Il aurait été simple de lire la lettre et de la mettre à la poubelle sans l'ombre d'un remord. Mais avec Carrie, rien n'est simple. Encore moins quand c'est à propos de Bao.
Qu'elle ose lui écrire passe encore. Qu'elle ait l'audace de fixer le rendez-vous est à peine acceptable. Qu'en plus ce soit dans un hôtel moldu serait presque admissible, pourvu qu'il soit un rien plus onéreux. Mais vraiment, vraiment, le fait que Carrie soit parfaitement incapable de réagir de la manière la plus appropriée - en envoyant une bande de Dogs patibulaires pour réduire en charpie la dog des Wang - ça, ça, c'est tout à fait inadmissible.
Elle sait, pourtant. Que c'est la chose à faire, que Bao se fout de sa gueule, que c'est peut-être même un piège du Clan.

Et pourtant elle y va. Non pas par connerie, ou par quelque relent nostalgique, mais bel et bien parce qu'elle en a besoin.
Cela fait trois jours, maintenant, qu'elle n'a plus rien à fumer; trois jours qu'elle angoisse, trois jours qu'elle tourne en rond, trois jours qu'elle y pense sans arrêt. Elle se souvient vaguement des journées uniques de non-consommation aux Tuskers, l'enfer sur terre à ses yeux; ça montre bien qu'elle fait des progrès, non?
Non, pas vraiment, et elle le sait bien. Elle ment déjà à Jin et à Maxim, et elle se ment à elle-même quand elle se dit qu'elle y va seulement pour assouvir sa curiosité, et non pour répondre à quelque besoin primal et irrésistible d'essayer. Si sa tentative alambiquée pour échanger des (fausses) informations à l'Opaleye n'a pas été fructueuse, peut-être que Bao se laissera plus facilement convaincre avec une autre approche encore à déterminer. Si elle l'a ainsi convoquée (l'inversement de leur ancienne dynamique habituelle est plus que désagréable), c'est qu'elle veut quelque chose. Carrie ne parvient pas à mettre le doigt exactement sur ce qu'elle refuserait de donner à Bao en échange d'une dose. Elle était, après tout, plutôt généreuse et conciliante à l'époque, fournissant Carrie sans poser de questions, la laissant complètement démunie quand elle avait décidé de ne plus répondre à ses hiboux en pensant que Carrie avait essayé de la faire tuer. Pourquoi tuerait-elle sa mule?

La voiture finit par s'arrêter, et Carrie cligne des yeux en s'échappant pendant un instant de ses pensées. Elle laisse au chauffeur son compte précis (sans pourboire) après deux minutes à trier billets et pièces non-magiques sur la banquette arrière, avant de se glisser hors de l'engin de malheur pour jeter un coup d'oeil tant dépité que curieux à l'hôtel moldu. Quelle idée. Carrie n'aime pas le monde moldu. Les moldus sont sales, stupides et inutiles.
Cette entrevue l'agaçe déjà.

Le regard que pose sur elle le réceptionniste quand elle pénètre dans le bâtiment lui donne sincèrement envie de tourner les talons et de s'en aller sans un regard en arrière, mais la pensée de sa chambre dans laquelle elle fait les cent pas en réfléchissant au point de s'en faire mal à la tête, la fait persévérer. "Bao Wang." Elle est en avance, elle récupérera les clefs et-- "Good afternoon." Les sourcils de Carrie se froncent. Malgré le silence posé du réceptionniste au sourire aussi crispé qu'insupportable, elle ne répond pas et attend simplement qu'il baisse les yeux vers l'écran sur le comptoir face à lui. La politesse ne lui vient pas facilement, encore moins avec des moldus, et l'y inciter a tendance à avoir l'effet inverse. Elle laisse ses yeux se balader un peu dans le hall en tapotant un rythme agaçant du bout du doigt sur le comptoir marbré, et les pose de nouveau sur l'employé de l'hôtel quand il l'appelle: "Carrie?" A ça, en revanche, elle ne sait quoi répondre - pour une fois. Comment connait-il son nom? "Your... friend has already picked up the key. She said she was expecting you upstairs."

Qu'on qualifie Bao d'amie la ferait presque sourire, si elle n'était pas scandalisée en regardant sa montre et en remarquant que Bao a donc presque un quart d'heure d'avance. Voire plus.

Carrie réprime une nouvelle fois l'envie terrible de tourner les talons, et se contente de hocher la tête quand on lui indique la chambre et l'étage. Elle refuse de prendre l'ascenseur - elle n'est pas non plus suicidaire -, et calme donc son humeur déjà massacrante à compter les marches jusqu'au quatrième. Une Bao qui la siffle pour la faire venir et qui en plus de ça, se targue d'être ponctuelle - on aura tout vu. Tous des fils et filles de pute, ces Wang, de toutes façons, ils la font chier, ils la font tous véritablement chier, elle aimerait beaucoup pouvoir juste tous les exterminer et ne plus jamais avoir à penser à eux pour le reste de sa vie.
Carrie fixe la porte de la chambre pendant sept secondes avant d'y frapper.

Quand Bao ouvre la porte, Carrie parvient de justesse à relâcher les traits froncés et sombres de son visage pour lui offrir une expression qu'elle espère neutre et non affectée. "Muggle. London." Sa voix, en revanche, trahit une partie de l'agacement qui l'anime depuis le moment où elle a reçu la lettre pressante de Bao lui donnant rendez-vous. "Muggle London. Really? If you're here to kill me, know that you're halfway there just from that - and please don't throw my corpse into the damn Thames or I'll come back from the dead to haunt you," maugrée-t-elle avec humeur, s'immisçant dans la chambre sans hésiter et faisant quelques pas à l'intérieur pour s'éloigner de Bao aussi rapidement que possible. "And if you were dumb enough to just want to see me, please note that any other place than this shithole would have been better." Après un rapide coup d'oeil à la chambre pourtant spacieuse, aux draps encore faits et à la fenêtre offrant une agréable vue de l'immeuble d'en face, Carrie fait volte-face pour dévisager Bao sans se rendre compte qu'un nouveau froncement de sourcils est venu gracier son expression. "What do you want?"

Bao porte son doute et sa confusion partout sur son visage. Carrie a envie de la secouer, de lui faire cracher le morceau, de comprendre pourquoi elle est là, si elle a véritablement bien fait de se déplacer. Après son entrevue avec Mengwu, elle ne sait pas si elle devrait faire confiance à Bao, si même elle devrait être là. Sans doute que non.
Le pire, c'est qu'elle a à peine hésité. Stupidement, égoïstement, elle a à peine hésité, par curiosité, par envie, ça n'a pas d'importance au fond. C'est grandement plus simple de faire la leçon à Jin en lui râbachant les oreilles à propos de ses devoirs envers le gang que d'appliquer sa leçon à la lettre; peu importe, l'hypocrisie lui est toujours allée au teint.

“I’m not here to kill you.” Carrie retient un soupir excédé et une nouvelle tirade tout aussi irritée de sortir d'entre ses lèvres. "Great." Ils sont tous sur ses nerfs en ce moment. Entre Stan qui ne va pas mieux, ces putains de monstres qui lui ont volé Sofiane, Mengwu qui se pense si malin, Mao qui oublie sa place comme l'abruti fini qu'il est, Yanli qui refuse de lui adresser la parole et les reproches de Jin. Le fait, bien entendu, que les cinq cent grammes offerts par Mengwu aient disparu comme si ils n'avaient pas existé, en un temps record, n'aide en rien.
Elle les déteste tous. Elle a envie de massacrer quelque chose, ou quelqu'un.

Et puis Bao, qui fronce les sourcils comme une idiote et a l'air tellement incertaine que Carrie se demande si elle ne s'est pas trompée en la conviant. ”I shouldn’t have gone berserk the other day. And I shouldn’t have... hurt you.” Les traits de Carrie se froncent plus encore, alors qu'elle se rappelle de la poigne ferme de Bao autour de son poignet, la vive peur qu'elle a ressenti à l'idée que Bao puisse la blesser. Bien entendu qu'elle peut la blesser: Carrie sait bien que face à la quasi-totalité des Warlocks et des Wangs, elle ne fait pas le poids et que ses tirades tant vénéneuses qu'offensantes sont de bien piètres protections face aux sorts, coups de poing et autres choses savoureuses que les autres s'envoient à la figure pour se battre.
Mais le fait que Bao ait failli le faire, laissant sur sa peau une marque rose pendant quelques heures, lui plombe toujours autant l'estomac. Et cette peur aussi, viscérale, cette perte de contrôle désastreuse... ”And I shouldn’t have assumed you tried to kill me. At least I should have asked you directly instead of...” D'ignorer ses hiboux, de faire comme si elle n'existait pas. Si Bao veut seulement lui rappeler combien Carrie peut la détester elle et tout ce qu'elle représente, elle y arrive parfaitement bien. ”Anyway. I think I just wanted to look you in the eyes and tell you I’ve been stupid. But you already know that.” Carrie cligne des yeux sans comprendre. Tout ça pour ça?

Elle ne sait même pas ce qu'est ce ça. Elle ne sait pas ce que Bao est en train de faire, ce qu'elle veut, ce à quoi elle pense. Carrie sent son exaspération monter d'un cran et, pour une fois, se force à respirer; quand elle parle, pourtant, sa voix tendue est plutôt transparente de son irritation. "Bao, if that's all you had to say, you could have just included that with your owl." Sa voix en devient presque sifflante et, énervée de son propre énervement, Carrie ferme les yeux en se détournant. L'air confus du pauvre chien des Wang l'irrite plus que tout, comme si elle allait réussir à l'attendrir en lui offrant ses petits yeux perdus.
Carrie lève une main à son front, se pince l'arête du nez en inspirant profondément. C'est rien, elle a juste envie... elle a juste envie... putain, elle a juste envie de fumer. Elle a juste envie d'une heure de calme, d'un bain, d'une cigarette, de sa pipe à opium et puis plus rien. Avant, quand elles se rencontraient dans une chambre vide, elle et Bao parvenaient très bien à lui changer les idées quand elle en avait besoin.

Après quelques respirations, Carrie rouvre les yeux, jette un regard agacé à ce Londres moldu puant qui la nargue derrière la fenêtre, avant de nouveau faire face à Bao. "That's not an apology, and that's barely an explanation. You didn't answer my question: what do you want from me? Because if you just wanted to gaze into my pretty eyes then fuck you, you fucking time-waster." Sa voix n'a aucunement la force ou la chaleur de ses propos, ces termes lui rappelant l'une de leurs rares soirées de calme, il y a de longs mois auparavant, gravée dans sa mémoire comme au fer rouge. Putain, elle la déteste. And when aren't you stupid, Bao? aimerait-elle asséner, sans en trouver le coeur; ça aussi, elle déteste. Tout l'agace, tout l'énerve, tout l'irrite, tout l'exaspère.
Elle ne se rappelle pas de la dernière fois qu'elle a fait une nuit complète. "Last chance." Si seulement elle pouvait lui dire, que Carrie sache enfin sur quels boutons appuyer pour obtenir ce qu'elle veut, non, ce dont elle a besoin.

Bao s'approche d'elle brusquement, se mettant en marche comme une bête de guerre à qui on aurait enfin donné un ordre et Carrie doit réprimer le mouvement de recul terrifié que ça lui inspire. Elle a vu de quoi Bao était capable. Elle a toujours su de quoi était capable le chien des Wang, leur "responsable d’intervention" comme l'a appelée Mengwu - mais voir la trace de son passage autour du cou de Nezha, rouge et violacée, sa carotide affaissée sous sa peau, comme un écho au bracelet rouge que Bao a laissé sur son propre poignet, a été un dur rappel à l'ordre. Et même si elle est persuadée, ou veut se persuader, qe Bao ne lui ferait jamais aucun mal, maintenant, Carrie doute.
Elle tient bon, pourtant. Pas le choix - elle ne va pas non plus lui offrir quoique ce soit, elle a assez donné, elle en donne assez rien que d'être ici. Ses muscles se crispent, elle serre les dents, et se force à regarder Bao dans les yeux, comme si elle n'avait pas envie de s'enfuir dans l'autre sens à toute vitesse.

“No, fuck you, Carrie.” Si elle n'était pas tendue à l'idée de devoir s'échapper ou se battre, Carrie serait déjà en train d'hurler d'indignation à l'entendre, ou en train de ramasser sa mâchoire tombée parterre; à la place, ses sourcils volent jusqu'à la lisière de ses cheveux, son visage fermé s'ouvrant sous la surprise. What now? Pour le taux d'insultes qu'elle est capable de déverser à la seconde, Carrie apprécie très peu quand la situation est inversée et, pour être honnête, c'est encore plus désagréable quand ça vient de Bao.
Elle s'approche encore et Carrie se tend d'autant plus, toute son attention sur elle, réfléchissant déjà à comment lui échapper, où, se retrouvant avec aucun plan de secours viable. Fuck. Elle n'a pas le temps de répondre, de s'énerver, que déjà Bao ajoute: “You’re the one who made me crave for you, and now you pretend you have no idea why I wanted to “gaze into your pretty eyes” ? That’s bullshit.” Carrie est tellement surprise par ce que Bao est en train de lui dire, la tension dans sa silhouette et la sincérité de ses mots qu'elle n'y réagit même pas. Elle serre les dents, elle ignore même ce qui sortirait de sa bouche si elle tentait de dire quoique ce soit.
Quand est-ce que son coeur s'est mis à se battre si fort dans sa poitrine? C'est de la peur, rien que ça, enfin elle croit. Bao enchaîne bien vite: “And that’s unfair. ‘Cause I had no idea what I wanted from you back then, and I have no idea what I want from you now. And you know that.” Carrie serre les dents. Elle est injuste, elle est cruelle, quoi d'autre? Elle s'en fiche d'être injuste, et cruelle, et c'est Bao qu'a été trop conne pour ne le voir que trop tard, c'est de sa faute à elle d'être tombée dans le piège, c'est de sa faute et Carrie ne va pas juste rester plantée là l'écouter--

“I want us.” Carrie se préparait à ce que Bao la frappe ou l'attrape, mais elle ne s'attendait pas à ce coup-là.
Elle ouvre la bouche pour répondre mais aucun son n'en sort. Elle blêmit, elle cligne des yeux, elle fronce les sourcils, mais c'est le vide. Pas le vide pratiqué et poli qu'elle a présenté à Mengwu en essayant de taire un sursaut d'addiction, non, un véritable vide entier et effrayant. Elle ne sait tout simplement pas comment réagir.
Carrie ne se rappelle pas de la dernière fois où les mots lui ont échappé comme ça; à les tâter du bout des doigts, à essayer de formuler une réponse, rien ne vient. Pas de pluie torrentielle d'insultes et d'injures, pas de voix montant dans des aïgus improbables, pas de colère électrique et furieuse. Rien.

"You--" Le reste de la phrase ne vient pas. Carrie panique à l'idée de ne jamais la finir. "What--" Elle se souvient de ses débuts agonisants dans le sous-sol des Rats, quand elle ne comprend rien à rien de ce qui s'y disait, quand elle se sentait seule, terriblement seule, jusqu'à trouver Jin.
Sa bouche se referme dans un claquement, nouveaux clignements de yeux ahuris. I want us. Pas you, us, comme si elles étaient quelque chose, comme si elles avaient toutes les deux de la place pour un us, comme si us pour Carrie pouvait être quoique ce soit d'autre qu'elle et Jin, elle et Stan, elle est les good children, elle et les Warlocks, comme si--

"This- this is--" Elle balbutie, ce qui est aussi désagréable qu'inhabituel, et ça l'a fait rougir d'embarras et de colère. "This is nothing, there is no us, you- you are nothing, I fucking- I don't- you're--" Carrie n'aime pas mentir et ces mensonges-là l'étouffent, nourrissent la colère qu'elle sent grandir en elle, colorant son visage tout entier d'un pivoine criard. I want nothing, Carrie le répète à tue-tête. Putain. Elle-même se rend compte de combien elle n'est pas convaincante, et ça l'énerve.
Comme pour placer de la distance entre elles deux, Carrie lève un doigt accusateur en direction de Bao, s'étouffant toujours sur des mots qui ne veulent pas sortir. Elle oublie tout en cet instant, la raison de sa venue, la pression quasi-constante de l'opium, tout. Son monde est réduit aux yeux sombres de Bao, qui semblent se moquer d'elle, la narguer. "Fuck you!" Ça, ça a toujours le mérite de sortir sans mal. "I don't know what you think this is, but, this isn't- it's not--" Elle enfonce le bout de son index dans la clavicule de Bao pour la faire reculer, rouge de colère, de confusion. I want us. Putain, elle est trop conne, ça veut rien dire, elles ne sont rien, ont toujours été rien, et ne seront jamais rien. Carrie déteste le fourmillement qui se réveille dans son ventre, comme un vent qui se lève - quelque chose d'agréable, nourri d'un peu d'espoir, d'envie. Elle pousse un peu Bao en arrière. "I can't- I'm not--" Ses yeux se détachent de ceux de Bao, effleurent ses lèvres, et elle pince les siennes. "Fuck." Et de pivoter pour lui tourner le dos.

Son coeur s'agite comme un oiseau en cage, comparaison qui la ferait doucement rire si elle n'avait pas l'impression d'avoir une dizaine d'émotions différentes coincées dans la gorge, juste à côté de ces mots qui lui échappent et refusent de franchir ses lèvres. Et que peut-elle répondre à ça de toutes façons? Carrie croise les bras, lève une main pour se pincer l'arête du nez, enfonce ses autres doigts dans son coude, à s'y faire mal. That's unfair. Tout est injuste en cet instant précis, Bao est injuste, elle la déteste. "Fuck," répète-t-elle sous sa respiration, avant de lâcher l'arête de son nez pour poser sa paume contre ses yeux. Avec un peu de chance, quand elle les rouvra, Bao sera partie; avec encore plus de chance, elle la touchera et restera. Ce constat la terrifie plus encore que la perspective que Bao puisse lui faire du mal physiquement.

Carrie aimerait que Bao s'en aille; elle aimerait que Bao l'attrape. Ces deux possibilités la remplissent d'un mélange déplaisant d'anxiété et d'impatience, elle veut savoir ce que la Wang va faire tout comme elle en est effrayée. Quoiqu'elle fasse, de toutes manières, ce sera la mauvaise décision. Tout ceci, (ce us insupportable) était une mauvaise décision depuis le moment où ça a commencé. Si Carrie a pu rationaliser, au début, son rapprochement avec Bao (une manière de devancer Jin, de lui montrer qu'ils pouvaient occuper le chien des Wang et lui laisser une plus grande marge de manoeuvre dans ses sombres desseins en attendant de lui prouver qu'ils étaient aussi dangereux pour eux que vains), il est désormais hors de contrôle, à l'image du chien de garde. Imprévisible, trop intense, destructeur, incontrôlable - tout ce que Carrie déteste, somme tout, ou plutôt tout ce qu'elle aimerait détester chez Bao.

Qu'y a-t-il à apprécier, après tout, chez elle? Sa connerie bordant la naïveté, sa volatilité littéralement meurtrière, son intensité avide et entière, le fait qu'elle soit à la fois si manipulable et si imprévisible à la fois? Ou alors sa tendresse inattendue, ses grands yeux l'enveloppant toute entière, glissant sur son corps avec un mélange de désir et d'adoration, ses lèvres demandeuses et résolues contre les siennes? Ou même le reste: son irrégularité insupportable, son corps se pressant contre le sien même dans son sommeil quand Carrie la rejoignait enfin dans le lit, le cadeau laissé autour du cou sans vie de Nezha, son sourire lumineux et tristement rare, obsédant?
Us. Carrie a peur de perdre tout ça; Carrie a peur de revivre tout ça. Est-ce que ça vaut seulement le coup? Ce n'est même pas une question: non, évidemment que non.

”Look I-” Carrie pince des lèvres, appuyant d'autant plus sa paume sur ses yeux, jusqu'à ce que le talon de sa main de sa main gauche s'enfonce dans sa paupière, faisant exploser un feu d'artifices douloureux à la surface de son oeil. Elle aimerait que Bao se taise; elle aimerait que Bao s'explique. Elle aimerait... non, elle n'aimerait rien. Elle aimerait être seule, elle aimerait pouvoir trier ses pensées et les traiter comme ses précieux chiffres qui font tellement de sens et dansent sur ses documents administratifs avec logique et régularité.
Elle aimerait un peu d'opium. À cette idée, si dangereuse et agréable, Carrie sent une bouffée de chaleur s'étendre dans sa poitrine et découvre, à son grand désarroi, qu'elle n'a ni l'intensité ni la qualité satisfaisante que le us proféré par Bao lui a fait ressentir.

”This is nothing.” Carrie se mord l'intérieur de la lèvre, presque vexée qu'elle lui donne raison, et se raidit en sentant la main de Bao sur son épaule, avant qu'elle n'effleure son bras avec un peu trop de douceur à son goût - et pourtant, malgré elle, elle sent un peu de tension quitter sa nuque, son corps réagir sans écouter sa tête, se réfugier instinctivement contre ce contact. Évidemment que c'était ça qu'elle voulait, que Bao reste, la touche, lui parle.
Personne n'est là pour la voir et Carrie ne ressent aucune honte - un fait troublant, comme si le jugement de Bao lui importait peu. Ou comme si elle pensait que Bao était au-dessus de la juger ainsi. ”It just felt good. And sometimes I can- still feel it?” Les doigts de Bao s'accrochent à son coude, Carrie résiste, frottant son oeil, la douleur y explosant étant familière et rassurante contrairement à la cacophonie de ses pensées et l'intensité des sentiments qui l'étreignent. ”This is just all stupid.” Carrie ne sait pas de quoi elle parle, d'elles, d'elle, cette conversation, leur situation, quoi donc? Carrie doit se faire violence pour arrêter de torturer son oeil déjà malmené et soupire entre ses dents toujours enfoncées dans sa lèvre, avant de céder et de laisser la main de Bao la faire se retourner.

"You're fucking stupid," marmonne-t-elle sans chaleur ni sincérité, sa main remontant malgré elle effleurer le coude de Bao pour ne pas qu'elle s'éloigne. Elle peut encore rationaliser leur relation, la raison de sa venue et de sa présence et de sa patience: elle pourrait lui demander, tout de go, de lui procurer encore une fois de l'opium, l'embrasser et faire ce qu'elle veut pour la convaincre.
Ou juste l'embrasser et faire ce qu'elle veut parce qu'elle aussi en a envie.

Ses doigts s'accrochent au coude de Bao et l'attirent à elle, son autre main se levant jusqu'à sa nuque pour qu'elle puisse aller l'embrasser. Hésitante d'abord, impatiente ensuite, craignant qu'elle la repousse puis avide quand elle réalise que ce n'est pas le cas. Sa main droite emmène le bras de Bao autour de sa taille tandis que les doigts de l'autre s'enfoncent dans sa nuque, avec une fièvre peu commune. Elle réalise seulement à quel point elle lui avait manqué à ce moment-là.
Bao a raison: it just feels good. Carrie se détache à peine des lèvres de Bao pour y souffler: "I fucking hate you" sans en penser un mot, ses doigts s'agrippant à ses cheveux dans sa nuque pour l'attirer de nouveau dans un baiser plein de désespoir et de dents.

"I know." Non, clairement, Bao n'en sait rien, et tant mieux à vrai dire. Carrie mord sa frustration sur ses lèvres, ses doigts s'enfonçant, crispés et empressés, à la base de son crâne comme si elle n'était pas assez proche. Elle n'a pas le temps ni l'envie d'être embarrassée par sa propre avidité, pas quand Bao y répond aussi délicieusement, la pressant contre elle à un tel point que Carrie aimerait qu'elle l'enveloppe toute entière et qu'elles n'aient plus jamais à se justifier auprès de quiconque de ce us aussi angoissant que satisfaisant. Elle sait, pourtant, que c'est une passade, une pulsion, quelque chose qui finira par s'essouffler ou par finir en catastrophe et que, de toutes façons, il n'y a véritablement rien qui pourrait durer ou avoir le moindre sens entre elles. Mais l'abandon, vertigineux et tant haï, est bien satisfaisant quand il se fait sous les baisers impatients de Bao.
Retrouver ses marques si vite est presque étourdissant, surtout quand les gestes familiers ne le sont plus vraiment. Carrie laisse Bao la débarrasser de sa veste, sans pour autant quitter ses lèvres, et l'entraîner avec elle vers le lit de la chambre d'hôtel. Elle est un peu perturbée par ces attentions minuscules mais qui témoignent déjà du changement dans leur relation, et une partie d'elle sait qu'elle devrait franchement repousser la jeune femme pour remettre les pendules à l'heure; mais une autre partie d'elle, profondément enfouie et inavouable, découvre qu'elle aime ça.

Et Carrie, qui se laisse submerger par ses questions et ses pensées et ses peurs et qui décortique chaque interaction et chaque mot et chaque geste pour y trouver un sens caché, une intention déplacée, une vérité enfouie, s'abandonne complètement contre les lèvres de Bao sans se poser de question, frissonnante sous ses caresses, fébrile contre ses lèvres. Elle se débarasse de son pull, avec l'aide de Bao, les battements de son coeur presque douloureux tant ils sont assourdissants dans ses oreilles et sa gorge; elle déteste ses doigts soudainement maladroits dans sa fébrilité, et la chaleur qui se répand dans sa poitrine quand les mains de Bao caressent sa peau.
Elle se débat un peu avec l'ouverture de son jean, pour en libérer son t-shirt et le faire voler ailleurs, trop empressée pour y faire attention, amorçant déjà un geste pour revenir aux lèvres brûlantes de Bao. Mais quelque chose l'arrête, et elle pose une main sur le poignet de Bao qui était déjà en train de faire un sort à l'ouverture de sa jupe. "Wait." Et comme toujours, les gestes se suspendent - et comme toujours, Carrie sent une bouffée de soulagement et d'appréciation monter dans sa poitrine. "I need to see you." Si la marque des Wang sur sa clavicule est habituelle, les yeux de Carrie viennent de tomber sur une profonde cicatrice sur son abdomen, inédite et discordante dans l'image très précise que Carrie a du corps de Bao dans sa tête.

C'en est presque maladif, et elle n'aime pas du tout la vague d'angoisse et de colère qui se lève en elle quand elle se détache un peu plus et finit de débarasser Bao de tous ses vêtements, non plus avec l'empressement passionnel d'avant mais avec une efficacité méthodique et des sourcils légèrement froncés. Elle la fait se tourner sur le ventre, et son froncement de sourcils s'accentue quand elle voit les premières marques inconnues qui s'étirent de ses côtes à son dos. Elle connait le corps de Bao par coeur - ce n'est pas la première fois qu'elle l'inspecte avec telle attention - et si les quelques bleus et estafilades habituels sont notés sans chaleur, les marques les plus profondes sont décortiquées du regard et réveillent en elle un agacement vertigineux. Certaines de ces entailles, elle sait parfaitement d'où elles viennent. Elle pensait que sa colère s'était calmée depuis le temps mais tout d'un coup, elle se revoit dans l'appartemment avec Jin, à l'écouter lui dire que son plan se passe comme prévu et que le chien de garde des Wang a été mis hors d'état de nuire pour le moment, et qu'il va pouvoir passer à la seconde partie de son plan. Elle repense à la sensation de vide qui l'avait prise, la colère qui était montée d'un coup, l'élan de possessitivité et de frustration qu'elle avait ressenti - comme une soeur apprenant que son frère avait cassé son jouet (encore), s'arrogeant pour lui ce qui était à elle.

Elle se retrouve à retracer une cicatrice, du bout des doigts, sans s'en rendre compte, ignorant la peau frémissante de Bao. Carrie prend aussi en compte le reste, refait pour une énième fois l'inventaire des tâches de naissance et grains de beauté de Bao, et les vieilles cicatrices qui ne s'effaceront jamais véritablement. Elle dévoue à la tâche une attention précise de notaire, et se rassure elle-même de l'intense sentiment de familiarité qu'elle ressent en effleurant un creux ou une marque déjà touchée une dizaine de fois auparavant.

Sa main finit par s'accrocher à sa hanche puis à la faire tourner sur le dos. Elle croise à peine son regard en reprenant son inspection, serrant les dents quand les marques de l'agression de Bao se multiplient; chacune est retracée, presque caressée, observée avec un air interdit. Mais même si ces marques la plongent au plus profond d'elle-même dans son sentiment indu d'injustice et de frustration, Carrie sent quelque chose se débloquer en elle, comme une respiration qu'on aurait gardé en soi pendant des heures, des mois. Et sensiblement, elle se détend, redécouvrant le corps de Bao et se faisant la réflexion qu'elle n'a peut-être pas tant changé que ça.
Quand elle a fini, ses doigts remontent jusqu'à sa clavicule, sa paume venant un instant recouvrir la marque du Clan. Ruler ou king, elle ne sait plus trop; elle laisse son index dessiner le caractère avant de s'en éloigner.
La main de Carrie vient effleurer la gorge de Bao, son pouce se déposer rapidement sur son pouls. "Maybe I made you up inside my head." Son pouce remonte dessiner sa mâchoire, son menton, ses yeux suivant la progression de sa main, incapables d'affronter son regard. I'm not one for tenderness, lui a un jour dit Bao - Carrie peut l'être pour deux, réalise-t-elle, à sa grande consternation. "And you're nothing but a pipe dream." Ce serait presque rassurant, que l'opium de Mengwu l'ait emmenée si loin dans des rêves éthérés qu'elle se croit véritablement en présence de Bao sans l'être - alors peut-être ne serait-elle pas en train de faire une grossière erreur.

Sa main finit sa course sur sa joue et son pouce retrace ses lèvres, avant de se poser sur son menton. Ses yeux, enfin, rencontrent les siens et Carrie sent quelque chose d'autre se défaire en elle, et des mots exploser dans sa bouche sans qu'elle ne pense même à les retenir: "I've missed you," souffle-t-elle d'une voix rauque, alourdie par le poids d'une vérité qui, comme toujours, a du mal à sortir - et qui pourtant, la soulage d'un poids insoupçonné. Il n'y a personne pour les voir, ici; alors Carrie se débarrasse de sa honte comme on laisserait un manteau à l'entrée, et se penche pour embrasser Bao avec un rien de soulagement.