Le bureau de la rédactrice en chef de Witch Weekly est jonché de piles de journaux, magazines et revues britanniques, irlandaises et étrangères. La corbeille à papier déborde de brouillons froissés, roulés en boule, jetés sans douceur, de notes griffonnées et raturées, de petits oiseaux en papier qui ont fini leur trajet là-dedans après lecture. Seule Madame Lynch s’occupe de la vider, ayant formellement interdit aux uns et aux autres de nettoyer, préférant avoir la main sur la disparition éventuelle d’une note finalement pas si mal, et ne pouvoir en vouloir qu’à elle-même si finalement ladite note est détruite et qu’elle en ressent un quelconque regret après coup. Pour les employés de longue date du premier magazine féminin de Grande-Bretagne, l’ambiance a beau avoir changé au moment où Adèle Travers a laissé la main à sa protégée, il y a quand même des choses qui restent toujours : l’ambition affichée de la directrice de publication, représentée dans le cas de la Lynch par un article du Daily Prophet étiré sur deux colonnes, qui trône encadré en plein milieu du mur derrière le bureau de la rédactrice en chef, et est daté du 13 juin 1998.


La rédaction de Witch Weekly change de visage et rajeunit : en effet, la génération de nos mères laisse désormais place à celle de nos sœurs, tandis que la féroce Adèle Travers a transmis le flambeau à sa protégée, Remy Lynch, une journaliste qui a fait toute sa carrière dans la presse féminine. Beaucoup se sont écriés en constatant qu’une sang-mêlée succédait à Mrs. Travers, en considérant que les valeurs de la revue risquaient de changer mais l’éditorial publié hier matin dans le numéro de cette semaine semble indiquer le contraire. En quelques lignes incisives, Miss Lynch a montré toute sa verve et toute sa volonté de conserver la même ligne éditoriale défendue par la Grande Adèle : de longs et beaux jours sont annoncés pour Witch Weekly, semble-t-il. [...]

Placardés aux murs, on trouve d’autres articles, d’autres colonnes découpées soigneusement et affichées sans l’ombre d’une humilité quelconque. La plupart sont des articles qu’elle a rédigés dans ses jeunes années, des ébauches d’enquête, des choses dont elle peut se vanter. Pas comme tout ce qu’elle a pu pondre ces vingt années passées. Quelques photos sont accrochées dans un coin, pour la plupart représentant Mrs Lynch avec des célébrités ou des personnalités du monde du showiz, pendant des galas, ou des concours organisés par Witch Weekly.


Ce n’est que lorsque Grainne rentre dans son appartement qu’elle retrouve des visages bien plus familiers et bien plus proches que les vedettes aux bras desquels elle peut parfois se parader. Sur la commode du salon, trône ainsi une photo de famille, chaque année changée, qui représente la dernière réunion familiale au complet, prise souvent autour de Noël, en attestent les pulls ridicules que les Lynch arborent tous avec d’immenses sourires. Cara et Donal, qui commencent à voir leurs cheveux roux grisonner et ternir année après année, malgré les teintures que Cara utilise ; Darragh et Remy, qui persistent à ne pas vouloir reconnaître leurs ressemblances criantes mais sont clairement identifiables comme des jumeaux, et Fiona, souvent au milieu de la petite famille, aussi rousse que les autres.
Pour un peu, à les regarder sans les connaître, on pourrait parfois les prendre pour des Weasley un peu éloignés, du côté qui aimait tellement les moldus qu’ils en ont carrément épousé. Pour autant, difficile de le prouver, et s’il y a un lien, il est perdu dans les méandres séculaires que le test Von Bäume n’a pas su déterminer (et puis, franchement, dire que tous les roux sont de la même famille, c’est pas très très acceptable, tout de même).
La commode accueille également quelques photographies plus anciennes, d’elle et Darragh sur le quai 9 3/4, juste avant de prendre le Poudlard Express pour la première fois ; d’eux trois, Fionn les portant chacun sous un bras, quand ils étaient assez légers pour que leur grand frère les soulève de terre en même temps, sans tomber avec eux ; de leurs grands-parents ; de la première maison de leurs parents ; un portrait de Grainne à 17 ans, avec une crinière cuprifère touffue et indomptable...

Dans un coin du bureau de Grainne, des coupures de presse sont entassées et si l’on les feuillette, on peut dérouler le fil d’une histoire qu’elle n’aime pas vraiment aborder en public, et que son entourage proche ne ramène pas souvent sur le tapis : l’incident dans lequel elle a failli perdre ses jambes.


(11 avril 1986) Les sorciers londoniens ont été secoués dans l’après-midi par un vacarme épouvantable. Une annexe du Ministère de la Magie s’est effondrée au bord de la Tamise sans qu’on ne puisse vraiment expliquer ce qu’il s’est passé. On dénombre trois morts, une vingtaine de blessés graves et une petite soixantaine de blessés légers. L’annexe abritait des services destinés au recensement des élevages de créatures magiques, aux passeports et aux visas à destination des pays hors de l’Alliance magique européenne, ainsi qu’un sous-département du Service des Archives qui centralise les registres d’inscription des premiers siècles d’existence de Poudlard, toujours très utiles aux généalogistes magiques. […] Le porte-parole du Ministère de la Magie a démenti les rumeurs d’attentat qui s’étaient mises à circuler et a informé les journalistes dépêchés sur place que l’affaire serait tirée au clair au plus vite, et que les victimes de cet effroyable accident seraient dédommagées dès que les coupables seraient démasqués. […] On peut se réjouir néanmoins, comme le faisait Mr Peabody, un officiel du Ministère qui travaillait dans l’annexe au service de délivrance des objets de traduction magique, que « les Moldus n’ont rien entendu, rien vu », et que le Secret Magique est ainsi maintenu.


(17 avril 1986) Rebondissement dans l’affaire de l’effondrement de l’annexe du Ministère de la Magie, au bord de la Tamise : il semblerait que le cabinet d’études à l’origine du projet de construction ait falsifié certains rapports. Pour l’heure, reste encore à déterminer s’il y avait volonté de nuire parmi les architectes mis en cause dans ce dossier. La Brigade de Police Magique fait ce qu’elle peut pour tirer au clair cette affaire, et le porte-parole du Ministère de la Magie a encore dû démentir des rumeurs qui prétendaient que le bâtiment avait été maudit pendant la Terreur de Vous-Savez-Qui. Étant donné que l’annexe n’a été inaugurée qu’en 1982, il est très difficile d’établir si ces accusations ont un fond de vérité.


(23 décembre 1986) Le dossier trainait depuis de trop longs mois déjà, mais le Ministère de la Magie estime qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour hâter la prise en charge des frais médicaux des victimes de cet effroyable accident d’avril dernier. […] Le porte-parole du Ministère a eu un sourire sur le visage lorsqu’il a pu annoncer, dans le Hall du Ministère ce matin, que « les victimes seront toutes indemnisées intégralement. Il a fallu se battre avec le Trésor public mais le Ministère reconnaît sa responsabilité dans l’affaire, depuis le jugement du Magenmagot. » La mesure étant rétroactive, les victimes qui bénéficiaient des soins de St Mungo’s n’auront plus rien à débourser, et le Ministère se chargera ainsi de les rembourser au plus vite.

Glissées entre les coupures de presse à ce sujet, on trouve aussi des factures de frais médicaux, qui s’étendent sur plusieurs mois. C’est que Grainne Lynch a passé de longs mois dans une chambre de St Mungo’s, et sans le remboursement complet par le Ministère, terriblement fautif dans cette affaire, elle est tout à fait consciente qu’elle aurait fini ruinée, sans aucun doute. On peut, si on fouille avec un peu plus de sérieux -ce qu’il est difficile de faire puisqu’elle ne laisse pas grand monde rentrer dans son bureau, chez elle- trouver une lettre, froissée, qui a failli être déchirée, où l’encre a été mêlée par endroits à cause des larmes qu’elle a laissé échapper par mégarde, et qu’elle a gardé pour se souvenir peut-être de la cruauté de certaines personnes. L’écriture serrée est difficile à déchiffrer mais Grainne a toujours su décrypter les caractères en pattes de mouche de cet homme qu’elle pensait être le bon. Ce n’est que quand elle a pu lire un …Tu vas me haïr. Tu auras bien raison. Je ne peux plus…, en diagonale, alors qu’elle venait de sortir la lettre de son enveloppe, qu’elle a senti ses jambes (à peine sauvées, alors qu’elle sortait de rééducation) se dérober sous elle.
Elle a gardé la lettre, même si son auteur lui a brisé le cœur.
Pour se souvenir.
Pour savoir.
Pour garder à l’esprit, aussi, que la vie avait toujours des mauvaises surprises en réserve.


(1993) Munie d’un dossier bien fourni, la sorcière blonde se dirige vers le bureau de la rédactrice en chef de Witch Weekly, Adèle Travers. Cette dernière lui fait un signe rapide de la main avant même que Remy ne toque contre le chambranle de la porte toujours ouverte. « Ferme la porte derrière toi. » indique d’un ton neutre la matriarche, sans être ni agressive, ni autoritaire. La Lynch ne se le fait pas dire deux fois et obtempère avant de s’installer sur le fauteuil désigné. Le dossier est pour le moment posé sagement sur ses genoux, et elle n’est pas totalement certaine de ce qu’elle doit en faire. Bon, elle a trente-trois ans, à un moment, elle devrait être consciente de sa valeur dans ce monde du potin constant, mais on n’est jamais vraiment sure de ce que veut Adèle avant qu’elle ne l’exprime clairement. S’enfonçant dans son fauteuil, Adèle écarte enfin d’un geste distrait de la baguette l’ensemble des articles qu’on lui a transmis, et dégage donc un bout de son bureau entre Grainne et elle.

« Rappelle-moi, depuis quand travailles-tu ici, déjà ? - Si on compte le stage de départ, on arrive sur douze ou treize ans, là., estime Remy, qui peine à anticiper la tournure de cette discussion, tant Adèle est impénétrable. C’est bien ce que je me disais, tu as pratiquement fait toute ta carrière avec nous, si on oublie l’année de ton accident... Remy hoche la tête, pour confirmer sans s’étaler non plus sur cette histoire. Comment te sens-tu, d’ailleurs, par rapport à cela ?, reprend la rédac-chef, coinçant un peu Remy et dardant ses yeux perçants sur les traits de la journaliste qui encaisse sans broncher. La poigne de la blonde se resserre légèrement sur la poignée de sa canne, et elle se redresse sur son assise avant de répondre calmement : Physiquement, encore un peu fatiguée si je reste trop longtemps debout, mais à part ça, je crois que je m’y suis faite... Adèle la regarde encore, et elle sait, elle sent, qu’il y a une question sous-jacente qu’elle ne peut pas faire semblant d’ignorer : Oh, tu veux parler de ça... « Ça » sous-entendant le fait de ne plus jamais pouvoir enfanter. La tête de Mrs Travers se penche légèrement en avant, pour confirmer la compréhension. Tu sais, ça va peut-être te choquer, mais je n’ai jamais voulu avoir d’enfants, je n’ai jamais eu la fibre maternelle... - Je l’ai bien compris, allons. Mais c’est une chose de faire un choix, et une autre de ne plus pouvoir le faire. » Les coins de la bouche de Remy se resserrent tandis qu’elle retient un soupir un peu dépité. « Je sais. Je sais... Mais tu ne m’as pas fait venir ici pour parler de ça. Qu’est-ce que tu voulais me dire ? - Que dirais-tu de reprendre les rênes de la revue quand j’aurais fait mon temps ? »
La question, posée calmement, reste en suspens, tandis que l’Irlandaise fixe sa patronne, incrédule. Elle cille plusieurs fois, avant de reconnaître : « C’est inattendu, comme proposition. - Tu ne vas pas me dire que tu avais peur de te faire renvoyer, allons bon. Non, ce magazine a besoin d’une vision plus neuve que la mienne. Je me désintéresse progressivement des sujets qu’on me propose, et je suppose que c’est le signe qu’il faut que je passe la main. Alors, est-ce que tu te sens les épaules suffisamment résistantes pour reprendre le flambeau ? Je ne te demande pas de t’y mettre tout de suite, on va faire ça en douceur, le temps que tu t’y habitues, mais si tu t’en sens capable, je veux que tu prennes ma suite. »
L’ambition ne tarde pas à parler : « Evidemment. »


(Avril 2007) La porte de l’appartement claque et dès lors qu’elle repère sa visiteuse, le visage de Grainne s’éclaire : « Ah, te voilà ! Tu tombes bien, Fi’, je me suis enfin motivée à reclasser toutes ces vieilles photos. » D’un signe de la main, elle l’invite à la rejoindre dès que sa nièce est débarrassée de son trench coat, et l’accueille dans une étreinte chaleureuse dès lors que la rouquine est à sa hauteur. Et puis, tirant la chaise à ses côtés, voilà la maîtresse des lieux qui écarte des papiers relatifs aux comptes des Travellers pour mettre la boîte à chaussures entre elles deux, afin que Fiona puisse piocher comme elle veut dedans. « Si tu veux en dupliquer, demande-moi avant, que je vérifie que je suis présentable... Quoi, un problème avec ma gestion de droit à l’image ? » ajoute-t-elle avec un sourire de requin.

S’il y a bien une chose que Remy apprécie presque autant que les moments passés avec son frère jumeau, ce sont ceux privilégiés passés en compagnie de sa seule nièce, la fille de Darragh. L’occasion de se replonger dans certains souvenirs, de ressasser des vieilles histoires qui permettent ensuite de nourrir la théorie selon laquelle Darragh est l’esprit affûté de leur duo, et ainsi de suite. Fiona connaît par cœur déjà les anecdotes mais elle semble les redemander avec plaisir. S’emparant d’une photo où Darragh et Grainne sont attablés ensemble, sur l’une des tables de la Grande Salle de Poudlard, elle jette un coup d’œil à sa tante et l’interroge : « Bah, je pensais que vous étiez pas dans la même maison ? Ça date de la répartition ? - Non, voyons. Ce n’est pas parce que j’ai suivi aveuglément ton père à la table des Serdaigle à la répartition que je l’ai fait à chaque repas. Ça doit être un moment dans l’après-midi, une période où on faisait nos devoirs... je ne suis même pas sure que c’est un cliché de première année, tu sais... Et de tourner la photographie pour regarder la date inscrite au verso : Ah, tu vois ? Deuxième année. Tiens maintenant que j’y pense, c’était peut-être pendant une retenue, en fait, vu comment il n’y a pratiquement personne autour de nous... - Une retenue ? Comment ? » s’offusque faussement Fiona, tout à fait consciente des déboires de son père et de sa tante en cours de Botanique, où ils avaient très souvent autre chose à faire que de suivre les instructions qu’on leur donnait, à savoir se tenir au courant des derniers développements dans leurs salles communes respectives...

« C’est qui, lui ? » interroge un peu plus tard Fiona, en pointant du doigt le visage d’un jeune homme portant les couleurs de Gryffondor. Se penchant vers la photographie, Grainne plisse les yeux, tente de remettre un nom sur le visage, mais hausse finalement les épaules : Ça commence à être lointain tout ça... sans doute un ami de ton père, pour lequel il avait réussi à obtenir un rendez-vous avec moi, en échange que ce type rédige son devoir de Métamorphose... - Quoi ?!! Mais vous me l’aviez jamais raconté, ça ! - Pour que tu te mettes à nous imiter ? Certainement pas, jeune fille ! Bon, je faisais pareil contre des rumeurs et des secrets, alors bon... »

« Franchement, il était plutôt beau gosse, Papa. Et puis il l’est toujours, remarque... - Mouais, bof, hein, j’suis pas convaincue... - Oh arrête, Tata, sérieux, regarde-le ! Limite deux filles à chaque bras au Bal de Noël, t’appelles ça comment ? - Tu veux vraiment rester dîner ce soir ? Parce que tu joues avec le feu, là, jeune fille... - T’inquiète pas, j’ai bien retenu la leçon : tant que je continue de lui dire que c’est le Cerveau de la bande, tu ne me désavoues pas, hein ? Et puis, tu ne me laisserais pas mourir de faim, hein ? - bon... soit... À croire que ces semaines à t’entraîner à l’appeler comme ça ont payé... D’ailleurs, une idée d’où il est ? C’est que je commence à avoir faim, là. »