui ne tente rien n'a rien, hein !), elle l'invite à dîner, les oreilles en feu (il n'y a pourtant rien d'embarrassant à inviter une amie à dîner, pas vrai ?), juste toutes les deux, pour passer du temps ensemble, rien de plus, et puis c'est elle qui offre, et Sunny est tellement perdue dans ses mille justifications qu'elle ne l'entend dire oui que la quatrième fois.
Le rose délicat qui orne les pommettes de son interlocutrice lui fait miroiter quelque chose de trop beau pour être vrai: et si ses sentiments étaient partagés ?

1997 L'idylle est de courte durée: sa copine (elle arrive à peine à y croire, depuis ce premier dîner en tête à tête) disparaît du jour au lendemain, peu après le manifeste d'octobre. Pas de mot ni de lettre d'adieu: elle n'est pas à la boutique, n'est pas chez elle (l'appartement est désert), n'a rien dit à personne de son départ imminent. Sunny est inquiète, priant de toutes ses forces et à toutes les divinités qu'elle connaisse que celle qu'elle aime soit en sécurité. Elle craint le pire.

Les mois passent en silence, jusqu'à ce qu'une simple missive lui parvienne. Quelques mots griffonnés sur le papier pour lui laisser savoir qu'elle va bien, qu'elle est en sécurité - et surtout, de ne pas la chercher.
Le soulagement et la tristesse entremêlés, les larmes égoïstes versées pendant des jours à l'abri des regards.

1999 10… La cacophonie du Casino se réverbère dans les couloirs, juste dans la pièce aux minces fenêtres qui fait office de bureau. 9… 8... Ils ne sont que deux - ou plutôt trois, avec Wan - au centre d’une mer de papier, chaque bureau comme un rafiot sur le point de sombrer. 7… 6... Ils travaillent déjà depuis la fin de l’après-midi à trier, compter, balancer tout ce qui peut l’être avant le décompte (5… 4…) le zéro qui marquera officiellement la fin de l’année financière, la coupure dans les chiffres d’affaires. 3… 2… Le regard levé vers le ciel de Londres, au-travers des rideaux lourds aux couleurs du Clan. 1...  2000 Les feux d’artifice éclatent, illuminent Big Ben d’or, d’argent, de rouge et de bleu. Le tournant du millénaire, et tous deux sont installés, le dos courbé, sur les documents financiers de l’année. La porte s’ouvre dans un coup de vent, fait voler une pile de feuilles aussitôt remplacée par la liasse épaisse des documents de la soirée. Ils en ressortent cinq heures plus tard, les traits tirés (la trace d’une agrafeuse sur la joue et d’un stylo dans le front, respectivement) et le regard vide. « J’ai besoin d’un verre. — Et de dormir une semaine. — Ouais. Mais d'un verre en premier. T’en veux un ? — Yep. »

2004 Les essais ratés s’empilent sur le côté de la table à dessin, minuscule, calée sur le mur de la chambre. Le mur est couvert de calligraphies, tantôt des traits raffinés sur du papier épais et velouté, tantôt tracés d’une main rapide sur l’endos de documents de comptabilité. Contrairement à son habitude, ce n’est pas seulement de l’encre noire qui traîne près du pinceau, mais aussi un assortiment de couleurs à l’huile, les verts et orangés bien en évidence, bien que les tubes soient tous refermés. Sur la feuille, un Coq Doré se dresse fièrement, les plumes peintes avec attention, dans un admirable souci du détail.

La main légère, elle trace soigneusement une série de caractères choisis au fil de nombre d’essais et d’erreurs (mais surtout d’erreurs), le flot de sa magie contrôlé avec précision. Les traits se suivent avec fluidité, et lorsqu’elle a terminé, le pinceau est déposé d’un geste lent. En douceur, comme on se réveille, elle se laisse revenir à elle-même, puis pose un regard hésitant, mais plein d’espoir sur la peinture. Sous ses yeux émerveillés, une brise semble soulever les plumes du coq, qui se met en mouvement dans l’espace restreint de la feuille, picore quelques miettes invisibles dans les traits délicats de l’herbe vert tendre. Elle a réussi.

2006 Le début de la dégringolade. L'attaque de Bao, en juillet, l'a secouée bien plus qu'elle ne l'a laissé paraître. Elle cauchemarde encore de l'avoir trouvée si mal en point, ensanglantée; sent sa gorge se serrer chaque fois qu'elle se remémore son petit corps marbré d'hématomes au fond de son lit, dans la chambre qu’elle a catégoriquement refusée de quitter (jusqu’à ce qu’on la traîne de force dehors).
L'assassinat de Wei a achevé de la déstabiliser complètement; de l'effrayer à un point qu'elle n'ose révéler à personne, même pas Chen. De toute façon, elle n'a ni le temps, ni le loisir de se laisser engloutir par la peur; pendant un temps, elle tient le navire à flot par la seule force de sa volonté, s'abrutissant de travail pour leur permettre de ne pas couler prématurément.
Le choix de son aîné de donner à Martin le poste de N2 l'emplit d'une jalousie et d'un sentiment de trahison qu'elle n'avait pas ressentis depuis longtemps - si elle sait respecter son choix, elle n'en est pas moins vexée et s'en inquiète plus que de raison.

2007 C’est à croire qu’ils se passent le mot (ou qu’ils manigancent ça ensemble, ce qui ne lui semble même pas improbable): au tour de Quon de frôler la mort, et dire que Sunny en a été inquiétée est bien faible. Hors d’elle, mais aussi malade d’inquiétude, elle refuse de lui adresser la parole pendant des jours, prenant de ses nouvelles par le biais des autres, incapable même d’entrer dans la chambre pendant sa convalescence. Entre l'assassinat de Wei et la recherche du coupable, les manigances de Zhang, et toutes les autres potentiels problèmes qui leur planent au-dessus de la tête, Sening a l'impression de piétiner au bord du vide, retenue par la simple force de sa volonté.