Le jour se levait alors qu’elle regardait le soleil baigner la mer de reflets d’or. Le grincement du bois la faisait frémir d’expectative, ses yeux clairs suivant le bal des bateaux depuis trois jours à la recherche de celui qui mettrait les voiles sur l’Europe. Elle avait passé ses journées sur les docks depuis qu’elle avait fuit le navire de l’Ordre en se mêlant au chaos, ne rentrant qu’avant le couvre-feu chez l’ancienne cliente qui avait bien voulu l’héberger. Ce soir elle n’y retournerait pas, elle ne pouvait la mettre en danger en risquant de faire débarquer chez elle la VB qui était probablement aux aboies depuis la libération de l’île. Elle ne savait pas pour autant où elle dormirait ce soir, mais elle trouverait bien, elle se débrouillait toujours, elle n’avait besoin de personne, seulement d’un bateau. Avec l’argent qu’elle avait volé à Bree, elle pourrait s’assurer la traversée ; le moment était venu, il n’y avait jamais rien eu pour elle en Angleterre et quoi qui l’attende en Grèce ne serait jamais pire que les aléas qu’elle avait rencontrés au Royaume-Uni.  

Trois jours qu’elle surveillait les quais, empruntant des vêtements différents à son hôte dans l’espoir de ne pas attirer l’attention malgré qu’elle ne quittait pas son poste. Elle surveillait les gens aussi, cherchant parmi les marins des visages connus, Anthea, des gens du ministère ou pire, Dante – elle était pourtant particulièrement fière d’être toujours là, à craindre de le recroiser, parce qu’elle lui avait survécu malgré ses tentatives de la faire disparaître.

Assise sur un banc à quelques pas des docks, elle venait d'aller à la rencontre du petit bateau de pêche qui, elle avait appris, se rendrait assez près des cotes françaises pour qu’elle puisse y être déposée ou au moins approchée assez près pour y nager ; avec l’argent qu'elle avait avancé, elle pensait pouvoir s’assurer du silence du pêcheur, et le cash qui lui resterait lui servirait à rejoindre la Grèce depuis les terres. Son programme était prêt, Noûr plus déterminée que jamais : après avoir fait ce que Dante lui avait demandé pour ne rien y gagner de plus qu’un allé simple sur une île où elle s’était retrouvée seule par peur de s’approcher des autres prisonniers, rien ne lui semblait moins simple que quitter le pays. Des années que l’idée trottait dans un coin de sa tête, chassée à la moindre occasion parce que c’était impossible, trop dangereux, que plus personne ne serait là pour elle là-bas, aujourd'hui elle était prête à prendre son destin en main.

Engoncée dans un T-shirt emprunté à Bree, elle se leva pour changer d’endroit, incapable qu’elle était de rester à la même place plus de dix minutes de peur d’être remarquée. A proximité du clapotis de l’eau contre les coques de bateaux, elle se sentait presque en sécurité, du moins était-elle dans son élément. Elle s’éloigna pourtant des quais, on l’y avait assez vu pour un moment et son bateau ne partirait pas avant le lendemain très tôt ; plus qu’un jour et une nuit et elle partirait enfin. Ses yeux soucieux balayaient les alentours en quête constante d’un danger, il y en avait toujours, le moindre passant était susceptible de la condamner et à errer sur les docks, elle avait déjà envisagé les pires scénarios qu'elle voulait à tout prix évité. Les chances étaient infimes, pourtant elle aurait pu reconnaître la silhouette d’Anthea de dos au milieu d’une foule après les cauchemars qui l’avaient tenue éveillée et dans lesquels la capitaine tenait le rôle principale. « Shit, » souffla-t-elle. Qu’avait-elle dit la dernière fois ? Qu’il valait mieux qu’elles ne se recroisent pas. Noûr s’en serait bien passé, elle avait eu son lot de frayeur pour les trente prochaines années. La demi-selkie vira de sa trajectoire immédiatement, rentrant la tête sous les épaules comme pour disparaître sur elle-même alors qu’elle s’immobilisait sur le côté d’un hangar dans l’espoir de ne pas avoir été vue.

Le soleil se lève déjà. C'est probablement cette réalisation qui te provoque cette désagréable sensation, comme un nœud dans l'estomac. Tu saurais pas dire ce que c'est, d'où ça vient. C'est étranger, c'est perturbant. Peut-être que tu as honte, aussi, de ressentir toutes ces choses que tu ne maîtrises pas. De constater que tu as fini par passer une nuit entière à vagabonder dans la ville, pour finir, comme toujours, sur les quais, ton visage fouetté par la brise fluviale et les odeurs de pétrole et de poisson. La vie était si simple il y a quelques années. A une époque où tout ce qui t'importait, c'était toi, tes désirs, tes envies. T'as envie de dire que tu sais pas ce qui a changé, mais force est de constater que tu es ici et pas ailleurs, les yeux rivés sur ton navire, ton obsession depuis que tu as pris pour la première fois la mer. Ce n'est pas innocent et tu le sais - bien que tu aies toujours été une experte dans l'art de te mentir à toi-même, tu n'y parviens plus aujourd'hui.

Quand tu vois ton navire, tu ne penses plus à tes réussites. Tu ne vois plus le léviathan qui t'entraîne dans les profondeurs, tu ne croises plus son regard glaçant. A la place, tu vois les cheveux dorés de Noûr. Tu ne supportes plus de prononcer son nom, ni même de le penser. Tu as honte. Cette sale hybride... Tu ne sais pas pourquoi elle t'obsède autant. Parce qu'elle t'a sauvé la vie ? Peu probable. Parce qu'elle est l'une des rares choses que tu ne peux pas posséder ? Sans doute. Parce qu'elle a cette force que tu envies, cette flamme qui refuse de s'éteindre... Tu ne la comprends pas, pas plus que tu ne comprends ton intérêt pour elle. Après tout, elle est tout ce que tu exècres. Une hybride, une moins que rien. Une femme.

Aujourd'hui tu penses à elle plus que jamais. Depuis que tu as appris que Dante l'avait fait envoyer aux Battues... Tu méprises si fort ton fiancé, peut-être autant que tu méprises l'inquiétude qui te tarit depuis que tu as appris la nouvelle. Les Battues sont finies, les prisonniers ont été libérés, pour une partie du moins. Et tu te demandes où elle est, Noûr. Si son corps git lamentablement au milieu des décombres du manoir de Zabini ou si elle est bien vivante, quelque part. Si elle a rejoint ces illuminés de l'Ordre, ou si elle en a profité pour fuir, rejoindre la Grèce, comme elle avait déjà tenté depuis l'Athena. Si elle pense à toi, elle aussi.

Un éclair blond te fait tourner la tête. Tu crois avoir mal vu, au départ. Pourtant c'est bien elle. Servie sur un plateau au moment où tu pensais le plus à elle. Tu lâches un rictus avant de t'élancer à sa poursuite. “ Noûr? ” Tu gagnes du terrain. “ Noûr... ” Tu la retournes par l'épaule et elle te fait enfin face. Tu ne dis rien pendant quelques secondes, submergée par cette émotion insupportable que tu ne parviens toujours pas à comprendre ni à maîtriser. “ You're alive. ” C'est dit avec un tel soulagement que tu te surprends toi-même. “ They say cockroaches never die, tu lances après quelques secondes, le temps de reprendre contenance. ”

Noûr se sentait bien et la sensation lui était presque surprenante tant elle ne l’avait pas vécue depuis longtemps. Un léger sourire venait ourler ses lèvres lorsqu’elle y pensait et que cela se peignait dans son esprit avec plus de réalité que jamais : c’était terminé, son calvaire anglais touchait à son terme, elle rentrait chez elle.

A côté, les quelques heures passées sur les docks un peu trop fréquentés pour une personne comme elle, qui ne donnait pas cher de sa peau si un agent de la VB la reconnaissait, semblaient dérisoires. Qu’étaient quelques risques de plus quand son bateau l’attendait à l’aube pour mettre les voiles sur la terre promise ?

Les doigts de Noûr trituraient nerveusement le bas de son T-shirt pour passer le temps, par chance, la température était douce et le léger clapotis de l’eau sur les coques des navires l’apaisait, tout comme l’odeur iodée qui chatouillait ses narines quand la brise agitait doucement ses mèches blondes. La demi-selkie se leva pour partir : comme une proie, elle ne se sentait jamais en sécurité nulle part et refusait de rester au même endroit de peur que son fumet n’atteigne un chasseur qui ne la trouverait que trop facilement.

C’était peut-être son instinct de survie aiguisé par des années à lutter pour sa peau qui l’avait alertée, parce que le cache-œil sur le visage de la femme était la preuve ultime – comme s’il en avait fallu une autre que la silhouette que Noûr aurait reconnue entre milles – que la nouvelle venue était Anthea. Ses cheveux avaient changé cependant, étrangement, la demi-selkie s’attarda sur ce détail alors qu’elle tentait d’échapper à la vue de la capitaine et de dissimuler sa haute taille derrière le premier container venu. Trop tard, elle avait accroché le regard d’Anthea, un regard qui lui avait tantôt fait froid dans le dos, tantôt lui avait fait vouloir se glisser dans la tête de la sorcière pour comprendre comment fonctionnait son esprit aussi orageux et incertain que l’océan en pleine tempête.

Noûr entendit son prénom, son cœur se mit à battre à un rythme effréné alors que sa respiration s’échappait de ses lèvres par hoquets hachés. Au contact sur son épaule, la blonde sursauta, certaine que jamais elle ne tolérerait plus qu’on la touche, encore moins lorsqu’on était Anthea. Elle se retourna tout de même, dévisageant la capitaine avec de grands yeux aussi consternés que plein d’appréhension.

- You're alive.

Pour un peu, Noûr s’en serait vexé. Depuis le temps, Anthea aurait du savoir qu’elle survivait toujours, quoiqu’il puisse lui arriver.

- You too, dit-elle dans un murmure, presque un reproche.

Anthea n’avait pas de raison de mourir, elle, mais Noûr aurait préféré ne pas la revoir, conserver d’elle cette image menaçante sur les docks et ne jamais réentendre sa voix ni sentir son parfum. Anthea n’était associée à aucun souvenir agréable et la demi-selkie ferait tout ce qui était en son pouvoir pour la chasser de son esprit une fois éloignée de l’Angleterre.

- They say cockroaches never die.

Noûr serra les dents, ses prunelles occupées à étudier les traits de la sorcière se faisant plus dures. Pendant un instant, l’expression d’Anthea l’avait surprise ; elle l’avait déjà vue pourtant, cet air comme soulagé et content de la voir. La capitaine finissait toujours par chasser les incertitudes de Noûr avec une remarque rabaissante et déplacée. C’était un mal pour un bien, Noûr ne voulait pas – ne voulait plus – se demander si Anthea était une bonne personne sous son extérieur mauvais, elle voulait rester persuader qu’elle était folle à lier et dangereuse. Il n’était pas difficile d’y croire.

- I’m a person, précisa-t-elle inutilement dans un marmonnement contrarié.

Elle avait déjà eu cette conversation avec Anthea et cela n’avait mené à rien, aussi se demandait-elle pourquoi elle continuait à se fatiguer à raisonner une femme résolue dans sa manière de pensée. Par ennui sans doute, ou parce que maintenant qu’elle en avait l’occasion, elle voulait mettre les choses au clair une dernière fois avec Anthea.

C'est bien elle, là, juste devant toi. Bien vivante. Tu reprends ton souffle, parce que t'es aussi essoufflée que si tu venais de courir un marathon. T'en reviens pas. T'étais tellement persuadée qu'elle était morte, après tout ce temps, après ce que Dante a fait, après la fin des Battues. Mais t'aurais dû t'en douter. T'aurais dû t'en douter que Noûr ne meurt jamais. Elle a survécu au léviathan. Elle a survécu à ton courroux et à sa fuite. Et elle est là, en un morceau, à te toiser de son regard incandescent, comme si tu n'étais rien, comme si elle n'avait pas peur de toi.

Son mépris t'insupporte, autant que le soulagement que t'as pu ressentir au premier abord en découvrant sa chevelure blonde au milieu de la foule. Le sentiment est vite passé, et il laisse place à une amertume, une frustration qu'elle seule est capable de te procurer. Parce qu'elle n'a pas peur, jamais, parce qu'elle ne se laisse pas impressionner par tes petits jeux tordus alors qu'elle n'est qu'une moins que rien d'hybride. C'est sans doute ce qui fait d'elle une bien meilleure personne que toi, mais ça t'es bien incapable de le voir. “ You too, elle rétorque avec l'once d'un reproche dans la voix. ” T'es encore trop sous le choc pour réagir. “ I’m a person. ” Good, tu te dis, parce que tu vois à quel point tu l'énerves. C'est peut-être le seul ascendant que tu peux avoir sur elle, alors t'insistes. “ Right... ” Tu prends un air faussement convaincue, arque un sourcil nonchalant.

Puis alors que ton cerveau se remet progressivement en marche, t'observes la scène d'un œil plus critique. Si cette rencontre te semblait fortuite, tu commences à réaliser que Noûr n'a définitivement rien à faire là. Parce que si elle est vivante, c'est qu'elle a survécu à la libération des Battues, et qu'elle est en fuite. Plus que jamais, elle est en fuite. Peut-être qu'elle a même rejoint ces connards de l'Ordre. Elle en serait capable... Et puis, vu votre dernière interaction, vu les promesses funestes que tu lui as faîtes, s'il y avait bien un endroit au monde où elle ne devrait pas être, c'est sur ces docks, à humer l'air marin. Quand bien même la mer lui manque, elle aurait pu la trouver ailleurs. Partout ailleurs. Mais pas ici, pas aux abords de cette Tamise polluée par ces crasses de moldus. Alors tu ne comprends pas. Il faudrait être stupide pour venir ici malgré tout. Et tu sais déjà que Noûr est tout sauf stupide.

“ What are you doing here? Trying to kill yourself? You know pretty damn well this is the most dangerous place for you. ” Ton air incrédule masque péniblement l'inquiétude, fugace mais bien présente, qui noue ta voix. “ Aren't you supposed to be hiding from the Government? Hiding from me? ”

La peur se mêlait à l’excitement et l’appréhension : Noûr était si près du but qu’elle en tremblait presque ; le temps paraissait s’étirer pour son plus grand déplaisir et il lui semblait que plus elle restait sur les docks, plus ses chances d’arriver s’amincissaient. C’était ridicule bien sûr, elle avait avancé l’argent pour sa traversée et elle ne perdait pas des yeux son bateau pour être certaine qu’il ne partirait pas sans elle, alors elle ne risquait rien du tout. Elle n’avait plus que ces mots à marteler avant de devenir folle d’angoisse : l’avenir était des plus incertains, elle n’avait jamais été aussi en danger, elle devait partir, il le fallait.

Le destin cependant la gardait liée à Anthea pour une raison que Noûr ne connaissait pas. Peut-être qu’il y avait derrière une histoire d’âmes sœurs ou une autre connerie à laquelle la demi-selkie ne croyait pas, quoiqu’il en soit, Anthea se matérialisait toujours sur son chemin et cela devait vaguement agaçant. Et si la sorcière l’empêchait de monter sur son bateau ? Si elle l’enfermait encore ? Noûr ne laisserait pas une chose pareille arriver, elle s’était faite avoir trop souvent pour que ça se reproduise sans qu’elle n’y fasse rien.

- Right...

Noûr souffla, agacée par le comportement d’Anthea quand elle savait pourtant déjà depuis longtemps que la sang-pur la voyait au mieux comme un individu de moindre importance, au pire comme un jouet avec lequel elle pouvait s’amuser tant qu’elle voulait. C’était ridicule de lui parler, ridicule et inutile, Noûr ferait mieux de chercher un moyen de la fuir ; quelque chose la retenait pourtant.

Ça avait toujours été comme ça avec Anthea, quelque chose chez elle donnait envie à la demi-selkie d’en savoir plus, de comprendre. Elle ne le voulait pas, elle se battait contre l’instinct qui lui soufflait que peut-être, Anthea n’était pas vraiment perdue, qu’elle pouvait être sauvée – Noûr n’était pas assistante sociale, elle avait fini de s’occuper des affaires des autres depuis bien longtemps.

- What are you doing here? Trying to kill yourself? You know pretty damn well this is the most dangerous place for you.

Qu’est-ce que c’était que ça, de l’inquiétude? Noûr fronça les sourcils.

- Why do you care? siffla-t-elle, sa voix gardée basse.

Pourquoi Anthea était-elle toujours sur son dos, à se demander ce qu’elle faisait et pourquoi ? Ça ne la regardait pas, Noûr ne voulait rien avoir à faire avec la capitaine et elle voulait encore moins de sa pitié – Pitié ? Anthea avait-elle même la capacité d'en éprouver ? –

- Whatever I’m doing is none of your business, I escaped remember? I’m no longer one of your pets, reprit-elle, son ton sec et ses yeux froids.

Noûr chassa tout questionnement : elle se fichait des intentions d’Anthea, elle voulait juste quitter l’Angleterre et être en sécurité pour la première fois depuis une éternité. Anthea ne méritait même pas de lui parler, elle avait contribué à faire de sa vie l’enfer qu’elle était devenue.

- Aren't you supposed to be hiding from the Government? Hiding from me?

Noûr décela dans la voix de la sorcière une intonation étrange qui la désarçonna. Elle s’en désintéressa aussitôt, elle ne voulait pas s’y attarder, elle préférait se concentrer sur sa colère et sa rage de vivre, ces émotions là l’emmèneraient loin, pas la curiosité malsaine qu’elle avait pour l’âme pourrie d’Anthea.

- I am – I was, until you made it clear to everyone that I was there, rétorqua-t-elle.

Elle ne devait pas tant attirer l’attention que ça lorsqu’elle était seule … pas vrai ? Une grande silhouette blonde comme la sienne rôdant sur les docks depuis des heures, ça ne pouvait que passer inaperçu – ça passait certainement plus inaperçu que le cache-œil d’Anthea que tout le monde devait connaître à des kilomètres à la ronde.

- You know that I’m not afraid of you anyway, ajouta-t-elle avec un air déterminé.

C’était un mensonge, elle avait beau être plus ou moins fascinée par Anthea et parfois croire entrapercevoir quelque chose qui n’était pas foncièrement mauvais en elle, la sorcière restait celle qui l’avait gardée cloîtrée dans une cage, qui l’avait empêchée de rejoindre sa mère patrie, qui l’avait renvoyée sur ce fichu bateau et l’avait narguée en faisant miroiter les côtes de son pays sans offrir de possibilité d'y retourner.

- What do you want now? Kidnap me again? I’m not letting you do that, not after everything that happened. Tell Dante he can go fuck himself by the way – did you know? Was it another of your plans?

Elle se perdait dans ses propres mots, ses lèvres formant à voix haute le venin qui lui traversait l’esprit. La rancœur était vivace, elle avait toujours su qu’elle ne pouvait faire confiance à personne et pourtant elle avait encore réussi à être déçue. Noûr s’était sentie particulièrement stupide, elle n'avait pas vraiment eu d'autre choix que d'obtempérer mais la lueur d'espoir qu'elle avait eue jusqu'au bout, celle qui lui avait laissé penser que peut-être Dante la laisserait tranquille ... Sa propre naïveté la dégoutait, mais elle avait fini désormais, plus personne n'aurait le loisir de prendre une décision à sa place, elle devenait son propre maître peu importe ce qu'il en couterait.

“ Why do you care? ” S'il y a bien une question à laquelle t'aimerais répondre, c'est bien celle-là. Pourquoi tu t'évertues à tourner autour de cette vulgaire hybride ? Pourquoi perdre ton temps à lui courir après comme une désespérée ? Parce que c'est ce que t'es, au fond. Une désespérée qui n'attend qu'un peu d'attention de sa part. Et pourquoi donc ? Tu n'as jamais été du genre à te soucier du ressenti des autres. Mais il est vrai que tu as ce besoin presque viscéral d'attirer toute l'attention. Qu'on t'adore, qu'on te déteste. Qu'on te mette sur un piédestal ou qu'on te craigne. T'as besoin d'accaparer les émotions de ton entourage, t'as besoin qu'ils n'aient d'yeux que pour toi. C'est presque physique. Et tu supportes pas l'indifférence qu'elle te sert, alors que t'es persuadée au fond que vous avez un lien spécial, quelque chose que t'as sans doute avec personne d'autre. Comment peut-elle ainsi l'ignorer ? Comment ose-t-elle prétendre qu'il n'y a rien et te faire te sentir aussi misérable ? Pour tout ça tu lui en veux, et c'est sans doute pour cette raison que tu t'acharnes à la faire te détester. Pour qu'au moins elle ressente quelque chose à ton égard. “ Whatever I’m doing is none of your business, I escaped remember? I’m no longer one of your pets. ” Piquée, tu répliques aussitôt. “ This is not how it works, sweetie. You can't just choose when I stop chasing you. ” Étrange choix de mots, tu en conviens. “ I am – I was, until you made it clear to everyone that I was there. ” “ Oh boohoo, it was quite a stupid thing to come here in the first place. ” Mais il est vrai que votre altercation a dû éveiller l'intérêt de quelques badauds et soudainement, tu te mets à jeter des regards autour de toi, comme pour t'assurer que personne vous regarde.

“ You know that I’m not afraid of you anyway. ” Y a tellement de détermination dans son regard que tu restes de marbre. C'est un défi, qu'elle te lance, et auquel tu réponds allègrement. Tu fais un pas en avant, envahis son espace personnel. “ But why? ” Nouveau pas en avant, peu importe si elle recule, tu avanceras tout autant. “ Why aren't you afraid of me? ” T'as le regard fixé sur elle parce que t'as besoin de comprendre, t'as besoin qu'elle réponde à cette question qui te taraude depuis que tu l'as rencontrée ou presque. “ Everyone else shies away when I come. Nobody dares talk to me like this. But here you are- ” Tu fais un geste de tes mains en sa direction. “ Why can't you be afraid like everyone else? ” Sans doute que ça te ferait gagner quelques nuits de sommeil.

“ What do you want now? Kidnap me again? I’m not letting you do that, not after everything that happened. Tell Dante he can go fuck himself by the way – did you know? Was it another of your plans? ” Ta mâchoire se serre presque immédiatement. Dante. Stupid Dante... Tu ne supportes pas l'idée qu'il ait joué avec elle, qu'il ait posé ses sales pattes sur elle et qu'il l'ait envoyée à une mort certaine sans te consulter. Mais sans doute était-ce ça, leur deal ? Un moyen de lui prouver que toi, ô Anthea la jeune mangemort prodige, toi tu ne t'intéressais pas à une simple hybride. Quand bien même, cette histoire t'avait laissé un goût amer. “ I had nothing to do with this, tu grinces. ” T'es soudainement froide, de retour à cet état constant dans lequel t'as l'habitude de naviguer. Celui dans lequel tu ressens plus que du vide et de l'ennui. Celui que t'essayes de fuir par tous les moyens et Merlin sait à quel point Noûr te le fait oublier. Mais ta colère est froide et tu poursuis. “ I never wanted this. I never- He shouldn't have done that. ” Et pour son écart, il paiera le prix. “ I don't want you to die, tu finis par lâcher après un moment. ” T'es toujours impassible, et c'est très étrange de te voir te confier alors que ton visage n'exprime aucune émotion. “ All I want, is for you to acknoledge... to stop pretending that you're above it all. ” D'arrêter de faire comme si tu n'étais rien et que vous n'aviez rien. Si ça fait sens ? Ça ne fait pas vraiment sens dans ta tête. Elle t'a sauvé la vie et peut-être que t'as assimilé ça à de l'intérêt, à plus d'intérêt qu'on t'ait porté dans toute ta vie et peut-être que tu n'as juste pas envie d'accepter que ça ne veut rien dire. Qu'il n'y a rien. Que tu es toujours seule, dans les abysses obscures qui hantent ton cœur depuis toujours.

Noûr voulait partir, rien que ça, la pensée hantait ses jours et ses nuits depuis trop d’années pour qu’elle ait pu tenir le compte et voilà qu’elle touchait du bout des doigts sa libération. Elle y avait pensé tellement de fois qu’elle avait un nombre incalculable de plans et d’issues si les choses venaient à se compliquer, et ce moment qu’elle avait tant attendu, celui où elle n’aurait plus d’autre choix que de fuir, plus rien à perdre était là, maintenant, c’était son occasion.

Le plan était simple, elle l’avait bien réfléchi, tout était prêt et l’engrenage était lancé ; la moitié des étapes étaient franchies, il ne restait plus qu’à prendre le bateau sans encombre, payer le reste de la traversée au pêcheur et espérer qu’il ne la trahirait pas. Elle n’avait pas confiance en lui, comme elle n’avait confiance en personne, mais s’il le fallait, elle fuirait le navire et parcourrait le reste du chemin à la nage. Ce serait difficile, peut-être qu’elle ne réussirait pas – il fallait qu’elle réussisse. La liberté était à sa porte.

Et entrait Anthea comme un mauvais running gag dans la vie de Noûr ; Anthea qui venait lui rappeler son existence quand Noûr avait pourtant autrement plus important à penser qu’à une mangemort notoire qui avait faisait naître des sentiments contraires dans son cœur et qui avait fait de sa vie un enfer. C’était sans doute sa malédiction pour s’être laissée avoir en premier lieu par les anglais, elle était désormais condamnée à traîner dans son sillage une capitaine de navire folle à lier qui semblait obsédée par sa personne. Elle aussi, Noûr était ravie de pouvoir la fuir.

- This is not how it works, sweetie. You can't just choose when I stop chasing you.

Noûr laisserait avec joie derrière elle ces incessantes comparaisons avec un animal ou un monstre, ces réductions à l’état de chose dont Anthea pouvait disposer comme elle le souhaitait. Noûr n’avait que trop tenté de lui faire entendre qu’elle était tout aussi humaine qu’elle, tout aussi capable de réfléchir et de ressentir. Ce n’était plus la peine désormais, elle partait.

- Oh boohoo, it was quite a stupid thing to come here in the first place.

- You know I can’t help coming back to you, rétorqua-t-elle avec un sarcasme glacé.

Elle s’en voulait de toujours créer des situations propices à mettre Anthea sur son chemin, mais il s’avérait qu’Anthea était toujours autour de l’eau, or Noûr ne restait jamais bien loin de l’eau de peur de s’assécher.

Et elle voulait partir maintenant, évacuer le ponton qui commençait à être un peu trop fréquenté au goût de la demi-selkie, se cacher en attendant l’heure T. Elle jetait de nerveux coups d’œil tout autour d’elle pour s’assurer que personne ne les regardait, que personne ne la reconnaissait, elle guettait aussi les vêtements, autant pour fuir à la vue d’un uniforme que pour ne pas rater l’arrivée du pêcheur qui la conduirait loin d’ici.

- But why?

Elle avait reporté son attention sur Anthea, ses pupilles suivirent la courbe de sa mâchoire, la ligne de son nez, s’arrêtèrent dans ses yeux gris. Elle avait sincèrement l’air intéressée par la réponse, si bien que Noûr trouva la volonté de ne pas reculer lorsque la sorcière empiéta volontairement dans sa zone de confort. Tant que la capitaine attendait des réponses de sa part, la demi-selkie avait la main. Elle se permit de soutenir son regard, appuyant de fait son propos précédant, et releva légèrement le menton comme pour se donner plus de hauteur qu’elle n’en avait déjà.

- Why aren't you afraid of me?

Mais Noûr n’avait pas la réponse. Elle n’avait pas peur d’Anthea, elle la méprisait seulement assez pour ne pas vouloir la croiser, elle la mettait assez mal à l’aise pour qu’elle s’esquive à son contact. Ses idées tordues l’inquiétaient oui, mais pas sa personne : elle n’était qu’humaine, Noûr avait eu plusieurs occasions de s’en rendre compte et ce n’était pas le genre de choses qui lui échappaient. Démystifier les monstres était tout ce qu’il fallait pour arrêter d’avoir peur.

- Why would I? dit-elle avec plus d’incertitude qu’elle ne le voulait.

Anthea en avait eu des occasions de la tuer, de lui faire bien pire que ce qui n’avait déjà été fait. Ça n’avait jamais eu lieu, mais Noûr savait que la sorcière en était capable, elle avait ainsi compris qu’elle ne le voulait pas. Pas encore. Pourquoi changerait-elle soudain de ligne de conduite ? C’était en tout cas ce sur quoi se basait la demi-selkie pour garder son regard plongé dans celui d’Anthea et ses pieds fermement ancrés au sol.

- Everyone else shies away when I come. Nobody dares talk to me like this. But here you are- (Noûr suivit des yeux la main qui s’agitait) Why can't you be afraid like everyone else?

- I’m not affraid of people anymore, répondit-elle seulement.

Le noir lui faisait peur, l’enfermement, la folie, la mort – plus que tout, elle avait peur de la peur elle-même qui menait aux pires extrémités et conduisait à se perdre soi-même. Ça n’arriverait plus jamais.

Elle avait accueilli les Battues avec cynisme, si elle ne s’attendait certainement pas à cela, elle n’avait pu se dire réellement surprise : on ne pouvait pas l’être lorsque l’on connaissait l’étendue de la cruauté des anglais. Elle s’était pliée à la vie frugale sans rien dire, ne s’était pas mêlée au groupe de peur de se voir planter un couteau dans le dos, sa porte de sortie était en fait arrivée bien plus vite que ce qu’elle n’avait prévu. Noûr avait ainsi regardé la résistance avec tout autant de scepticisme tout comme elle avait contemplé les corps qui s’amoncelaient sur la plage, ceux qu’on laissait en arrière et qui ne reverraient jamais le soleil. Elle, elle voulait vivre et elle ne raterait pas sa chance, alors elle avait fui le bateau à la première occasion et voilà où elle en était désormais, à affronter une dernière fois le plus persistant de ses vieux démons.

- I had nothing to do with this.

Noûr était presque surprise de l’authenticité de sa réaction, du moins reconnu-t-elle le changement brutal de ton comme un signe que le sujet était sensible. Très bien, ça l’était aussi pour elle, elle avait après tout dû jouer les pantins pour Dante, servir à ses noirs desseins pour se voir remercier par une trahison de plus.

- How am I supposed to believe that? s’enquit Noûr sur un ton qui se voulait arrogant.

Elle n’avait rien à gagner à provoquer Anthea si ce n’est une certaine fierté à la voir sauter à pieds joints dans ses jeux d’esprit ; elle l’avait bien mérité.

- I never wanted this. I never- He shouldn't have done that.

La cage où Anthea avait enfermée Noûr n’était pas si différente de l’île où elle avait atterrie, la demi-selkie n’aurait pas été si étonnée de savoir que la sorcière avait trouvé un nouveau jeu. A son arrivée à Gracefield, une prisonnière lui avait parlé de la curiosité malsaine de personnes qui venaient les regarder ou pire, venaient les chasser. Anthea aurait pu faire partie de ceux-là, Noûr n’en aurait pas été surprise le moins du monde.

- Right, marmonna-t-elle.

- I don't want you to die.

Noûr aimait se croire inébranlable, elle voulait croire que plus rien de la nature humaine ne pouvait l’étonner ou la prendre au dépourvu. Jusqu’alors, tout l’avait confortée dans cette idée. Six mots d’Anthea venaient de renverser un château de carte bien établi et Noûr la détestait pour ça. Dans ses opinions bien arrêtés, Noûr finissait toujours interloquée par ce qu’il y avait sous la surface, derrière les abysses et la cruauté qui brillaient dans les yeux d’Anthea.

- What?

Noûr sonda le visage de la sorcière, chercha un signe qu’elle plaisantait, qu’il s’agissait encore d’un de ses jeux barbares, mais elle n’y trouva que du vide. Ça la rendit nerveuse, ses bras croisés sur sa poitrine, elle pinça le tissu de la manche de son T-shirt pour évacuer un peu de la tension que lui causait Anthea à ainsi jouer avec sa tête et ses certitudes. C’était presque trop facile pour elle, Noûr ne pouvait plus supporter le contact permanent avec quelqu’un ayant cette capacité à s’infiltrer derrière ses barrières.

- All I want, is for you to acknowledge... to stop pretending that you're above it all.

- I don’t know what that mean Anthea, trancha-t-elle. You make no sense. Are you even making sense to yourself? Do you even know what you want from me? Because I know what I want, it’s not to see you again. I don’t want to be your pet, I don’t want to be your friend, all you ever did to me is torturing me – and for what? I’m not above anything, I don’t pretend shit, why are you using that to keep hunting me?? s’écria-t-elle. I saved you once, then you save me back and took me on your boat, we were good at the time but you kept coming after me? What have I done to trigger that?

Noûr en profita pour reculer et remettre un peu de distance entre Anthea et elle. La frustration crispait ses muscles et froissait ses traits ; elle reposa les yeux sur la sorcière.

- I am not above everything, see? I still don't understand you at all.

La demi-selkie aurait aimé partir maintenant, autant qu'elle aurait aimé dénouer le problème Anthea et voir la sorcière faire sens à ses yeux ; elle avait surtout besoin de se cacher alors que son éclat de voix avait attiré l'attention de quelques marins qui faisaient mine de continuer leurs affaires mais tendaient l'oreille. Du moins Noûr le croyait-elle dans sa constante impression que le monde conspirait contre elle.

T'as beau savoir que c'est du sarcasme, qu'il faudrait pas trop t'y attarder, mais le “ You know I can’t help coming back to you ” sonne comme une petite victoire dans ton esprit tordu. Elle a beau se mentir à elle-même, toi tu n'es pas dupe. Noûr est liée à toi, qu'elle le veuille ou non. C'est un fait, et votre nouvelle rencontre en est la preuve. Tu sais pas si c'est les astres ou Merlin lui-même qui a parlé - de toute façon tu crois pas en ces sornettes - mais vos vies semblent étroitement entremêlées, depuis le jour où vous avez échangé un premier regard. Tu idolâtres votre relation depuis, comme quelque chose d'exceptionnel, quelque chose de fort et puissant, auquel tu n'étais pas préparée. Tu vois Noûr comme une exception parmi une mer de déceptions. La personne qui a préféré risquer sa vie pour que toi tu vives, en dépit de vos différences. La première preuve que quelqu'un a bien voulu de toi, et t'es pas prête d'accepter que ça ne veut rien dire. Que c'était juste par gentillesse et que Noûr est tout simplement une bien meilleure sorcière que toi. Bien sûr que non. C'est elle, c'est elle qui a fait le premier pas et qui refuse de l'assumer maintenant. C'est elle la lâche. C'est elle qui est pleine de désillusions.

“ Why would I? ” Les mots t'assomment comme une enclume, tu prends le temps de les digérer. Why would I? Tu sais pas trop comment le prendre, parce que t'as toujours été fière d'imposer une aura de terreur partout où tu vas. Ça te définit, ça te rassure. C'est quelque chose que tu peux contrôler. De l'attention maîtrisée. Tu tiens le monde dans ta main et tu fais faire ce que tu veux à tous ces pantins qui se pavanent devant toi pour implorer ta clémence. Et puis, c'est toujours plus simple de te définir par le monstre qui a toujours sommeillé en toi. Beaucoup plus simple que d'accepter que tu n'es qu'une simple humaine, ni plus ni moins. “ I’m not affraid of people anymore. ” I'm not just people, que t'aimerais lui crier, mais les mots restent bloqués dans ta bouche alors t'as juste l'air vaguement constipée. Peut-être que tu dis rien parce que tu réalises que c'est pour ça que tu lui cours après. Parce que Noûr est la seule personne qui te fait te sentir comme une humaine et pas comme un monstre.

“ How am I supposed to believe that? ” Tu lâches un rictus, presque déçue qu'elle ne te connaisse pas mieux. Qu'elle s'évertue à ne pas comprendre. Toi, tu ne lui as jamais voulu de mal. Tu l'as toujours traitée avec bien plus d'égard que ce qu'elle mérite, au vu de la qualité de son sang. Tu t'es confiée à elle comme à une égale, même si elle était enfermée dans ton appartement. Jamais tu ne l'aurais envoyée mourir aux mains d'un·e autre. Jamais.

“ What? ” Enfin tu la désarmes. Enfin tu vois la confusion se peindre sur son visage et la satisfaction que ça te procure effacerait presque le regret que t'éprouves de t'être encore livrée à elle comme sur un plateau repas. Noûr à cette capacité inquiétante de te pousser à lui dire des choses que tu ne t'avoues même pas à toi-même. C'est dangereux. C'est un jeu dangereux auquel tu n'es pas prête d'arrêter de jouer.

“ I don’t know what that mean Anthea. You make no sense. Are you even making sense to yourself? Do you even know what you want from me? Because I know what I want, it’s not to see you again. I don’t want to be your pet, I don’t want to be your friend, all you ever did to me is torturing me – and for what? I’m not above anything, I don’t pretend shit, why are you using that to keep hunting me?? I saved you once, then you save me back and took me on your boat, we were good at the time but you kept coming after me? What have I done to trigger that? I am not above everything, see? I still don't understand you at all. ”

Tu restes immobile, impassible, sonnée par l'éclat de Noûr. Elle se recule et par instinct tu lui agrippes le poignet, serrant fort pour pas qu'elle parte. Y a de la colère dans ton regard, et surtout beaucoup de confusion, parce que t'arrives pas à gérer toutes les infos qui se catapultent dans ton cerveau. Toutes ces questions qu'elle t'assène sans que t'aies la moindre foutue réponse à lui offrir. Tu la regardes, juste, avec une intensité qui t'est propre, le cœur martelant tes côtes, le reste du monde devenant flou.

Il n'y a plus qu'elle.
Devant toi, dans ta tête, il n'y a plus qu'elle.
Elle et ses mots qui résonnent encore dans ton esprit, qui te heurtent à chaque passage. Tu la détestes et tu veux lui faire du mal, mais en même temps t'as la gorge qui se noue et tu préfères ignorer ce fait et reloger tout dans ta colère, comme tu sais si bien faire. Et le masque impassible ne tombe pas, et ta gorge se détend, et le monstre gronde dans ta poitrine. Il hurle pour que tu le libères.

Et puis tu croises le regard de Noûr, et tu comprends.

Tu la veux.
Tu la veux.
Tu la veux.

Tu la veux, entière, à toi, à personne d'autre. Tu la veux et t'aimerais qu'elle te veuille tout autant et tu la forces à rester avec toi, tu la forces à te dire qu'elle aussi s'intéresse à toi. Mais c'est dans ta tête. Elle, elle te l'a dit, elle a plus envie de te voir. Mais tu supportes pas cette idée parce que toi t'aimerais la voir tous les jours, t'aimerais qu'elle te montre la même attention qu'elle t'a porté en pleine mer. T'aimerais que ce soit vrai, rafraîchissant. Qu'elle t'aime comme une personne et pas comme Dante aime le monstre. T'aimerais qu'elle fasse de toi quelqu'un de simple et normal, quelqu'un qui vit la vie sans vouloir la détruire. Quelqu'un qui n'a pas besoin du chaos pour ressentir quelque chose. Parce qu'elle te suffirait, Noûr, enfin c'est ce que tu crois. T'as envie de croire qu'avec elle ton monstre finirait en cage. Que la vie serait plus belle et plus simple.

Mais c'est dans ta tête.

Une vague de dégoût te submerge et tu lâches ton emprise, le reste de ton corps toujours immobile. Tu détournes le regard, ne supportant plus de la voir, ne supportant plus de la toucher. Tu peux pas. Pas toi, pas Anthea, pas une mangemort. Tu ne peux pas nourrir une pareille affection à l'égard d'une hybride. A l'égard d'une femme, même. Ta propre réalisation te donne envie de vomir et pendant l'espace d'un instant t'as bien l'impression que c'est ce qui va se passer. Tu retiens ta nausée et tu finis par articuler, la voix plus faible qu'à ton habitude.

“ Go. ”

Comme la dernière fois que vous vous êtes vues, mais pas tout à fait. Parce que cette fois, tu ne veux vraiment plus la voir. Cette fois, tu sais que c'est toi qui risque le plus gros si tu recroises son chemin.

“ Leave. Leave me. ” Laisse moi comme tous les autres. Parce que c'est bien plus simple comme ça. Parce que ça je connais. Parce que ça me rassure. Tu veux qu'elle parte et qu'elle te laisse, pour que tu puisses la blâmer encore et pour que la vie puisse suivre son cours.

“ Just fucking leave. ”

Cette discussion était la dernière, c’est ce que se répétait Noûr  en espérant qu’Anthea ne tenterait rien pour l’empêcher de partir, qu’elle ne reviendrait pas à sa bonne vieille habitude de l'enchaîner ou de l’enfermer autrui la garder près d’elle. La demi-selkie avait un peu de peine pour elle au fond. Un peu. Elle n’oubliait rien de ce qui lui avait été fait et une part d’elle en voudrait toujours à Anthea de lui avoir imposé tant de choses, mais restait une voix que Noûr tentait d’enterrer, une voix qui lui soufflait que la sorcière avait des raisons plus profondes que la simple cruauté.

Il fallait tout de même qu’elle s’échappe, plus les secondes passaient, plus Anthea pouvait préparer un plan pour l’emprisonner, ou la tuer, pour ce que Noûr en savait. Elle avait assisté à des éclats, savait qu’elle n’était pas à l’abri d’en provoquer un. Elle provoquait, en plus, elle ne pouvait pas partir quand rien n’avait été clarifié entre elles. Anthea devait savoir qu’elle avait causé de la souffrance, Noûr aurait voulu qu’elle en prenne conscience et émette des regrets, mais elle n’était pas certaine que la sorcière soit capable de cela.

La capitaine la laissait dans la plus grande des incompréhensions, envoyait sans cesse des signaux contradictoires et Noûr était fatiguée de tenter d’y mettre du sens. Elle ne devait rien à Anthea, certainement pas de chercher une humanité derrière ses actes cruels, pas plus qu’elle ne devait pardonner ce qu’elle lui avait infligé. Elle ne comprenait pas ses changements d’humeur, n’arrivait pas à déterminer ce qu’elle avait derrière la tête. Il fallait que ça cesse, Noûr ne supportait plus de penser à elle constamment, Anthea ne méritait pas tant d’intérêt de sa part.

Lorsqu’elle lui agrippa le poignet, Noûr tenta de se libérer de son emprise en tirant d’un coup sec. Les contacts physiques la révulsaient pourtant Anthea s’acharnait à lui en imposer. Elle ne réussit même pas à récupérer son bras, dut se résoudre à fusiller la sorcière du regard, s’efforçant de dissimuler l’inquiétude que lui généraient les traits impassibles de la capitaine.

L’emprise disparut, au sens propre comme au figuré – Anthea avait détourné le regard la première, Noûr était certaine que c’était la première fois. Les rôles s’inversaient ? Elle frotta son poignet, recula d’un pas pour être certaine d’être aussi hors de portée qu’il était possible.

- Go.

Elle cilla, surprise par l’ordre qu’elle était pour une fois prête à accepter. Elle voulait partir depuis le début de la conversation, pourtant quelque chose la retenait près d’Anthea. Ce n’était pas dans l’ordre des choses, la capitaine n’était pas celle qui la sommait de partir. Du moins pas comme si c’était définitif.

- Leave. Leave me.

Était-ce enfin terminé ? Les confrontations, les discussions, les tentatives de percer leurs mystères respectifs ? Noûr dévisageait Anthea sous ses sourcils froncés, elle fit un pas en arrière, hésita. C’était fini, elle était libre.

- Just fucking leave.

La demi-selkie opina silencieusement, ses iris s’attardèrent sur les traits d’Anthea et elle tourna les talons, ne trouvant rien à ajouter – qu’aurait-elle pu dire de plus ? Il ne restait plus que quelques heures, une journée, avant le départ de Noûr, Anthea ne pourrait rien faire dans un délais aussi court ; Noûr se cacherait pour lui échapper, si seulement la sorcière essayait de la rattraper. Elle avait pourtant espoir que cela n'arrive pas, elle espérait qu'Anthea avait compris, qu'elle abandonnait enfin cette bataille qui se jouait depuis leur rencontre. Noûr jeta un œil en arrière, reprit sa route. C’était terminé, elle la laissait partir une dernière fois et même si elle tentait de la rattraper plus tard, Noûr ne serait plus là. Elle touchait enfin à sa liberté, la vraie.

FIN.