tous les cris, les SOS (gangrène)

"Non, pas à mon souvenir. On a dû se dire qu’il reviendrait tout seul…" Garfield hausse une épaule lourde, grattant une tache invisible sur la surface de son verre (ses ongles sont tellement sales que c’est limite lui qui salit le verre...). "Oui, ça fait sens..." C’est qu’il en connaissait un rayon, sur les avis de recherches, pour en avoir été à l’origine tant de fois... Généralement, les Warlocks mettaient la main sur des mômes sans famille, mais il arrivait qu’ils fassent mauvaise pioche. Et puis, là encore, il s’agissait d’enfants; il était plus difficile d’établir une limite de quand est-ce que la disparition d’un homme adulte devenait suspicieuse et inquiétante. D’autant plus lorsque la famille traînait dans des affaires de gangs, où les disparitions douteuses étaient aussi fréquentes.

"J’ai eu le temps de regarder l’arbre qu’il m’a filé : ça a l’air authentique, pour de vrai. Résultat, le mioche -bon, tu me diras, il a plus de vingt ans- est censé venir déjeuner chez les parents, histoire qu’il nous explique un peu son parcours…" Garfield relève la tête, contenant avec peine l’agitation de sa respiration. Fionn avait un fils. Cette révélation soulevait une vague de chaleur dans sa poitrine, aussitôt suivi d’une pression sur son cœur, comme s’il était comprimé entre deux plaques chauffantes, comme s’il était chauffé au fer blanc avant d’être écrasé pour en faire il ne sait quelle arme. Il se retient gros comme ça de demander à être là pour le déjeuner, ayant conscience que sa présence serait des plus malvenues, du fait de son allégeance aux Warlocks (et peut-être aussi de ses mauvaises manières, quand on voit toutes les miettes de fritures qu’il a éparpillé sur son côté de la table). "Hm, c’est bien, ‘faut qu’il rencontre la famille," éructe-t-il simplement, d’une voix si basse qu’il aurait aussi bien pu être en train de roter. "Écoute, Gus, ça c’était les nouvelles chaotique et pas trop naze ensemble, en vrai." Le poing de l’homme se serre, ses ongles bouffés pressant contre la pulpe de sa paume. "Hm-hmm," ronfle-t-il, l’air de dire: bring it on.

Toute sa silhouette épaisse s’est comme crispée dans sa chaise, si bien qu’il ressemble à une grossière statue. "La mauvaise nouvelle, c’est que ce môme a voulu me rencontrer pour que je lui raconte des trucs sur son père, qu’il n’a vraiment pas connu… parce que Fionn est mort quand Maitias avait 4 ans." Garfield se fait violence pour ne pas bouger. On ne réalise qu’il retenait sa respiration que lorsqu’il vide ses poumons d’un souffle abasourdi. Puis, progressivement, il se met à hocher du chef. "Ah."
Il ne sait pas s’il s’en doutait, et s’il attendait simplement qu’on le lui formule à haute voix. Il ne sait pas s’il ne s’en doutait pas, s’il continuait de nourrir ce stupide espoir. Il ne sait pas ce qu’il ressent, en cet instant; un douloureux soulagement, une profonde tristesse, de la frustration, de la colère. Une impression d’avoir attendu tout ce temps pour rien. Fionn était parti, parti, et depuis si longtemps. "Ça valait le coup d’att—" La remarque un peu amère qu’il commence à cracher s’interrompt à cause d’un sanglot incontrôlé qui secoue ses larges épaules.

Affalé dans sa chaise en plastique, Garfield porte la main à son visage, ses ongles sales plantés dans ses yeux boursoufflés, gonflés de larmes qui explosent au contact de ses doigts. Il sanglote pendant d’interminables minutes, dans un silence relatif, entrecoupé de hoquets humides et de reniflements. Près de trente ans à s’accrocher mollement, vainement, au retour de quelqu’un qui avait disparu depuis presque autant de temps. Garfield réalise sans doute qu’il aurait pu profiter de toutes ces années pour faire son deuil, mais qu’on ne le lui autorisait que trente ans plus tard, alors qu’il était désormais trop vieux pour régler quoi que ce soit dans sa tête. "Il aurait pu nous prévenir, ce con..." gémit-il, dans une tentative de faire de l’humour, gâchée par la tristesse portée par sa voix faible.

Il finit par se calmer, s’essuyant les yeux et le pif du revers de la manche de sa veste en cuir. "Désolé, Remy, j’sais pas c’qui m’a pris, c’est monté d’un coup..." Il se redresse dans sa chaise, se raffale aussitôt, comme si l’attraction terrestre pesait davantage sur lui que sur les autres. "Et euh, hrm, ça va, toi et ton frère, j’veux dire... C’était vot’ frère, quoi... J’devrais pas être celui qui chiale..." L’embarras lui chauffe un peu les joues et les oreilles, face à la peine sobre de son interlocutrice.
"Et euh... tu crois que... tu crois que j’pourrais rencontrer le môme, là, euh... Maitias, c’est ça?" Dans les faits, ça n’était peut-être pas la meilleure idée; Garfield était de loin un adulte respectable, et il serait sans doute une mauvaise influence pour le jeune homme. Mais dans l’immédiat, il ne voit pas ce dont il aurait besoin d’autre; et quand bien même Remy jugerait bon d’inventer une excuse pour lui dérober le fils de Fionn, il trouverait bien un moyen d’entrer en contact avec lui.

La brise marine fait se hérisser les poils des avant-bras nus de Grainne, qui se dit qu’elle aurait peut-être pu prendre une cape avec elle. Les doigts serrés sur la poignée de sa canne, elle observe le visage de son interlocuteur. Ça fait longtemps qu’elle connaît Gus. Elle l’a connu quand elle était gamine, elle l’a vu changer avec le temps, lorsqu’il a rejoint les Warlocks, un peu en même temps que la disparition des Warlocks, d’ailleurs. Elle n’est pas bête et elle sait parfaitement que la mort avérée de Fionn ne va pas lui faire plaisir. Alors elle le scrute, hésite à sortir une clope pour l’occasion, mais se retient pour le moment.

En premier, il hoche la tête, alors qu’un soupir lui échappe. "Ah." Elle le fixe. Elle ne devrait peut-être pas, mais à l’instant où elle lui annonce la mort de son frère aîné, de son vieil ami, elle veut constater de ses propres yeux l’effet que cela a. Elle espérait qu’il s’était préparé à l’éventualité que Fionn ne réapparaisse jamais, mais constate, dans le timbre, dans l’interruption "Ça valait le coup d’att—" dans le tressaillement qui le prend, que le choc est quand même particulièrement violent et douloureux.
Grainne le regarde, et elle ne dit rien, ne fait rien, ne bouge pas. La brise marine tout au plus secoue ses boucles blondes alors qu’elle est penchée vers Garfield, mais à part ça, on pourrait la croire pétrifiée. On pourrait d’ailleurs s’étonner qu’elle ne joigne pas ses larmes à celles de Garfield, mais il s’avère qu’elle a probablement déjà vidé tout ce que ses glandes lacrymaires pouvaient produire dans les bras de Darragh ou de Mike, et qu’à vrai dire aussi, elle s’y attendait depuis longtemps (ce qui, cela dit, n’enlève rien à la peine).
À regarder Garfield sangloter, elle hésite à lui apporter un maigre réconfort, mais redoute un éventuel coup de sang et reste donc dans sa chaise, le laissant entamer son deuil, digérer la terrible nouvelle qu’elle lui apporte, et peut-être reprendre un peu contenance. Ses sourcils de Grainne sont abaissés et on peut aisément voir sur son visage qu’elle compatit à la peine d’Angus, lui laissant le temps de pleurer sans l’interrompre, sans le forcer à aller plus vite qu’il n’en aurait besoin.

Et puis, finalement, il arrive à articuler un "Il aurait pu nous prévenir, ce con..." qui manque certainement de mordant et de panache, puisqu’il est soufflé dans un gémissement. Elle hoche la tête, concède un : "Ouais c’est sûr." sans chercher à parler davantage. C’est qu’elle a une boule dans le fond de sa gorge, aussi, et les idées sombres.
Gus reprend et s’excuse : "Désolé, Remy, j’sais pas c’qui m’a pris, c’est monté d’un coup... - T’en fais pas…" souffle-t-elle doucement en haussant les épaules, et en s’appuyant de nouveau au dossier de sa chaise, alors qu’elle était penchée vers lui depuis quelques minutes. Elle ne lui en tient pas rigueur, et de toute façon, ça veut quand même un peu dire aussi qu’il reste l’ancien Gus, celui qu’elle a connu gamine, derrière cette carapace de crasse et de saloperies.
"Et euh, hrm, ça va, toi et ton frère, j’veux dire... C’était vot’ frère, quoi... J’devrais pas être celui qui chiale..." Elle renifle. "… Ça va. On se fait à l’idée… Ça a surtout été dur de l’annoncer aux parents, comme t’imagines…" Elle ne rentre pas plus dans les détails, un peu pudique quant à la douleur des Lynch d’apprendre que leur ainé était bel et bien mort. Elle repense brièvement au dîner en famille, pendant lequel, il faut bien le reconnaître, tout était très maladroit, sauf peut-être Fiona qui était aux anges…(mais qui justement était un peu aussi étrange dans sa façon de se comporter). "Et puis arrête tes conneries : à certains égards, t’étais plus proche de Fionn que nous… En âge, t’sais." ajoute-t-elle rapidement, comme pour convaincre d’éventuelles oreilles qui pourraient traîner et écouter leur discussion (on ne sait jamais, hein) que Garfield était tout à fait respectueux des règles du Ministère.

C’est le moment que choisit Gus pour hasarder une demande que Grainne n’avait pas forcément anticipée (mais que Darragh avait envisagée) : "Et euh... tu crois que... tu crois que j’pourrais rencontrer le môme, là, euh... Maitias, c’est ça?" La blonde relève la tête vers son interlocuteur, le scrute quelques secondes, la mine songeuse. Elle reprend une gorgée de bière pour se laisser le temps de trouver une façon correcte de répondre sans froisser le Warlock. "Mmmmmh…" C’est fort peu concluant, ça. En même temps, elle se souvient de Darragh qui lui avait presque prédit que Gus demanderait un truc du style. "Écoute, pour le moment, on est encore en train d’essayer de voir ce qu’il sait de nous et tout… Et c’est déjà beaucoup pour lui de se découvrir toute une famille qu’il ignorait…" D’un ongle, elle se gratte la tempe gauche rapidement, comme prise d’une démangeaison soudaine, et puis nettoie son ongle en dérobant ses prunelles à celle du sorcier, tout en proposant avec détachement une solution qui semble plus être un pis-aller pour l’heure : "Donc je dirais plutôt « pas tout de suite », pour que tu le rencontres, si ça te va." Plutôt lui dire « peut-être » que « non », histoire de tabler sur le fait que Garfield saura être un peu patient. Et d’ajouter, avec un sourire entendu : "Histoire qu’on finisse nos vérifications… On n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise, hein…" C’est que le mioche, ils l’ont pas vu grandir, et même s’il a l’air fiable, ils ignorent encore beaucoup de choses à son égard.
"Mais j’te dirai, promis." Et sur ce, elle siffle le fond de sa bière (il n’en restait pas beaucoup) avant de reposer le verre dans un toc mat, et de le regarder avec un relent d’incertitude : "Ça va aller, au moins ?" C’est que coup sur coup, elle lui a fait tomber une armoire à glace et un piano à queue sur la gueule, donc elle a un peu de scrupules à le laisser en plan comme ça sans s’enquérir de son état d’esprit.

Garfield ne comprend pas tout de suite que Remy n’est pas particulièrement encline à l’idée de lui présenter la soi disant progéniture de Fionn. Il est encore en train de se remettre de ses émotions, essuyant les restes de chagrin, se cherchant une contenance en ramassant du bout de ses gros doigts rongés jusqu’au sang quelques miettes frites. Il n’était pas du genre à s’épancher de la sorte, et il ne saurait dire combien d’années ça faisait qu’il n’avait pas pleuré, et de surcroit en public. Aussi, il ne se sent pas particulièrement à l’aise, bien qu’il soit en compagnie d’une personne de confiance qui lui avait laissé le temps de pleurer son ami. Mieux que quiconque, Remy pouvait le comprendre, et pourtant, Garfield s’obstinait à refuser de la regarder dans les yeux, frappé dans sa fierté de stupide grown ass man qui se refuse à partager ses émotions jusqu’à être poussé à bout.

Ce n’est que lorsque son amie formule des explications un tant soit peu trop longue que Garfield se dit que quelque chose cloche. "Écoute, pour le moment, on est encore en train d’essayer de voir ce qu’il sait de nous et tout… Et c’est déjà beaucoup pour lui de se découvrir toute une famille qu’il ignorait… - Ouais je vois..." C’est faux; il ne voit pas pourquoi le môme mentirait et, en plus de ça, il était le mieux placé, en tant qu’ami et surtout legilimens de talent pour sonder la cervelle du fils prodigue et orphelin. Garfield n’est pas le plus brillant du panier, il se doute bien qu’il n’est pas quelqu’un de fréquentable; mais il estime aussi avoir le droit de rencontrer le fils de son ami. Jusqu’à preuve du contraire, les Lynch faisaient autant partie des Travellers qu’il ne traînait ses frusques dans les pattes de Carrie et des Warlocks; de fait, en termes de bonnes fréquentations, Remy et Darragh ne pouvaient pas non plus se targuer d’être les plus exemplaires...

Garfield ravale son amertume; il a constamment l’air renfrogné, aussi, il lui est facile de dissimuler ses véritables coups de gueule. Et puis, ses yeux encore gonflés des larmes tout juste versées sont une bonne couverture. "Donc je dirais plutôt « pas tout de suite », pour que tu le rencontres, si ça te va. - Ouais, ça marche..." Il n’aurait qu’à passer quelques secondes dans un esprit ou deux pour retrouver la trace du môme, si l’aînée et tête couronnée des Travellers n’était pas très loquace au sujet du Maitias, Garfield se souvenait de deux ou trois Travellers qui avaient la langue un peu plus pendue, à commencer par la petite princesse de Darragh... "Histoire qu’on finisse nos vérifications… On n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise, hein… - Bah ouais, il s’agirait pas qu’il ait viré Mangemort, le petit..." s’essaye-t-il même à plaisanter. Bah oui, Remy semblait tellement craindre que Garfield ne soit pas assez fréquentable pour lui, que le sort pouvait aussi bien leur jouer un tour et faire du petit Maitias une ordure au moins aussi terrible que ses aîné.e.s.

Comme si elle n’assumait pas la promesse tout juste articulée, Remy la noie dans un fond de bière, tandis que Garfield l’observe du coin de l’œil. Elle savait y faire, pour lui faire miroiter une rencontre qu’elle et ses pairs se feraient une joie de lui dérober, à mesure que le temps passera; elle doit se douter que Garfield n’insistera pas, par scrupules.
Sauf que, à l’instar de sa malédiction lui collant des cris incessants dans sa caboche, il était difficile de déloger une idée que Garfield se mettait en tête.
"Ça va aller, au moins ?" C’est à son tour de finir son verre, essuyant la fine moustache de mousse sur sa barbe mal entretenue. "Ouais, t’inquiète; et pis, j’te mentirai si j’te disais pas qu’j’ai un peu l’habitude de ce genre de nouvelles... Il hausse une épaule qui grince sous les plis raides de sa veste en cuir. C’est juste que, pour une fois, c’était quelqu’un à qui j’tenais qu’a disparu, quoi..."

Dans un mouvement bourru, Garfield se lève. "Malgré tout ça, ça m’a fait plaisir d’te voir, Lynch." Il pose brièvement sa main sur son épaule. Un mouvement moqueur du menton en direction de la barquette de fritures. "J’te laisse finir tranquillement, c’est moi qui régale." Il ramasse tout de même sa Gazette du Sorcier (coincée sous son bras, ça lui donnait définitivement un air d’abonné du PMU) (mais version sorcière, cela va de soi). "Passe le bonjour à ta p’tite tribu... enfin plus si p’tite que ça; j’te jure, vous vous multipliez comme des champignons!" Un rire rauque décrasse sa gorge tandis qu’il se rend à l’intérieur du petit restaurant pour régler l’addition. "On s’revoit au Syndic!" finit-il par conclure, comme on anticiperait des retrouvailles autour de la machine à café, rappelant ainsi qu’à l’image de l’implacable Syndicat dont ils faisaient tous les deux partie, Garfield ne lâcherait pas l’affaire.

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