Juin 1975
Dieu qu’il l’avait aimé, cette danseuse aux hanches endiablées. En vérité, il l’aimait encore. La moindre ride étirant un regard, le moindre sourire illuminant un visage, la moindre fragrance de violette venant emplir ses narines. Absolument tout lui rappelait sa muse à la peau mordorée.
Comment aurait-il pu refuser de l’aider ? Elle qui avait débarqué avec ce nouveau-né dans les bras, les yeux remplis de larmes.
Il connaissait le prétendu père de cet enfant. Un homme instable mais aux nobles intentions, originaire d’Israël, comme lui.
Alors il avait accepté de le garder. Parce qu’aucun de ces pauvres pêcheurs n’aurait pu s’en occuper.
Il ne priait pas Yahweh tous les jours pour laisser un innocent se transformer en martyr à-même le parvis de sa synagogue.
Avril 1981 “Veux-tu te tenir tranquille pendant le Sha'harit ! Tu pourras aller jouer avec tes amis plus tard.”
Le gamin affichait une moue contrariée mais ne broncha pas. De son côté, le vieux rabbin s’efforça de maintenir son air sévère malgré l’irrésistible envie de s'esclaffer qui le démangeait. Ce petit avait le don de le faire craquer.
Certes, il n’était pas très obéissant et quelque peu colérique, mais il avait ce supplément d’âme qui le rendait étrangement attachant. Et puis, sa joie de vivre était si communicative. Il en avait presque oublié à quoi ressemblait son quotidien d’avant. Lorsqu’Alef ne faisait partie de sa vie.
A la synagogue, tout le monde aimait voir le morpion animer les temps de prière. On s’attendrissait sous les sourires qu’il dispensait avec générosité. On ricanait devant ses pitreries et les mots approximatifs qu’il répétait tel un perroquet farceur, lorsque le hazzan se mettait à chanter.
Était-il venu en aide à cet enfant par simple bonté d’âme ? Qu’importe, puisque tout le monde semblait s’y retrouver.”
Janvier 1983“D’où viennent tous ces gens ?
- D’un peu partout, Chine, Liban, Côte d’ivoire et même de Russie.
- Pourquoi ne sont-ils pas restés chez eux ?
- Les choses ne sont pas toujours simples, Alef. Ces sorcières et sorciers sont persécutés par leur propre gouvernement.
- Pourquoi ?
- Parce qu’ils sont différents.
- Et pourquoi est-ce qu’ils viennent ici ? Chez nous ?
- Ils ne l’ont pas demandé, mais n’ont nulle part où aller. Nous ne pouvons décemment pas les laisser ainsi sans rien faire.
- Pourquoi ? Ils ne sont même pas juifs.
- Alef, a-t-on besoin d’une raison pour aider quelqu’un ?
- Non…
- Je comprends, tout ça chamboule ton quotidien. Mais tu sais, il n’y a pas si longtemps que ça, notre peuple a souffert de persécutions similaires. Sans l’aide de quelques braves, notre communauté aurait pu complètement disparaître. Ne penses-tu pas que ce soit maintenant à notre tour de venir en aide à ces opprimés ?
- Si…
- Je n’ai pas l’impression que tu sois vraiment convaincu. Peu importe, vas me chercher des draps propres et d’autres couvertures, le sol de la synagogue est particulièrement froid cet hiver.”
Juin 1986 “Oh, Alef, t’as reçu ta lettre d’admission pour Beauxbâtons ?
- Salut Karim, ouais je l’ai reçu.
- Super ! On sera ensemble, avec Youssoupha ! Le petit Paulito y rentrera que l’année prochaine lui.
- Par contre, on va avoir Omar et Chris comme parrains.
- Ca craint, déjà qu’ils se prennent pour les grands-frères ici… Va falloir qu’on se serre les coudes pour éviter de les avoir constamment sur le dos !
- Grave !
- Marseille va me manquer…
- Ouais, mais j’ai quand même hâte de voir à quoi ressemble en vrai le château !”
Mars 1990Le vieux rabbin hurlait à pleins poumons. La mine mauvaise, Alef se contentait de fixer avec attention le bout de ses godasses.
“Est-ce que tu te rends compte de la gravité de ton geste ! Chaque année c’est la même rengaine ! Tu n’es bon qu’à te bagarrer ! Je ne sais pas d’où te vient toute cette haine qui gangrène ton cœur, mais cette fois tu es allé trop loin, Alef. Tu aurais pu le tuer !
- Il l’avait bien cherché…” Grommela l’adolescent.
“Kol HaKavod ! C’est tout ce que tu as trouvé pour te justifier ?! Ce n’est pourtant pas comme ça que je t’ai élevé ! Tu me fais honte, Alef. Honte !
- Mais ils arrêtait pas de se moquer de Karim et de notre accent ! Tous les jours, lui et ses amis nous insultaient ! Personne ose nous parler pour pas s’attirer les foudres de cet idiot ! La dernière fois, lors des cours de duels, ils faisaient exprès de ne pas respecter les règles pour nous en foutre plein la gueule ! Et…
- ALEF ! Surveille ton langage ! Je ne tolérerai pas de telles paroles dans la demeure du Créateur !”
Le jeune garçon se tut aussitôt, mais ses poings se serrèrent à en faire pâlir les jointures.
“Tu auras beau me sortir toutes les excuses du monde, cela ne rendra pas ton comportement plus acceptable. Tu n’avais pas à te faire justice tout seul, surtout en répondant par la violence comme un vaurien. Tu te rends compte, si tout le monde faisait la même chose ? Ce serait l’anarchie !
- Mais c’est injuste !
- Le monde est injuste !
- Encore et toujours des sermons ! Tu n’es bon qu’à ça !” Rugit Alef, fou de rage. “Tu prêches ta bonne parole mais qui l’écoute ? Hein ?! Qui à part les plus faibles ?! Parce que moi, tout ce que je vois, c’est que pendant ce temps là, les forts continuent de faire comme bon leur semble !
- Alef !
- J’en ai marre de m’écraser ! Je déteste cette école ! Tu m’entends ? Je la déteste ! Tout le monde là-bas s’amuse à comparer leurs arbres généalogiques pour savoir qui a les ancêtres les plus prestigieux. Ils se la jouent petits dieux ! Ces sales aristos pensent valoir mieux que nous simplement parce qu’ils ont de l’argent, et mieux que les moldus parce qu’ils brandissent une foutue baguette de merde !
- Alef !
- Non ! Je me tairai pas ! J’en veux pas de ta morale ! Tu vois l’injustice tous les jours et qu’est-ce que tu fais, toi ? Rien ! Absolument rien ! Tu t’en remets à Dieu. C’est tout ce que tu fais. Tout le temps ! Jamais je ne vivrai comme un petit chien docile ! Je te laisserai pas faire de moi un faible !”
Aussitôt lâchés, Alef regretta ses mots. Mais il était trop tard. Ses jambes se mirent à courir à toute vitesse. Il entendait, au loin, les implorations du vieux rabbin. Des larmes roulèrent le long de ses joues. Non, il ne se retournerait pas. A compter d’aujourd’hui, il serait le seul maître de sa vie.
Avril 1990 “Cours !!! Cours putain de merde !!” Hurla Karim, tout en enfonçant la capuche sur les yeux du sale type venu le racketter. Au même moment, une main venait s’emparer de la sienne pour mieux l’attirer à sa suite dans un dédale de ruelles sombres et sinueuses. “Je comprends pas. Qu’est-ce que tu fais là ?” Parvint simplement à lâcher Alef, l’air ahuri. Youssoupha se retourna alors et, dans un sourire vorace, lui cria “Tu croyais vraiment qu’on allait te laisser tomber ? Putain t’es vraiment trop con ! On est les supers sorciers de Marseille mon gars ! Unis un jour, unis pour toujours ! AHAHAHA !!”
Septembre 1991"Alohomora" Souffla l’ombre qui flottait dans les airs. Aussitôt, la fenêtre émit un cliquetis révélateur. L’ombre poussa lentement les battants, puis s’introduisit dans la pièce.
Un bref signe de la main fut jeté en direction du toit opposé. L’ombre cessa instantanément de léviter et se rattrapa sur ses pieds tel un félin.
Elle furetait avec aisance et dextérité entre les meubles, raflant tout ce qui attirait son regard avant de le jeter dans son petit sac à dos. Parfois, elle s’accroupissait pour mieux sussurer à l’oreil d’un tiroir. Celui-ci s’ouvrait alors docilement sans un son.
Les aiguilles de l’énorme horloge, présente dans un coin du salon, avaient à peine bougé que déjà tous les objets de valeur avaient disparu.
"Hominum revelio.” Chuchota à nouveau l’ombre, sa baguette pointée en direction du vide. Deux silhouettes se dessinèrent comme par enchantement à travers les murs. Elles étaient allongées et semblaient immobiles. Les propriétaires dormaient toujours à poings fermés. L’ombre se rapprocha discrètement de la chambre. Ses yeux balayèrent la pièce, avant de se poser sur une énorme armoire en chêne massif. Une lueur de désir illumina alors ses prunelles.
Soudain, un grondement retentit au pied du lit. Un chien. “Merde !”.
Son sort n’avait révélé la présence que des êtres humains. Grossière erreur. L’animal était prêt à bondir lorsque l’ombre se mit à détaler comme un lapin. Cette fois-ci, elle n’avait pas le temps de faire dans la dentelle. Renversant tout sur son passage, elle se précipita vers la fenêtre par laquelle elle se jeta sans hésiter.
Le vent s’engouffra brusquement dans ses cheveux, tandis que son cœur faisait une embardée. Le sol grossissait à toute allure sous ses yeux brouillés de larmes. Une voix perça alors le sifflement assourdissant du vent. “Arresto momentum !” Et le temps se figea. L’ombre put reprendre son souffle, le sang pulsant toujours vigoureusement contre ses tympans. Moins d’un mètre la séparait des pavés de la ruelle. Une seconde plus tard et le temps reprit son cours. L’ombre percuta le sol dans un pirouette improvisée, puis reprit sa course effrénée, tandis qu’au loin s’élevait les cris des victimes du cambriolage.
Alef se débarrassa de son masque d’oni et afficha un sourire carnassier. Il avait réussi. Il l’avait fait ! Ces riches moldus devaient se demander comment ils étaient parvenus à s’introduire par la fenêtre d’un appartement se situant au douzième étage. Un vol digne des plus grands monte-en-l’air !
Il ne devait pas oublier de remercier Karim pour l’avoir empêché de finir écrasé comme une vulgaire crêpe contre le trottoir. Et Sophia pour sa potion de nyctalopie. Grâce à elle, Alef avait pu éviter de se cogner contre chaque coin de meuble. Il sortit un paquet abîmé de Red Cat de sa poche, puis s’alluma une cigarette, avant de se remettre à trottiner d’un air guilleret.
Août 1992 Accroupi sur le toit d’un HLM, il pointait sa paire de jumelles en direction du porche de la vieille synagogue. Après quelques minutes d’attente, le rabbin finit par sortir.
Le temps l'avait visiblement pas épargné, pensa Alef. Le constat lui fit l’effet d’un coup de poing en plein estomac. Il se savait le principal responsable de ce vieillissement prématuré. Pas un jour ne passait sans que la culpabilité ne le ronge.
C’était notamment dans le vain espoir de soulager sa conscience, qu’Alef avait pris pour habitude de déposer le premier jour de chaque mois un sac contenant plus ou moins trois cent drachmes aux portes du bâtiment religieux. Pourtant, pas une fois cette vieille tête de mule n’avait accepté ses offrandes. Il se contentait de partager l’argent entre tous les miséreux venus quémander le droit d’asile derrière ses murs saints.
Le vieux rabbin lâcha un juron en hébreux et Alef ne put s’empêcher de sourire. Il pouvait presque entendre le son de sa voix rien qu’en observant sa grosse barbe grise gigoter.
Un jour, il trouverait le courage de le confronter.
Ce jour-là, il ne s’enfuirait pas. Il le regarderait droit dans les yeux… Avant de s’excuser. Pour tout. Puis de le remercier. Pour tout.
Décembre 1994Alef couinait à chaque fois que son pied gauche touchait le sol. Il sautillait derrière Sophia avec autant de prestance qu’un clébard sur trois pattes, le pelage sale mais l’air réjoui. Un dernier râle s’échappa de sa trachée tandis que son postérieur s’enfonçait dans le matelas du lit.
Alef jeta un rapide coup d'œil circulaire sur la chambre, puis sourit. Tout était resté exactement comme dans ses souvenirs. Un bordel sans nom recouvrait la moindre surface plane. Ici des bouquins sur la médicomagie et le corps humain semblant aussi ennuyeux qu’épais, ici des cahiers bourrés de notes jusque dans les marges et les en-têtes, ici des planches anatomiques.
Elle posa sa main douce et experte sur son arcade recouverte d’une vilaine croûte de sang séché. "Aye… " Ses yeux filèrent d’un bout à l’autre de la chambre sans oser s’arrêter sur les deux abîmes envoûtant qui le dévisageaient, de peur de s’y perdre avant même d’avoir pu tirer son coup.
"Vraiment, Alef ? T’as rien trouvé de mieux que de te foutre sur la gueule avec des moldus pour venir me voir ?
Ses lèvres se découpèrent dans un vilain sourire.
“J’aime bien la façon qu’ont les moldus d’exprimer leurs différences d’opinion. C’est beaucoup plus amusant que de simplement brandir sa baguette.”
Sophia secoua la tête, visiblement partagée entre l’exaspération et l’amusement.
"Tu ne crois pas que t’as passé l’âge pour ces conneries ? Si tu veux te défouler, va courir. Parce que là, visiblement, il n’y a pas eu que des coups de poings.”
Le regard fixé sur le cendrier dégueulant de cadavres qui trônait sur la table de nuit, il sortit instinctivement une de ses propres cigarettes et l’alluma, avant de tendre le paquet en direction de Sophia. "T’en veux une ? " Un grognement jaillit de nouveau d’entre ses chicos lorsqu’elle appuya sur la plaie pour lui soutirer des réponses. "Ouais, ouais. L’un de ces enfoirés a sorti un couteau. Tu penses pouvoir faire quelque chose pour ça ? T’as un sort pour soigner ce genre de blessures ? " Il rapprocha dangereusement sa sale trogne de celle de Sophia. "Moi j’en connais un qui fait des miracles, il s’appelle le bisou magique. "
Les deux corps nus se détachèrent dans un même râle. L’air hagard, Alef fixait le plafond. La main de Sophia vint alors caresser son épaule et l’arracher à son état de béatitude. Il se tourna vers la jeune femme et observa ses jolie bouche pulpeuse. Les sourcils d’Alef se fronçèrent à mesure que cette dernière s’ouvrait et se refermait dans différentes positions. “Oui, c’est aussi pour ça que je suis venu te voir. J’aurais besoin de galice blanche. J’ai quasiment fini mon stock.” Cette fois-ci, Alef n’eut même pas besoin de lire sur les lèvres de son amante pour comprendre le fond de ses pensées. “Ouais, je sais. Je suis qu’un foutu trou du cul. Moi aussi je t’aime, beauté.”
Juillet 1996 Alef déglutit avec difficulté. “Un autre Mermaid Tears s'il-vous-plaît."
Comment s’était-il retrouvé avec des cartes aussi pourries en main ? Pire encore, comment avait-il pu parier plus d’argent que sa bourse n’en possédait réellement ?
Il jeta un rapide coup d'œil en direction de son adversaire du soir. La sorcière affichait un air décontracté des plus horripilants, malgré la finesse de ses traits joliment dessinés.
“Un problème ?” Lâcha-t-elle, de sa voix mielleuse.
“Pas encore, mais je sens que ça ne saurait tarder.”
“Attendez ! ATTENDEZ ! J’ai peut-être une solution pour vous rembourser en quintuple !”
A plus d’une centaine de mètres au-dessus de la mer, deux hommes perchés sur leur balais suspendaient un troisième par les pieds.
“Quintuple, c’est combien déjà ?
- On s’en fout, le patron en a marre de ses conneries. Fini les négociations.
- Mais comment voulez-vous que je le rembourse si vous me butez ?
- Ah mais il a fait une croix sur le remboursement. Tu vas juste servir d’exemple pour les autres.
- Mais attendez ! Et si je vous disais que j’ai peut-être un plan pour récupérer la couronne du dieu-roi Śiva Bhadresvara en personne ? Hein ? C’est le genre de pièce unique que tout grand collectionneur rêve de posséder !”
Les deux hommes de main échangèrent un regard perplexe.
“Tu serais pas encore en train de te payer nos tronches, Alef ?
- Laissez-moi partir pour le Vietnam. Si je récupère cette couronne, vous rayez mes dettes. Sinon, je ne reviens pas.”
Mars 1997“T’as dit que tu t’appelais comment déjà ?
- Je te l’ai pas dit.
- Ah ouais, voilà, c’est ça.
- Dis, tu peux arrêter de tourner en rond ? Tu vas finir par me filer le tournis. Notre cellule fait même pas neuf mètres carrés.
- Désolé, je supporte pas super bien d’être enfermé.
- Va falloir t’y habituer. On va sans doute rester là quelque temps.
- Et toi ça te fait ni chaud ni froid ?
- J’aime pas perdre ma cool attitude.”
Alef ne put s’empêcher de rigoler. L’inconnu lui lâcha un sourire amical en retour.
“Comment t’as fait pour te retrouver dans ce trou à rat ?”
Alef lâcha un soupir. “Disons… Que j’ai quelques petits problèmes de jeux. Et des gros problèmes d’argent.” L’inconnu haussa un sourcil.
“J’avais promis à mon créancier de lui ramener la couronne du dieu-roi Śiva Bhadresvara. En échange de quoi il faisait table rase sur l’argent que je lui devais.
- Et bin mon colon ! Rien que ça !” L’inconnu ricana. “Et ça fait longtemps que tu fais dans le pillage des tombeaux ancestraux ?”
Alef haussa les épaules. “Pas vraiment, c’était ma première. Mais j’ai vite compris pourquoi ils m’avaient accepté dans l’équipe. Je n’ai servi qu’à faire déclencher les pièges dont était truffé le temple My Son. Les enfoirés qui m’avaient mis sur le coup se sont simplement servis de moi.
- Au moins, tu t’en es sorti vivant. C’est déjà beaucoup, vu les terribles sortilèges que renferment parfois ces endroits.
- Ouais, on peut voir les choses sous cet angle.
- Il faut les voir sous cet angle. Tu sais ce que sont devenus les autres qui étaient avec toi ?
- Non. J’ai reçu une lance en plein dans la poitrine, puis il y a eu une éboulement. Le hasard a voulu que j’apprenne le sortilège Protego juste avant de partir. Tu parles d’une coïncidence. Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Toi, pourquoi t’es là ?” Demanda Alef.
“C’est une autre histoire.
- Dis-donc, enfoiré, je t’ai raconté la mienne !
- Justement, mieux vaut en garder un peu pour plus tard, sinon on risque de vite s’emmerder.
- Mouais… Au fait, je te préviens, d’ici peu je ne vais plus pouvoir t’entendre, donc pense à bien articuler et à te mettre face à moi quand tu me parleras.
- Quoi ? Pourquoi ?
- C’est une autre histoire.”
Février 1999 “On aurait quand même pu trouver mieux comme surnoms.” Lâcha Alef entre deux lampées de Bièreaubeurre.
“Pourquoi ?
- Castor et Pollux. Ca fait un peu le manège enchanté notre histoire.
- Le quoi ?
- Laisse tomber. Ce que je veux dire, c’est qu’on aurait pu trouver des surnoms plus classes. J’aime pas qu’on m’appelle Castor.
- Vas-tu cesser de jouer les sucrées, on a plus important à discuter.
- Ouais, ouais…” Répondit Alef, l’air blasé.
“Alors, t’en penses quoi ? On les rejoint ou pas ?”
“J’en sais trop rien.” Admit Alef.
“Sans eux, on s’en serait jamais sortis lors de cette dernière mission. Ce sont de sacrés bons briseurs de sorts.
- Ouais, c’est vrai qu’il était pas mauvais le rouquin là. Agnès.
- Adries.
- Ouais voilà, Adries. Légèrement prout-prout et un peu prétentieux sur les bords, mais il se démerdait.
- Parce-que toi, t’es pas prétentieux peut-être ?” Demanda Pollux, avachi contre le dossier de sa chaise.
“Je suis un as. C’est un simple constat.
- Pour sûr, t’es un vrai champion.
- Et la petite Justine était mignonne aussi.” Jugea bon de rajouter Alef, le regard pensif.
“C’était Odalice. Non mais sérieux, t’as la soupière trouée ou quoi ?!
- Ouais. Odalice, ouais.
- A mon avis elle était pas du genre à s’effaroucher devant le petit cure-dents qui pendouille entre tes jambes.” Ricana Pollux.
“Ferme-la, je suis certain qu’elle en pinçait pour moi !
- Ça m'étonnerait. Ce genre de filles t’es supérieur en tout point.
- BON ! Tes conneries nous avancent pas !” Grogna Alef.
“Moi je dis qu’on devrait s’associer à eux.” Conclut Pollux. Le silence se posa quelques instants, tandis que les deux sorciers échangeaient un regard complice.
“Les dioscures sont inséparables, pas vrai ?” Un sourire amusé déchira le visage d’Alef. “Là où Pollux va, Castor suivra.”
Octobre 2001“Bordel Alef, tu vas continuer encore longtemps tes conneries ?” Gronda Pollux, hors de lui, tout en l'agrippant fermement par les joues.
"Ça fait deux semaines que je te cherche partout sale fils de banshee ! Deux semaines ! Et je te retrouve où ? En plein milieu d’un bordel à Tbilissi ?! La langue et les yeux jaunis à force de t’être goinfré de SMILEs en prime ! Putain de merde ! Tu déconnes à plein régime là !”
Alef ne répondit pas, ses yeux plantés dans le regard effrayé de son ami. Il avait volontairement arrêté de consommer la galice blanche afin de ne plus rien entendre. Ne plus rien voir. Ne plus rien sentir et fuir dans l’euphorie artificielle des drogues.
Nu comme un vers et mou comme une loque, il avait perdu toute notion du temps.
“Alef, je t’en prie, il faut que tu te reprennes. Je vais pas pouvoir supporter de revivre tout cette merde.” Souffla Pollux. “As-tu oublié les nausées, les migraines insoutenables qui te martyrisaient lors des redescentes ? Et la fièvre qui te donnait l’impression de brûler de l’intérieur ? Tu voulais t’arracher la peau, tu te roulais en boule comme un possédé, griffant le sol, nageant dans ta propre bave. Tu hurlais, tu pleurais, implorant pour qu’une âme charitable abrège tes souffrances. Est-ce vraiment ce que tu veux ?” Mais Alef n’écoutait pas. Le regard perdu dans le néant, son âme semblait avoir été aspirée.
Et puis, finalement, ses lèvres gercées s'entrouvrirent.
“Il est mort.” Prononça-t-il à grand peine. “Il est mort et… Je…” Ses yeux devinrent larmoyants. “Je n’ai pas eu le courage d’aller lui demander pardon.” Alef sentit son ami s’agenouiller à ses côtés. “Tu comprends ? Je… Je n’aurai plus jamais l’occasion de…” Les bras de Pollux vinrent l’enlacer tendrement. “Pardon…” Le visage du vieux rabbin se dessina face à lui, et Alef ne put retenir le peu de larmes qu’il lui restait. “Pardon…”
Juin 2003 “Alors c’est vrai ? Tu vas te marier ?”
Elle fit volte-face dans un bond, avant d’afficher un sourire amusé.
“Salut Alef. Ca fait un bail.”
L’homme se décolla du mur contre lequel il était appuyé, puis ouvrit grand les bras.
“Regarde-toi dans ton joli petit tailleur. Un véritable femme d’affaire ! Ahah.” Il ne se fit pas prier pour l’enlacer et lui déposer un léger baiser sur le coin du front.
“Et oui, le temps passe faut croire.” Elle esquissa un sourire à son tour.
“Je suis content de te revoir, Sophia. J’ai l’impression que c’était hier, lorsque je venais taper au carreau de ta fenêtre pour que tu me rafistoles.”
“Toujours au beau milieu de la nuit et salement amoché. Une tête brûlée qui n’avait pas la moitié du talent nécessaire pour concrétiser ses idées abracadabrantesques.” Elle passa tendrement sa main le long de sa joue mal rasée, puis rajouta dans un gloussement. “Mais toujours assez bête pour quand même tenter le coup.”
Alef restait là, à sourire niaisement, son regard plongé dans les deux émeraudes qui le dévisageaient fixement.
“C’est qui, ce fameux prince charmant ? Je le connais ?”
Sophia se retira de son étreinte. “Non.
- Tu ne pouvais vraiment pas attendre mon retour ?”
Les pupilles de la jeune femme s’assombrirent. “Alef, tu parles sérieusement ? Tu croyais vraiment que toi et moi avions un avenir ?
- Qu’est-ce que tu veux dire ?” L'ingénuité dont il faisait preuve fit rire Sophia aux éclats.
“Je veux dire que tu n’as jamais mené une vie normale, Alef. Qu’après t’être amusé à dépouiller des moldus, tu t’es mis à parcourir le monde avec ce… Ce meilleur ami sorti de nulle part, à la poursuite de temples perdus ou je ne sais quelle connerie ! Parfois, je ne te voyais pas pendant des semaines, des mois. Et puis, soudainement tu réapparaissais avec de nouvelles cicatrices sur le corps, mais toujours ce même putain de sourire satisfait plaqué au travers de la figure. Tu ne m’as jamais invitée au resto ni au cinéma, pas une fois. Je me demande même si on est vraiment sorti ensemble de jour, toi et moi. Et tu oses venir là, sur mon lieu de travail, après tout ce temps, pour me demander si j’aurais pu t’attendre ?”
Le silence se posa entre les deux jeunes gens qui restaient interdits. Finalement, le visage de Sophia s’attendrit.
“Tu sais très bien que tu occuperas toujours une place particulière dans mon coeur.” Elle se rapprocha, le regard emprunt de compassion. “Mais ça fait très longtemps que je ne t’attends plus, Alef.”
Janvier 2007Les hurlements le firent sursauter.
Alef jeta un regard perdu tout autour de lui. Les phares des véhicules moldus, qui circulaient au dehors, venaient éclairer à intervalle régulier les quatre murs du vieux studio.
Son regard fatigué se posa alors sur le drap qui recouvrait ses jambes, complètement trempé. “Putain de merde.” Il s’était encore pissé dessus.
Un énième rai de lumière vint l’éblouir et, l’espace d’un instant, Alef cru voir le visage cadavérique d’un homme dans le coin opposé de la pièce. Il sentit la peur l’assaillir, rapidement rattrapée par une bouffée de colère. “Fiche-moi la paix !” Les ténèbres l’engloutirent brutalement, avant qu’un nouveau rayon blafard ne fasse réapparaître cette sale gueule au teint cireux, dont les deux globes oculaires blancs restaient figés dans sa direction. “Casse-toi ! J’ai essayé de la trouver, ton ex-femme, j’y suis pas arrivé ! Avec tes conneries je dors plus, je bouffe plus !” Le spectre ouvrit la bouche à s’en déboîter la mâchoire, puis émit un cri effroyable. Alef se prit la tête entre les mains et tenta de se couvrir les oreilles, en vain. “Arrête ! STOP ! Je t’en supplie !” Un sentiment confus de douleur lui traversa tout le corps. “Arrête ! Je vais réessayer ! Je te promets ! Arrête par pitié !” Le spectre sembla le comprendre, car il cessa aussitôt ses hurlements macabres. L’obscurité engloutit de nouveau l’appartement, puis plus rien. Alef regarda tout autour de lui. Le mort avait disparu.
L’air exténué, il s’adossa contre le rebord du lit.
Des douleurs fantômes, tout ça n’était que le fruit de son imagination, disaient les médicomages. “Mon imagination… Je t’en foutrais moi de l’imagination…”
Il n’avait pas voulu insister, de peur de passer pour un fou en liberté. Ces morts qui venaient le hanter, il ne les avait pourtant pas rêvés. Sinon, comment expliquer le fait qu’il soit parvenu à remonter les traces d’une disparition datant de plus dix ans, dans un pays où il n’avait jamais foutu les pieds ?
La gamine était venue le harceler jusqu’à ce qu’Alef finisse par comprendre. Il l’avait alors aidée à retrouver son cadavre, perdu dans une des cavités qui creusaient les falaises de Moher, victime d’une chute accidentelle. Après avoir prévenu la police locale, Alef avait lu dans les journaux que le père remerciait la personne à l’origine de cette découverte, annonçant qu’il allait enfin pouvoir faire son deuil. Sa pauvre femme n’avait pas fait preuve de la même patience, et s’était suicidée quelques années après la disparition de sa fille. Par la suite, le spectre de la gamine n’était jamais revenu.
Alef alla dans la salle de bain et se passa un coup d’eau sur le visage.
Il croyait que ces conneries se seraient arrêtées après ça. Et ce fut le cas, pendant quelque temps. Mais voilà qu’un second spectre était apparu trois semaines plus tôt, et n’avait eu cesse que de venir l’harceler. Pendant qu’il bossait, pendant qu’il dormait et même une fois pendant qu’il baisait ! Enfoirés de morts ! Ne pouvaient-ils pas se contenter de le rester ?
Alef avait rien contre l’idée de filer un petit coup de main de temps en temps, mais là c’était carrément devenu une prise d’otage !
Il s’alluma une cigarette, puis s’allongea sur son matelas décharné.
Le fil de sa propre vie était en train de lui filer entre les doigts, sans qu’il ne puisse faire quoique ce soit. Non, il n’allait pas courber l’échine aussi simplement. Ses pensées s’égarèrent sur des solutions improbables, tandis que le sommeil l’emportait. Demain, il trouverait une solution. Demain...