”Who...” Benjamin hausse les sourcils, essaie de comprendre, essaie de deviner, mais il ne peut pas faire grand-chose de ce mot pour l'instant, même si plusieurs suites à cette question lui traversent l'esprit. "Take your time." intime-t-il à son cousin, voyant que les mots ont encore du mal à sortir. C'est normal. Il peut parfois se passer des semaines pour que quelqu'un qui a été dans le coma puisse de nouveau parler. Benjamin l'a appris dans l'un des nombreux livres qu'il a lus sur le sujet. Il a lu un peu tout et son contraire, d'ailleurs, mais ça, il s'en souvient bien : il est possible qu'il soit difficile pour Celyn de parler, pendant quelques temps. Il ne faut pas qu'il force trop.

Ben voit Caesar qui avance, dans son champ de vision périphérique, mais cette fois le plus jeune ne se jette pas sur son frère — tant mieux. Il le voit déposer Écaille sur les draps, et le serpent semble bouger un peu, pour la première fois depuis des jours. Voir ça suffit à rassurer un peu Benjamin et à faire étirer sur ses lèvres un petit sourire. I'll get the nurse. fait la voix de Caesar, et Benjamin relève les yeux pour le rattraper, mais il a déjà le dos tourné. Ben ne veut pas crier, pour ne pas brusquer Celyn, mais il ne veut pas non plus quitter son chevet pour aller rattraper le plus jeune. Ce n'est pas idéal, mais il laisse donc Caesar disparaître par la port. Il reviendra avec le guérisseur, de toute manière, n'est-ce pas ? Benjamin n'y pense pas longtemps : il reporte son attention sur son cousin, dont les yeux sont posés sur l'animal-lié. La peau rencontre les écailles, et Benjamin tente de garder son sourire. Il n'a aucune idée de s'ils ont pu communiquer d'une manière ou d'une autre, pendant ces quelques mois. Il y a peu de ressources concernant ce genre de situations et l'animixing. On parle beaucoup des effets de la mort de l'animal ou de l'humain sur l'autre membre de la paire, dans les recherches scientifiques, mais le coma... Benjamin n'a rien trouvé de concret là-dessus, à sa plus grande frustration.

Il laisse Celyn reprendre contact avec la réalité et avec Écaille, il attend. Il voit des tas d'émotions passer dans les yeux noirs de son cousin sans réussir à mettre le doigt sur ce qu'elles sont vraiment. ”What's happened?” fait finalement sa voix, aussi sèche que du parchemin.

Évidemment, que c'est sa première question. Benjamin y a beaucoup pensé : est-ce que Celyn se souviendrait de l'attentat, est-ce qu'il se souviendrait de ce qu'il a vu, senti, entendu ? Il n'y avait aucun indice, et même les médicomages n'avaient pas su dire ce dont il se souviendrait ou non. ”Who's here?” ajoute Celyn, et Benjamin a l'impression qu'on lui met un étau sur les épaules. Il sent quelque chose de lourd dans sa poitrine. Il voit les yeux effrayés de Celyn, et il aurait envie de lui mentir. Il aurait vraiment envie de lui mentir. Mais ce ne serait que repousser l'inéluctable, et Benjamin est partisan de l'honnêteté, même si la vérité est douloureuse. Il y a déjà beaucoup trop de secrets entre eux, dans ce monde. Et il voit dans les yeux de Celyn, de toute manière, qu'il sait déjà que quelque chose de grave est arrivé. Il doit savoir, et Benjamin n'a pas le droit de lui cacher des choses, même si c'est juste pour le préserver. Pourtant, il hésite, pendant quelques secondes. Et si savoir le faisait replonger ?

Benjamin décide d'y aller par étapes. Il regrette que Caesar ne soit pas là : même s'il est instable en ce moment, cela aurait été bien pour Celyn de l'avoir. Et Jeong-Hui, aussi, mais elle est dans sa chambre. I have Caesar and Jeong-Hui here with me. dit-il finalement. Ils sait que cette réponse veut dire déjà beaucoup de choses. Quand bien même son regard est le plus doux possible, Benjamin ne peut pas rendre l'horreur plus facile à entendre. Comme il n'arrive pas à former les mots, il demande : You don't remember, do you? Il demande une confirmation, avant de continuer. Il ne veut pas répéter des choses que Celyn sait déjà et qui font déjà mal. Le fait qu'il lui ait demandé qui est ici lui laisse imaginer que son cousin n'est pas totalement amnésique quant à ce qu'il s'est passé, alors Ben se permet tout de même de dire : That night... The manor was attacked. Il n'y a pas de bonne manière de le dire, de toute manière.

Le silence est pesant, la confirmation étouffante de cet horrible pressentiment (certitude) l’étreignant au fil des secondes. Dans la clarté du brouillard étrange suivant son éveil, un pic de lucidité éclairant l’envers d’un décor d’où il revenait, Celyn décela aisément la lueur hésitante flottant sur le visage de Ben, cristallisée dans ses yeux, deux étoiles tristes étreintes par un lourd secret. “I have Caesar and Jeong-Hui here with me.”

Une sensation vertigineuse fondit sur Celyn, faisant exploser son coeur d’une multitude de battements effrénés, coupant ses longues inspirations fatiguées en des respirations brèves, paniquées - il savait, il l’avait su dès les premières secondes. C’était pour cette raison, précisément, que son corps avait lâché avant que son esprit ne réinvestisse parfaitement ses fonctions - il savait et voyait désormais se ruer sur lui une vérité dont il ne voulait pas, pas maintenant, pas dans cette vie. Ben, Caesar et Jeong-Hui - Celyn voulut ravaler ses propres paroles, remonter le temps de quelques minutes, revenir à la douleur virulente qui lui avait brisé les os, déchiré les muscles, raclé la peau pour ne pas avoir à faire face à la souffrance autrement plus étourdissante qui se resserrait autour de son coeur, palpitant avec une vigueur bien peu représentative de son état de panique. “You don't remember, do you?”  “I do”, répondit-il sur un filet de voix, trop rapidement pour sa gorge sèche ; il déglutit difficilement sous cet empressement paniqué, comme pour dévier ce sujet, l’envoyer dans le décor loin de ses yeux brumeux, où flottaient encore le reflet orange de cette nuit où tout avait sombré.

“That night…” Don’t say it - son regard n’exprimait qu’une appréhension légère, la terreur aiguë rampant dans ses synapses étouffée par l’apathie du réveil physique, un décalage sensible entre le coeur et le corps. “The manor was attacked.” No.

Il revit la panique ; les flammes explosant contre les murs, les cris furieux de sa mère, les déflagrations vertes et bleues de l’autre côté de la porte close. Il se revit à essayer de l’ouvrir, pester contre cette maison muette, entêtée, le retenant dans l’étude soudainement devenu exigu face à l’attaque virulente de l’autre côté du mur.
Il y avait la chaleur infernale, la fumée s’infiltrant par les interstices ; et Celyn s’était senti mourir en appelant après son père, sa mère, ses soeurs et ses frères, avant de tousser à s’en décrocher les poumons, aveugle, les yeux irrités par le brouillard opaque, mortel, distillé par l’incendie de la maison.

This was supposed to be a dream.

Il pleurait lorsque sa conscience revint à Ben ; des larmes muettes qui se transformèrent, sous la réalisation qu’il était en train de vivre, dans l’instant, avec Ben, aussitôt en hoquets de douleur - physique, d’abord, tant son corps semblait rouillé, les larmes se taillant un chemin douloureux jusqu’à ses orbites encombrés. Le vide avait repris possession de son buste - et les pleurs s’écrasaient, anesthésiés par cette absence là où aurait dû se trouver la souffrance, dans son torse, sur ses joues grises, secouant un corps mort aux airs de coquille vide. ”I knew this would happen”, les mots filaient d’entre ses lèvres sèches sans qu’il en saisisse le sens, sortie d’une partie de lui encore inconnue, secrète, indisponible suite à cette disparition de l’autre côté du voile, ”I knew it would...” De nouveaux sanglots le secouèrent, le forçant à s’arracher à l’immobilité en le faisant plaquer ses mains engourdies sur son visage - des gestes simples, brutaux pour son corps épuisé, encore cloué au lit. Il était incapable de se redresser encore - incapable de toucher Écaille, incapable de saisir la manche de son cousin, incapable d’autre chose que de barbouiller les larmes coulant en cascades sur son visage. “Ben,” gémit-il sans le voir, se raccrochant à son seul nom comme à un dernier filet de lumière dans l’obscurité qui tombait de nouveau, tandis que son torse cherchait à échapper à la prison poisseuse de l’oreiller moelleux, son corps répondant en des sursauts sous ses essais maladroits, “Ben… I knew… Ben, please, they should have… Ben...” Et sa voix s’était muée en une plainte sourde, lointaine, un flot plaintif coulant au même rythme que ses larmes.