tw : body horror, at some point
1900 ; naissance sur l’oblast d'Arkhangelsk. Le souvenir qu’il conserve de ce trou paumé est la sensation désagréable d’un froid mordant. Il avait toujours mal partout, au nez, au bout des doigts, au cœur. C’était pas une enfance folle, surtout pour un esprit éveillé comme le sien, parmi cette bande de sauvages. Il était mis à l’écart par ses pairs, parce qu’il parlait peu, restait très secret et que les rares fois où il ouvrait le bec, on ne comprenait rien. Il ne rentrait pas exactement dans le moule des Shklyarov, malingre et faiblard, mais insatiablement curieux, passant des nuits entières à veiller dans la cuisine pour espérer surprendre des Domovoys. Il reçoit avec un plaisir non feint son inscription à Koldovstoretz.

1914 ; à Koldovstoretz, Ana fait la rencontre de Yefrosinia, une fille brillante mais solitaire parce que tout le monde la trouvait moche à cause de son ascendance harpie. On a même essayé de l’enfermer dans l’un des dangereux secteurs du parc autour de l’école. À l'époque, Ana était amoureux de sa cousine, et Yefrosinia lui a expliqué, avec une honnêteté cinglante, que la consanguinité, c’est mal ; et que c’est même la science qui le dit. Depuis qu’elle lui a ouvert les yeux, il s’est mis à la suivre comme un petit chien, buvant toutes ses paroles, l’accompagnant à tous ses cours. C’est en sa compagnie qu’il a éveillé son goût pour l’alchimie. De temps en temps, les deux adolescents s’amusaient à se parler dans un patchwork de langues, mélangeant sans vergogne le géorgien, le sanskrit et même parfois le langage des signes. Autant vous dire qu’ils ne se sont pas fait beaucoup d’amis, mais ça importait peu à Ana qui n’avait d’yeux que pour Yefrosinia. Infichu cependant de se confier à elle sur ses émotions florissantes, il se retrouvait bien bête lorsque la jeune fille se prenait la tête avec lui, et décidait de l’ignorer pendant des semaines entières. Il faut dire que l’infernal duo d’intellos ne se ménageait pas, quand il s’agissait de savoir qui avait tort, et surtout qui avait raison.

1917 ; tandis que les peuples russes renversaient leur tsar, Ana était en train d’achever sa scolarité, laissant tomber le troisième cycle de Koldovstoretz, trop ardu pour lui, et pas suffisamment centré sur son domaine de prédilection, l’alchimie. Yefrosinia, quant à elle, s’acharne et tente le coup. En 1918, leur chemin se sépare, la première fois depuis qu’ils se sont rencontrés (ou en tout cas, la première fois pendant aussi longtemps). Ça fait de la peine à Ana, bien entendu ; aussi, il se lance à corps perdu dans ce qu’il sait faire le mieux : travailler. Tout en menant des études sur les langues alchimiques, faisant du pied à tous les grands noms de l’époque, il se penche sur la biologie moldue, et continue ses études à l’université de Moscou. Il ne revoit Yefrosinia qu’à de très rares occasions, et préfère se laisser porter par ses nouveaux camarades moldus. Ana n’est pas forcément le plus jovial des larrons, mais il s’attire leur sympathie du fait de la petite lueur un peu trop curieuse qui anime son regard mort, et des quelques leçons rudimentaires sur le futhark qu’il inculque à ses camarades moldus, autour d’un verre. Malgré son apparence chétive et sa mèche de cheveux sage, il est toujours prêt à faire les quatre cents coups, et à aller titiller les cobayes en pleine nuit afin de cruncher pour les examens. C’est fou les amitiés qu’on peut nouer à l’occasion de nuits blanches étouffées par les fumées de cigarettes et les shots de vodka.

1920s ; multiplication des échanges scientifiques entre savants français et soviétiques. Ana se joint à la partie et effectue plusieurs voyages en France. Là-bas, il fait la rencontre de certains alchimistes français, discrètement ajoutés aux festivités, en espérant, qui sait, croiser la descendance de Nicolas Flamel, dont il étudie les travaux depuis des années.
C’est à l’occasion de ses échanges qu’il retrouve Yefrosinia, et la demande en mariage pendant le colloque sur l’origine de l’utilisation des runes en alchimie. L’alliance qu’il lui a transmuté pour l’occasion est encore imparfaite (c’est l’émotion), mais elle dit oui quand même.

1930s ; naissances de Spartak (1932) et de Polina (1935). Spartak est cracmol mais en Union Soviétique, Koldovstoretz initie ses jeunes sorciers au monde moldu, les deux parents savent donc parfaitement s’adapter. Ana a toujours su faire la balance entre son monde avec et sans magie. Lui-même se sert de ses connaissances en génétique moldue pour mener des recherches en alchimie. Ceci dit, bien qu’il prenne un soin particulier à ne favoriser aucun de ses deux enfants, il n’est que rarement là pour eux (ce qui réduit le nombre de chances de faire des erreurs dans leur éducation, cela va de soi). Contrairement à Yefrosinia qui a suffisamment de cervelle et qui n’a besoin que de quelques heures de sommeil, il n’arrive pas à faire la part entre sa vie de famille et son parcours professionnel. C’est le début des disputes soldées par des malédictions, bénignes, fugaces, que Yefrosinia finit par lever quand il revient à la maison, déconfit et désolé. Ces paisibles interludes ne durent jamais.

1939 ; bien qu’il soit d’usage pour les sorciers russes de se mêler de la politique de leur pays, l’incident Raspoutine, sorcier présumé et présumé disparu depuis 1916, a refroidi les ardeurs de bon nombre de mages. Aussi, lorsque le conflit mondial a secoué l’intégralité du globe, Ana s’est bien tenu de donner son avis sur la chose. Il s’est replié totalement sur le monde sorcier, résidant certes dans un quartier moldu, mais délaissant son poste de chercheur à Moscou, au profit des colloques d’alchimistes un peu secrets, un peu shady. Ça lui rappelle ses années d’études, et les nuits blanches passées avec les copains à théoriser des transmutations interdites. Sa renommée en alchimie fait un bond au lendemain de la publication de son premier traité sur les langues alchimiques : De l’Emploi de l’énochien dans les sciences transmutiques. L’ouvrage, de par son sujet ambigu, ne fait pas l’unanimité, mais ce qui importe à Ana, c’est qu’il engendre des discussions enfiévrées. La célébrité n’est pas un statut qui l’attire particulièrement ; susciter le débat, en revanche, ça le fait bien kiffer. Il ne s’arrête pas là et enchaîne avec d’autres articles virulents dans des revues sorcières spécialisées, notamment sur des clefs de traduction du manuscrit de Voynich.
Sur le plan familial, en revanche, la situation avec Yefrosinia se détériore, parce qu’il passe trop de temps à bosser, et qu’en ces temps sombres, il laisse complètement tomber sa famille. Lui, il ne voit là que de la jalousie de la part de sa brillante mais encore méconnue épouse. Les explications se soldent par des disputes, et les disputes par des malédictions. Plus aucune langue ancienne et obscure ne leur permet de communiquer comme avant.

1941 ; un soir qu’il allait encore rentrer trop tard chez lui, parce qu’il avait accepté de reprendre un dernier verre de firevodka avec ses confrères, il découvre qu’une bombe s’est abattue sur son quartier, l’explosion soufflant son appartement. Il ne reste plus rien de sa maison ni de sa famille. Souffrant du syndrome du survivant, il s’enfonce toujours plus loin dans les recherches alchimiques, sur le point de commettre l’irréparable. L’alchimie a toujours eu réponse à tout, alors il n’y a pas de raisons que cette fois, ce soit différent.

1942+ ; il convoite l'aide de grands mages, comme la Babayaga. Il est arrivé sur le pas de sa porte dans un état lamentable, tellement il était malheureux et n’avait plus rien à perdre. Méfiante, la sorcière lui a tout de même donné accès à sa bibliothèque et à son laboratoire. Il a pris, il a pris, remontant toujours plus loin dans les origines de la magie, sans trouver ce qu’il cherchait. Il restait stérile, sec et vidé, à chaque fin du jour. Au bout d’un certain temps, la Baba s’impatiente et le congédie, constatant qu’il avait, par bien des aspects, abusé de son hospitalité. Ana est vexé, il ne comprend pas (c’est assez nouveau, pour lui) et il refuse. La situation s’envenime : elle le maudit et le condamne à voir ses entrailles devenir… ses extrailles.

La douleur éprouvée lorsque le sort s’est abattu sur lui pourrait faire l’objet d’un livre entier, rédigé sur plusieurs existences, tant il a du mal à la décrire sans perdre conscience. Autrefois, il n’était pas rare qu’il se brûle le museau, à force d’expérimenter en alchimie, et il s’était fait à l’idée de l’instabilité de cette discipline. Mais ça n’était rien, une pichenette, face à l’horreur des interminables minutes pendant lesquelles, un à un, ses organes se sont extraits de son corps. Parce que la Babayaga ne s’est pas contentée de les faire réapparaître par magie sur le carrelage. Lui qui avait passé un nombre incalculable de vacances en Egypte, il n’avait jamais vécu une expérience se rapprochant autant de l’embaumement, et au cœur même de l’action, de surcroît.
Lorsque sa cervelle a dit « stop » et a bien voulu se shut down, il a fini par perdre connaissance. A son réveil, il était largué au milieu de nulle part, et le repère de la Babayaga avait disparu. Difficile, cependant, de se persuader qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve, puisqu’il tenait dans ses bras son cœur encore tiède.  

1946 ; lorsque Imelda a fondu sur lui comme un oiseau de proie, il avait l’aspect d’une carcasse. Il était en train de dépérir depuis des mois au fond d’un appartement miteux, barricadé à l’intérieur de sa chambre où il continuait de mener des travaux tous plus vains les uns que les autres, tentant de trouver un remède miracle à l’horreur qu’on venait de lui faire subir. La vision de ses organes marinant dans des bocaux de formol improvisés lui donnait des cauchemars et il s’est mis à avoir peur de tout, puisque désormais, tout pouvait leur arriver.
Il n’oubliera jamais la terreur ressentie quand sa porte a été magiquement forcée, et qu’il s’est précipité sur ses semblants de vases canopes comme un noyé agrippé à une bouée. Il n’oubliera jamais la tendresse et la pitié dans le regard d’Imelda, alors qu’il devait ressembler à un mort-vivant, amaigri, le regard fou et parano.

La religion est quelque chose qui est allée et venue dans la vie d’Ana. Avant les révolutions russes, il appartenait à l'Église orthodoxe sans conviction particulière, parce que c’était ce qui se faisait. En 1917, il n’a donc pas eu trop de scrupules à s’en détourner, comme il a été soudainement recommandé. Lorsque les patriarches ont été gentiment sommé de prendre la porte, il s’est contenté de les saluer de la main. C’est qu’en tant qu’homme de science, et sorcier de surcroît, il n’avait pas d’attachement particulier à d’autres dogmes que celui de la science
Comme à l’époque, c’était pas ce que faisait Imelda qu’on suivait religieusement, mais bien ce que Staline faisait, la religion est revenue en force dans les années quarante.
Aussi, quand Imelda est arrivée, elle a eu à faire à un parchemin presque vierge. Ana a suivi Imelda parce qu’elle lui apportait une réponse sur laquelle il n’avait jamais osé se pencher. Depuis tout ce temps, il cherchait des explications dans la science et l’alchimie ; mais face à la mort, face à la peine et face au mauvais sort, c’est Imelda qui lui a apporté la sécurité de ses croyances.

1947+ ; ceci dit, à son arrivée dans le culte, Ana a dû apprendre à se plier à tous les principes de Tobias. Il s’y est conformé avec une docilité surprenante pour un homme de science. Mais il faut dire qu’il macérait dans un tel état de détresse qu’il a revu toutes ses croyances à la hausse.
Sans rechigner, il a accepté la morsure, puis a entamé un chemin de croix comme seule Imelda sait les concocter. En échange de soins et de protection (des runes ont été tatouées partout sur lui, ses organes ont été scellés plus sûrement), elle le charge de déconstruire, pierre après pierre, l’autel qu’il avait construit à la gloire de l’alchimie. D’après elle, il s’agissait de mieux connaître son ennemi pour mieux lutter contre lui. Il s’exécute, un peu à contrecœur, car il sait qu’il risque à tout moment de rechuter dans la fièvre du savoir, et qu’il n’y avait que la terreur qui le maintenait au-dessus du gouffre. Et ça n’a pas loupé ; au fil des années, il en a eu, des pénitences, pour avoir poussé trop loin un foetus de recherche, pour avoir rêvé un peu trop fort qu’il publiait un nouveau livre. Il avait beau passé ses journées à prouver que la religion piétinait la science sur tous les points, son ancienne passion, son ancienne vie, refaisait surface, lentement mais sûrement, grattant la terre, comme un zombie s’extirpe de sa tombe (ok, la comparaison était forcée de fou, mais c’était pour conclure).