Caesar a pris l'habitude de veiller Celyn, même si il n'aime pas l'odeur qui règne dans la chambre. Il pensait que c'était des conneries, ces histoires de l'odeur de la maladie, de l'odeur de la mort; et pourtant, il y a, de manière irrévocable, quelque chose qui flotte dans l'air dans la chambre où son grand-frère dépérit lentement.
C'est désagréable, il faut bien l'admettre. C'est lourd, oppressant. Peu importe le nombre d'heures que Caesar passe à laisser la fenêtre ouverte, à allumer de l'encens ou à faire le thé dans la pièce, ça pue.
Ca pue, et quand il demande à l'infirmière qui vient tous les jours ce que c'est, elle hausse les épaules en disant qu'elle ne sent rien.
Benjamin aussi lui rend un regard vide quand il en parle. Mais Caesar sait que ce n'est pas dans sa tête.
C'est une odeur rance. Avec un arrière-goût de brûlé.

Caesar a pris l'habitude de veiller Celyn, même si ça ne sert à rien parce qu'il ne se réveille pas. Du coup il lui parle pendant des heures, sans s'arrêter. Tout comme Celyn dépérit dans son lit, lui dépérit sur le fauteuil à côté, s'y endormant entre deux anecdotes inintéresantes, se réveillant avec une couverture sur les épaules.
Il lui parle des sculptures auxquelles il ne touche plus, il lui parle de l'article élogieux écrit dans le Prophet, il lui parle de l'avancement de l'enquête. Quand le temps vient, il lui parle des funérailles, du prix que ça a coûté, du premium qu'il a dû payer pour les marquetteries sur le cercueil.
Celyn ne répond jamais.

Caesar a pris l'habitude de veiller Celyn, surtout parce que ça l'agace de voir l'infirmière rester trop longtemps. Il préfère être présent quand elle le lave, quand elle touche ses cheveux, l'ausculte, vérifie que sa perfusion est pleine. Au final, il a fini par lui demander de lui montrer comment faire; et depuis, il a aussi pris l'habitude de le laver.
Il y a quelque chose d'intime, et de rassurant, à lentement manipuler le corps de son frère, passer l'éponge imbibée d'eau sur sa peau. Une fois il se surprend même à le raser, au cas où il se réveillerait. Faudrait pas qu'il ait l'air d'un rustre.
Sauf que Celyn ne se réveille pas.

Caesar a pris l'habitude de veiller Celyn, parce que ça le rassure. Les habitudes le rassurent. Tout l'angoisse: les hiboux inlassables qui viennent toquer à la fenêtre, les longues discussions difficiles avec ce requin de Zabini, les condoléances qui continuent à pleuvoir malgré les funérailles.
Et puis Basil, qui n'a toujours pas réapparu. La maison et la propriété l'entourant sont toujours interdites d'accès, à cause de la magie noire, de l'enquête aussi. Caesar aimerait y aller, s'y perdre.
Se recroqueviller dans les cendres. Fermer les yeux.
Pas le temps de fermer les yeux.
Il écrit presque tous les jours, répond à toutes les lettres, toutes les questions, et les interrogations venant de Corée vis-à-vis de la fameuse Seung-Wan qu'il devra épouser bientôt. Qu'il veut épouser bientôt. Parce que Celyn ne se réveille pas, ne se réveillera certainement jamais, et ce n'est pas Jeong-Hui qui va permettre aux Rosier de prospérer.
Finies, les conneries. Finies, les déviances. Caesar n'a jamais écrit à Logan de nouveau malgré la missive rapide de condoléances qui l'a énormément touché quand il l'a reçue.
Caesar ne répond plus de rien.

Caesar a pris l'habitude de veiller Celyn, parce qu'il a peur de le perdre, tout comme il a perdu Basil.
Ca lui arrive de se réveiller, dans un bain d'angoisse: un sursaut qui le tire de ses sommeils sans rêve, le fait sauter sur le fauteuil comme un beau diable. Il a toujours peur de sentir encore plus de brûlé, de voir des flammes lécher les murs. Avant de mourir, Umma et Papa avaient-ils eu le temps de voir les flammes et-

Il y a des yeux ouverts dans le noir.

Tout d'abord, Caesar croit à une illusion d'optique, un mirage. Un jeu de lumières: la lampe du bureau est allumée, comme toujours, et n'apporte pas énormément de lumière à la grande chambre d'amis. Juste de quoi distinguer quelques formes, et la tête de Celyn qui se tourne vers lui dans le noir, l'air paniqué. "H-hyung?" Caesar demande faiblement, s'attendant à ce que cette image soit remplacée par la dure réalité du visage assoupi et quasi-immobile de son frère.
Un oeil de Celyn cligne, et Caesar sent son coeur se loger dans sa poitrine. "Hyung!" Il se propulse en avant sans réfléchir. Une main attrape celle de Celyn, l'autre se lève sur son visage pour écarter une mèche de cheveux un peu trop longue de son front. Ses yeux sont toujours ouverts. "Is that you? Can you talk? It's okay, you were- you were- you were in a coma, it's okay, you're fine, we're at Benjamin's, it's okay, hyung, I'm here, you're here, you're awake--" Caesar, comme souvent avec son grand frère, l'avalanche de mots inutiles, ne peut pas s'arrêter, alors que des larmes viennent déjà se frayer dans ses yeux et des sanglots douloureux dans sa poitrine.

Quand Jeong-Hui l'avait poussé, Celyn avait senti une peur sourde, terrible, lui plomber l'estomac ; dans sa chute, elle ne l'envoyait pas à la mort, qu'il attendait à moitié depuis son arrivée dans la maison. Dans sa chute, elle le renvoyait à travers le miroir – et Celyn, en le traversant, s'y écorcha violemment l'âme.

Il prit soudainement conscience qu'il avait les yeux ouverts depuis de longues secondes, et regardait le plafond.

Le plafond.

Le retour fut un choc si brutal qu'un instant, il eut l'impression que le sol se dérobait de nouveau sous ses pieds. Dans sa panique il tressaillit, voulut s'agripper aux bords de cette réalité tangible qu'il venait de percuter, qui tanguait maintenant dangereusement sous le vertige ; mais son corps resta douloureusement immobile, et il se rendit tout aussi brutalement compte que rien autour de lui ne bougeait.
Il était, dans le plus grand silence, arrivé au bout de sa chute.

Il resta sans bouger, un instant, peinant à saisir s'il avait de nouveau ou non fermé les yeux. Au bout de quelques secondes il comprit que le bruit de la respiration qu'il entendait était le sien, et qu'il voyait, voyait vraiment le plafond d'une pièce qui n'était ni blanche, ni noire, et n'appartenait pas à la maison.

Il était de retour.
La certitude de cette affirmation l'enveloppa en même temps que la conscience de son propre corps. Comme si on venait soudain d'ouvrir une vanne où tout s'accumulait depuis trop longtemps, ses sens s'éveillèrent instantanément, cacophonie insoutenable et brute ; les sensations s'engouffrèrent dans, sur, sous sa peau et sa chair, le déchirant de l'intérieur, fondant sur lui pour l'immoler de l'extérieurr. Il voulut fermer les yeux, ne parvint qu'à rouler la tête.

Reprendre pied faisait un mal de chien. Il serra les dents, se tordit sans parvenir à se mouvoir ; son corps ne répondait plus, laissant son esprit se tortiller dans cette coquille immobile, aussi étouffante et lourde qu'une tombe.
Où était Écaille ?

Un trou énorme dans sa poitrine. En voulant en tracer les contours, il constata qu'il s'étendait à l'ensemble de son torse ; l’entièreté de son plexus et de son ventre n'était qu'un vaste morceau de vide. Un vide vertigineux où il se perdit une seconde, tâtonnant à la recherche des parties de lui qu'on avait évidées en son absence.

Il eut envie de pleurer ; sa gorge s'enflamma sous la pression de sanglots invisibles, des larmes tracèrent douloureusement leur chemin dans les canaux autour de ses yeux – son visage en feu, comme le reste. Celyn peinait à respirer.

Il y eut un contact sur son front, balayant sa peau comme le bout d'un épais pinceau de calligraphie ; lorsqu'il papillonna, au milieu de son agonie, il distingua aussi clairement que le jour le visage de Caesar, penché sur lui.

Il voulut ouvrir la bouche, parler – saisir la main qu'il sentait maintenant sur la sienne, brise fraîche sur sa peau brûlante.

Caesar.
Aucun son ne sortit de ses lèvres scellées. Elles tressaillirent à peine sous l'effort terrible d'un Celyn déboussolé, suant sous sa peau – et il y avait maintenant les larmes sur ses joues, explosant à l'orée de ses yeux comme autant de ballons percés par une énorme aiguille. Celyn se sentait fondre sous la douleur fantôme, dévoré par le vide de ses entrailles, écrasé par le poids oppressant de la matérialité. De ses yeux douloureux où il ne sentait plus ses paupières, il fixait Caesar en priant pour qu'il l'entende, qu'il comprenne, qu'il voie qu'il était là, bel et bien là – qu'il parlait trop vite, trop fort, à travers un épais brouillard qui amplifiait à la fois les sons et étouffait la voix de son frère, un écho lointain qu'il peinait à saisir une seconde, sentait cogner contre ses tympans la suivante.

Ses doigts se crispèrent, un bref sursaut qui s'enfonça tout juste dans la peau de Caesar.
Qu'il le sorte d'ici – il allait mourir.

Caesar a tant rêvé de ce moment, où hyung ouvrirait les yeux et il pourrait, enfin, aller de l'avant. Relâcher un peu la pression, se remettre à respirer correctement: et abandonner à son frère aîné la couronne Rosier, le lourd devoir venant avec aussi. Il a imaginé que ça se passerait en une seconde. Que Celyn ouvrirait les yeux, et que tout serait soudainement résolu. Plus de fiançailles à l'arrache, plus de Zabini envahissant, plus cette peur au fond du ventre: cette peur de ne pas être assez. De ne pas être assez fort,  doué, charmant pour être l'héritier de son père. De ne pas être assez talentueux, intelligent, réfléchi pour être l'héritier de sa mère. Il y a toujours eu Celyn et Eun-Ji et Basil avant lui pour assurer.
Et Celyn est sensé se réveiller en le rassurant. En glissant une main dans ses cheveux, en lui disant: tout va bien, je prends le relais avec son sourire hésitant mais présent, comme toujours.
Sauf que non. Non, Celyn se réveille en panique et en douleur; et Caesar est impuissant face à ses yeux noirs exorbités, le fixant comme si Celyn était un spectre vengeur.

Caesar ne sait pas quoi faire de cette terreur pure et simple qu'il lit dans les yeux de son grand frère; et, démuni, quand les doigts de Celyn se crispent autour des siens: "You're hurting me--" Avant de se rappeler à l'ordre lui-même. Oui, il lui fait mal, mais Celyn est en train de se réveiller, il faut qu'il trouve de l'aide, il faut qu'il aille chercher Benjamin... mais il est incapable de quitter le chevet de ce frère qu'il a pleuré, veillé, lavé sans relâche pendant son absence. "It's okay, it's okay - Iris! IRIS!" crie-t-il d'une voix forte et erraillée, grimaçant quand Celyn tressaille et que ses ongles esquintent sa peau. Caesar doit cligner plusieurs fois des yeux pour mieux voir la porte vers laquelle il a tourné la tête; et ce faisant, il sent quelques larmes traîtresses lui tomber sur les joues, chaudes et désagréables. "IRIS, COME--" Pas le temps de finir: dans un craquement de plancher, l'elfe de maison apparaît sous les yeux de Caesar, au pied du lit.
Elle devait être en train de dormir; elle peine à ouvrir les yeux, et les cligne plusieurs fois avant de comprendre la situation. "You need to--" Mais pas besoin (qui, après tout, a besoin de lui?); déjà, Iris disparaît et Caesar l'entend réapparaître à l'étage, dans la chambre de Benjamin.

Il vrille de nouveau ses yeux, embués de larmes qu'il n'a pas senties monter, vers Celyn; et son visage se fend d'un sourire malheureux. "It's okay, hyung, you're going to be okay, you were gone for a long time but it's okay, it's okay..." Sa voix est lourde de sanglots. Il aimerait rire et l'embrasser et le prendre dans ses bras dans une efflusions d'amour fraternelle inhabituelle entre eux. Mais si Celyn s'est réveillé, Basil ne reviendra jamais, Eun-Ji ne respirera plus, Umma est bel et bien partie en fumée, et Papa n'est plus qu'un souvenir. Caesar aurait presque espéré que toute sa famille revienne d'entre les morts au réveil de Celyn. Que tout, absolument tout soit résolu par la simple ouverture de ses yeux. Ces longues semaines qu'il vient de passer dans un Purgatoire d'ennui, de mélancolie, de déni d'attente et de doute, vont lui manquer.
Alors il pleure à chaudes larmes, serrant son frère contre lui en attendant que l'on vienne l'aider, incapable de faire plus. Basil, lui, aurait su quoi faire; et Eun-Ji l'aurait fait sans se poser de question.
Mais Caesar est tout ce qui reste avec Jeong-Hui, et il se demande si Celyn lui aussi ressent cette vive déception à cette idée.

Le visage de Caesar se crispa, une contorsion douloureuse suivant l'empreinte de ses doigts ; dans l'écho de sa voix, Celyn entendit qu'il lui faisait mal. Mal. Lui n'était plus sûr ; il avait l'impression de ne rien sentir, toute sensation aspirée par ce vide béant creusé en lui, et de faire à la fois l'expérience d'une douleur indescriptible, saisissant sa chair et l'intérieur de son crâne, le tirant en arrière vers ces limbes dont il s'extirpait à peine. Caesar. Le regard de Celyn parcourut les traits de son cadet, se raccrochant désespérément à cette seule lueur dans la tempête féroce qu'il traversait, piégé dans un corps immobile, un mutisme forcé, des sens mutilés après ce long séjour hors du monde matériel.
Caesar. Caesar... Il cligna des paupières et les larmes accumulées au coin de ses yeux roulèrent lourdement sur ses joues, les sanglots coincés dans sa gorge sous cet appel terriblement silencieux. "IRIS!"
Un spasme le parcourut au cri de son frère ; comme dégagée par l'explosion, l'ouïe lui revint brusquement en une myriade de bruits et de sons roulant contre ses tympans submergés, sensibles à l'inaudible, aux souffles et aux craquements, à la respiration furieuse et aux battements du cœur de son frère – aux battements du sien, cabossé dans sa chute, une lointaine vibration dans son corps. Il y eut une détonation brutale, déchirant l'air à grands fracas ; la voix de Caesar résonna clairement cette fois, deux syllabes précédant un nouvel éclatement dans l'atmosphère, faisant tressaillir les muscles atrophiés de Celyn.

"It's okay, hyung, you're going to be okay, you were gone for a long time but it's okay, it's okay..." La temporalité le heurta de plein fouet ; tenter de se raccrocher seulement aux concepts terrestres, aux lois régissant ce côté du monde, et de quantifier son absence lui tira un vertige si violent qu'il crut de nouveau chuter dans l'abîme, ses paupières vacillant sous l'impact. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il constata qu'il se trouvait encore de ce côté-ci ; et il avait manqué un instant, quelques secondes de ce temps aux contours brumeux, puisque Caesar était désormais contre lui, imbibant sa peau de ses larmes, enserrant désagréablement son buste et sa tête encore paralysés par l'impact du retour. Abusant du seul muscle en état de lui répondre, Celyn cligna frénétiquement des yeux, déboussolé par l'inconfort de cette étreinte à sens unique, par la chaleur du corps de Caesar contre le sien, par son odeur de peau humide et de larmes, enrobée d'une effluve florale subtile oubliée sur lui –  autant de sensations soudaines, insupportablement physiques, lui imposant leur tangibilité en lui écrasant les sens. Stop. Stop this. Too much. Ses lèvres s'étirèrent et s'entrouvrirent, ses doigts se refermèrent sur les draps, là où s'était trouvée quelques instants plus tôt la main de Caesar. Les sanglots étouffés de son frère s'écrasaient en des hurlements violents contre son oreille, une vague de tristesse s'abattant violemment sur lui pour l'y noyer ; Celyn, suffoquant sous ce raz-de-marée brutal, sentit le trou dans son corps s'ouvrir un peu plus, lui déchirant le torse et le plexus – il ouvrit et referma la bouche à la recherche d'oxygène, à la recherche de sa voix, d'un moyen de lui dire d'arrêter, de leur dire de s'éloigner, Caesar et sa tristesse, portant sur elle la réalisation de ce qu'il ne voulait encore pas concevoir. Le vide faisait désormais éclater chaque pore de sa peau, chaque parcelle de chair, l'ouvrant des pieds à la tête, du corps à l'âme, en ce gouffre béant où il se sentit basculer.

"Caesar."
Le déchirement dans son souffle, la brûlure rongeant ses cordes vocales ; Celyn suait sous l'effort et la douleur, et l'impériosité de cette reconnexion prématurée avec son enveloppe charnelle. La peau moite et froide, il se mit à trembler, d'épaisses gouttes glacées se formant sur son front et ses tempes ; il déglutit, sa vision se tacheta d'étoiles blanches et de points noirs, et dans une expiration épuisée, Celyn ferma les yeux en replongeant de l'autre côté du voile.

La nuit est tombée depuis un moment sur Newcastle. Mais Benjamin ne dort pas. Il ne dort pas beaucoup, depuis quelques mois. Personne chez les Rosier ne dort vraiment bien, même les elfes de maison. Il ne compte plus les fois où les silhouettes presque fantomatiques des membres de la famille se sont croisés au coeur de la nuit, aux heures où le monde dort paisiblement mais où leur chagrin et leur mal-être, à eux, ne disparaît pas. Ça allait mieux, ces derniers jours, pourtant. Benjamin a passé quelques jours chez la mère adoptive de sa soeur, avec Maxine. Ils y ont fêté leurs anniversaires respectifs. Pour la première fois depuis longtemps, il a eu l’impression de respirer un peu plus facilement. Ses lèvres se sont même étirées en quelques beaux sourires, au milieu des larmes pleurées pour la première fois dans les bras de cette fille qui semble être un phare dans la tempête. Maxine n’est pas la plus douce, mais la tendresse qu’elle a démontré à son égard pendant ces quelques jours… Ça ressemblait à un nouveau chemin qui s’éclairait. Benjamin a presque entrevu quelque chose, une chose à laquelle il n’aurait jamais osé croire. Un espoir, une option. Une piste. Ça l’a rendu heureux.
Et puis comme à chaque fois qu’il est heureux, Benjamin a eu envie de parler à Celyn. Quand l’image de son cousin s’est dessinée derrière ses paupières, alors qu’ils sont partis se coucher, Benjamin a eu envie de pleurer, alors il s’est relevé, il est s’est assis sur le rebord de la fenêtre, avec Kate collée contre sa cuisse, et il a fumé une cigarette, puis deux, puis trois. Au bout d’un moment, il ne les a plus comptées. Il ne saurait dire s’il est resté là une heure, ou quatre. Sa seule preuve du temps qui passait était Maxine, derrière lui, qui se retournait dans le lit qu’ils ont été obligés de partager ces derniers jours. Kate a fini par s’endormir. Benjamin a continué à fumer, et à pleurer, et à se dire qu’il n’était pas sûr de vouloir, de pouvoir vivre quelque chose si Celyn n’était pas à ses côtés. Au moins, Caesar et Jeong-Hui ne pouvait pas le surprendre au trente-sixième dessous, ici.

Crack.
Maxine se réveille en sursaut. Kate se redresse et saute sur ses pattes. Benjamin manque de tomber du rebord sous la surprise. Il découvre Iris dans la chambre. Iris.Ses yeux s’écarquillent. Si elle est venue le chercher ici, c’est que c’est important. L’elfe n’a pas besoin de dire quoi que ce soit : elle le connaît depuis qu’il est un enfant - il leur suffit d’échanger un regard. La gorge de Benjamin se noue et ses yeux brillent de nouvelles larmes. ”Zhao, pack your things.” Maxine semble comprendre que c’est important, alors elle saute sur ses pieds et aide Iris à remballer les affaires, alors que Benjamin reste debout près de la fenêtre, complètement paralysé. ”Mister.” Il laisse l’elfe l’embarquer et elle les fait réapparaître dans sa chambre du manoir Rosier. ”Iris, take Maxine home.” Il relève les yeux vers la brune. ”I’m sorry… Talk later.” Dans sa confusion, il lui dépose un baiser sur les lèvres - et ne capte même pas ce qu’il vient de faire.

Il court comme un dératé et débarque dans la chambre comme si sa vie en dépendait. Il trouve Caesar allongé sur le corps toujours immobile de Celyn, et avance, avance. Caesar pleure, Benjamin a l’impression qu’il ne peut plus respirer, mais quand il s’approche du lit, les yeux de Celyn sont fermés.
Benjamin ne comprend rien. Il regarde Iris, qui est réapparue derrière lui, et l’interroge du regard. ”He had his eyes opened, master.” Mais il n’a plus les yeux ouverts et Caesar pleure. Benjamin panique. Et s’il avait manqué sa seule chance d’échanger un dernier regard avec Celyn, la personne qu’il aime le plus au monde ? L’idée le paralyse pendant quelques secondes. Non. Non. Il a ouvert les yeux une fois, il va les ouvrir une nouvelle fois, n’est-ce pas ? Il le faut. Il le faut.
Quand il a repris un minimum de contenance, Benjamin avance et pose une main sur les cheveux de Caesar. ”Caesar.” Un moyen de lui signaler sa présence, mais peut-être aussi de le faire se redresser. Il est écrasé contre son frère comme si c’était la seule manière de le retenir. ”Caesar?” répète-t-il, d’un ton plus désemparé qu’il ne le souhaiterait. Il tourne les yeux vers Celyn, qui semble ne pas avoir bougé depuis qu’il l’a laissé il y a quatre jours. Il fixe son visage - il semble de marbre. ”What… What happened?” Sa gorge se serre. Il tente tout de même le tout pour le tout. ”Celyn” Il aimerait que son prénom rappelle son cousin dans leur présent, rappelle Celyn à ses côtés - s’il lui file entre les doigts, alors plus rien n’a de sens.

Aveugle à la détresse de son frère, Caesar pleure à chaudes larmes. Soulagé, déçu, apeuré, rassuré, terrifié, incompréhensif. Celyn est là sans être là mais il est de retour, véritablement, et tout va rentrer dans l'ordre, enfin.

"Caesar."

Frissonnant en l'entendant prononcer son prénom, Caesar se détache un peu pour le regarder, les yeux déjà bouffis de larmes, les joues rouges. "H-hyung?" A-t-il quelque chose à lui dire? Je m'occupe de tout? Tout va bien? Je suis désolé? Caesar ignore ce qu'il aimerait entendre sortir de la bouche de son frère, il sait juste qu'il a besoin d'entendre quelque chose, quoique ce soit, un mot de réconfort, ou même un cri, n'importe quoi--

Celyn ferme les yeux.

Caesar en a le souffle coupé. Il sent monter quelque chose en lui, un désespoir si intense qu'il en est matériel, lui torturant le ventre et l'arrière du crâne avec une force inouïe. "HYUNG?!" Mais rien à faire à enfoncer ses doigts dans ses épaules et à le secouer et à pleurer. Celyn est reparti.

Il pleure, et il pleure, et il pleure, et il n'y comprend rien. Tout était sensé être résolu et réparé à son réveil. Il était même sensé se réveiller. A-t-il été à ce point-là déçu que Caesar soit tout ce qu'il lui reste?

Il le comprend bien.

Caesar sursaute en sentant quelque chose lui toucher le crâne, et se retourne brusquement vers Benjamin, le détaillant avec des yeux hagards. ”Caesar.” Il ouvre la bouche mais aucun son n'en sort. ”Caesar?” Les doigts de Caesar s'enfoncent un peu plus dans les épaules de Celyn et il se tourne de nouveau vers son frère, fouillant son visage à la recherche du moindre frisson, du moindre signe de vie.
Et si...? ”What… What happened?” Caesar a envie que Benjamin s'en aille, il veut être seul, il veut que Celyn se réveille, il veut s'endormir lui aussi et ne jamais se réveiller. Il ferait tout, tout pour prendre sa place en cet instant précis. Si on lui laissait le choix, il le ferait sans hésiter une seule seconde. Celyn mérite de vivre, de rire, d'ouvrir les yeux et d'être heureux. Lui, il est tordu, malsain, malade.

Caesar revoit en un éclair toutes les idioties que lui et Basil ont fait avec Celyn comment ils se sont foutus de sa gueule, l'ont agacé pour le faire réagir, lui ont menti éhontément, les farces à deux balles, les moments où ils se mettaient à deux juste, à chaque fois, pour le taquiner et le faire réagir, le faire réagir, le faire se réveiller. ”Celyn.” Caesar se tourne de nouveau vers Benjamin. "Go get a nurse, quick, he's- he woke up but I don't know... I don't know what I did wrong, he- he--" Caesar s'étrangle sur ses mots avant de se tourner vers son frère de nouveau, incapable de s'en détacher. "It's... hyung, it's okay... help is coming."

Après ça, Caesar refuse de quitter la chambre et c'est à grand mal qu'on le convainc de ne pas rester dans le même lit que son frère. L'idée que son frère se réveille en son absence est bien plus terrifiante pour lui que l'idée que Celyn ne se réveille jamais.
Il ignore combien de temps passe, il voit juste le ciel s'éclaircir dehors et les yeux de Celyn rester résolument fermés. Il a pris Écaille sur ses genoux, essayant de deviner l'état de son frère à travers lui - en vain, le serpent est aussi mou que ces dernières semaines, comme mort.
Caesar aimerait hurler, hurler quand l'infirmier de garde qu'ils ont fait venir de l'hôpital touche Celyn, quand on lui pose des questions, quand il ne sait pas quoi répondre. Il a envie de hurler, sur eux, sur Benjamin qui essaye vainement de le rassurer, sur Celyn qui refuse de se réveiller.
Il a fini par enfermer Jalebi dans sa chambre, parce qu'il n'arrêtait pas de pleurer et que le bruit l'agace.

Caesar va exploser, il en est convaincu. Il y a trop de choses qui se passent en lui, trop d'émotions qui se battent. Jeong-Hui a pointé le bout de son nez et il lui a hurlé de s'en aller; Benjamin lui a fait promettre de ne plus faire ça, et l'a menacé de ne pas le laisser rester si il continuait.
Alors Caesar s'enferme dans son silence, regardant Écaille en le manipulant avec douceur, ses doigts maladroits sur les écailles vertes du serpent. Caesar a toujours trouvé sa forme si belle et élégante, comme Celyn, les motifs de ses écailles magnifiques. "It's going to be okay, Écaille, it's okay..." finit-il par murmurer, brisant le silence qui s'est posé sur la pièce depuis son dernier cri. L'infirmier a fini par se rendre dans la cuisine pour boire un verre d'eau en acceptant l'offre Jieun, elle aussi réveillée par le vacarme.
Caesar a envie de pleurer. "Hyung..." Il relève les yeux vers Benjamin qu'il vient d'appeler et puis murmure ce qu'ils pensent tous les deux tout bas: "what if he... what if Celyn never wakes up?" Sa voix, et son coeur, se brisent à cette idée.

Caesar est bien entouré, et pourtant il ne s'est jamais tant senti seul.

Pas de blanc, ni de couloir ; en replongeant cette fois, Celyn tomba dans des limbes aveugles, sans forme ni couleur, un brouillard l'enveloppant et le maintenant dans un état d'entre-deux, peu confortable mais un luxe de tranquillité face à sa promenade interminable d'une porte à l'autre, dans la maison de son esprit. Ce n'était plus la douleur lancinante, insoutenable, qui l'avait transpercé à son premier réveil ; il se trouvait désormais dans le tumulte d'un sommeil agité, forcé au repos par un corps qui n'avait pas supporté sa propre matérialité. Pris dans cette tempête muette, il tenta vainement de se retenir aux aspérités inexistantes de ce monde – puis sans parvenir à trouver de prise, avec la certitude étrange qu'il pouvait, cette fois, se laisser ballotter sans craindre la chute, il ferma les yeux, et se confia au silence qui régnait dans ce royaume à l'absence de repères bienvenue.

Lorsqu'on l'en tira, Celyn sentit son corps s'alourdir, prenant soudainement conscience du poids de son cœur, de ses poumons, de son estomac et de ses intestins, de ses muscles et de sa chair ; puis la douleur grésilla de manière familière, des fourmis voraces parcourant chaque parcelle de son être. Celyn papillonna légèrement, devant ces vagues électriques désagréables. Instinctivement, se réveiller semblait la seule solution pour apaiser ces dernières – loin des pics lancinants qu'il avait connus, quelques heures, quelques jours, quelques semaines plus tôt (il ne savait plus).

Sa vue brouillée par le sommeil se précisa sur les deux silhouettes, et Celyn sentit son cœur remuer en découvrant auprès de lui Caesar et Ben. Cette fois, il se sentait réagir, son corps ancré de nouveau au monde bien qu'il ne pusse encore se le réapproprier entièrement, dissocié de cet esprit brumeux, comme égaré en partie encore de l'autre côté du voile – anesthésié par le sommeil, il avait l'impression d'être réduit à de simples fonctions vitales : faire circuler son sang, sa magie, respirer, déglutir. C'était autrement plus paisible, en dépit de cette lourdeur lui imbibant le corps, les sensations émoussées par cette sieste trop longue. Le contraste avec l'acuité douloureuse de ses sens et de ses émotions, lors de son premier éveil, était tel qu'il douta seulement avoir émergé auparavant ; peut-être que les choses resteraient telles qu'elles. Loin des aiguilles piquées dans son corps, de ce vide terrible qui lui avait enfoncé les côtes, de la terreur de replonger, et de l'envie pernicieuse de ne plus jamais se réveiller.

Ses yeux étaient désespérément secs, à l'image de sa bouche où la salive s'était raréfiée.  "물 좀.." Sa gorge, rouillée par son absence, brûla sous ce malheureux souffle ; sa tête lui tournait doucement, et il ferma un bref instant les yeux, remuant ses doigts, sa main, l'effort de bouger des muscles qu'on aurait dit faits de plomb incommensurable.

Go get a nurse, quick, he's- he woke up but I don't know... I don't know what I did wrong, he- he-- Les premiers mots que lui adresse Caesar lui semblent être un agression, d’abord parce que son cousin parle trop fort dans cette chambre trop longtemps hantée par le silence, et ensuite parce que Benjamin ressent soudain une vive colère en l’entendant lui demander de partir, même si c’est seulement pour aller chercher une infirmière. Il est hors de question qu’il quitte cette pièce. Il n’était pas là quand Celyn a ouvert les yeux, et il ne prendra certainement pas le risque que cela se reproduise. It's... hyung, it's okay... help is coming. Caesar reste accroché à Celyn comme si c’était la seule chose qui le maintenait en vie, et seule la présence du plus jeune empêche à Benjamin de se raccrocher physiquement lui aussi à son meilleur ami, avec l’espoir que ça puisse le ramener parmi eux. Et s’il était juste là, à la surface, et qu’il avait seulement besoin qu’ils montrent qu’ils sont là pour sortir la tête de l’eau ? Ou au contraire, est-ce que c’est parce que la pièce est trop chargée en humains, en émotions et en attentes qu’il a refermé les yeux ? Benjamin ne sait pas quoi faire, alors il reste planté là et ordonne à Iris d’aller réveiller sa mère pour qu’elle aille elle-même chercher de l’aide. Il prend le risque, tant pis, d’être de trop dans cette pièce : il ne veut pas partir, il ne partira pas.

Les heures qui suivent sont éreintantes - il faut convaincre Caesar de lâcher son frère, répondre aux questions de l’infirmier qui se présente à la maison, le regarder faire ses diagnostics en silence, tenter d’apaiser un Caesar qui semble vouloir juste qu’il disparaisse, le remettre à sa place quand il crie sur sa soeur, rassurer Jeong-Hui et lui expliquer calmement ce qu’il se passe à l’extérieur de la pièce (pendant chaque seconde, Benjamin angoisse à l’idée que Celyn se réveille pile à ce moment-là) et attendre, attendre, et encore attendre. Quand le ciel commence à montrer des signes de jour, les missives commencent à tomber. Il n’est pas encore sept heures du matin que plusieurs hiboux se sont présentés, venus tout droit de chez Rosier Events, et Benjamin a entassé les lettres sans avoir la force d’y répondre. Ce n’est pas bien - il y a sûrement des choses urgentes, des validations à faire, des clients à apaiser.
Mais il ne peut pas, Benjamin n’a que Celyn dans la tête.
Quand Caesar est assis (bien qu’il émane de lui une énergie tellement vive et désagréable qu’elle rend toute l’atmosphère de la pièce lourde) et que sa mère s’occupe de Jeong-Hui, Benjamin s’affaisse parfois lui aussi dans un grand fauteuil, dans un coin de la pièce. Il pense, à cent à l’heure, à toutes les fois où il était avec Celyn sans en profiter, et il se maudit. Tous ces moments qu’il prenait pour acquis - ces soirées passées dans un silence confortable, ces journées à travailler ensemble et à signer des papiers l’un à la suite de l’autre, ces heures passées avec Aloysius où ils tentaient de canaliser la bête, tous ces moments qui ne sont pas des événements, mais qui ont continué de construire leur lien, ces dernières années. Il pense à combien ils ont perdu leur innocence, en se repassant des images de leur enfance. Celyn est le seul qui l’ait toujours vraiment compris. Ils n’ont jamais eu besoin de tout se dire, n’ont jamais eu besoin de mettre des mots sur les choses. Bordel, parfois, il a l’impression que Celyn est plus son frère à lui que celui de Caesar et Jeong-Hui. Il sait que c’est égoïste, et cette pensée ne quittera jamais les parois de son esprit parce qu’il est trop poli - mais depuis des mois, on lui donne l’impression qu’il a moins le droit d’être triste que les autres parce qu’il n’est que son cousin et ça le met plus en colère qu’il ne l’a jamais été. Le pire, c’est qu’il a donné raison à ceux qui pensent ça, en allant quelques jours ailleurs, loin de la maison. Il a fallu que ce soit à ce moment-là que Celyn ouvre les yeux. Il s’en veut, un peu (beaucoup). Mais il devait honorer sa promesse Hyunsoo, aussi. Mais tous penseront qu’il préfère passer quelques jours en vacances avec sa fiancée que rester auprès de son cousin.
Benjamin a envie de frapper des trucs, mais comme il ne peut pas, c’est Kate qui expie ses émotions dehors, dans le jardin. Elle court, elle court en rond jusqu’à s’épuiser.

Hyung... Caesar l’a appelé et l’a réveillé d’une nouvelle spirale de pensées angoissantes quelques secondes plus tôt. Il rencontre les yeux sombres de son cousin. Ou plutôt, ses yeux désespérés. what if he... what if Celyn never wakes up? La gorge de Benjamin se serre. Ils se la sont déjà posée, cette question. Plein de fois. Mais après ce soudain espoir, c’est comme si elle était plus douloureuse que jamais. ”We can’t think like this.” dit-il, délaissant son habituel it’s going to be ok. Il est fatigué, il en marre de chercher des réponses acceptables à des questions auxquelles il n’a pas de réponse. Il en a marre d’être l’aîné dans cette affaire. ”He’s still here. We can’t think like this. He’s still here.” Il se répète. Peut-être que s’il continue de le dire, les mots prendront forme. Il se passe une main agacée sur le visage, puis son ouïe capte ce qui ressemble à un râle à sa droite et son coeur a un raté.
Ses yeux sont ouverts. Ils se referment immédiatement et déjà Benjamin panique - il n’a eu le temps de rien dire, de rien faire. Est-ce que Celyn les a entendus ? A-t-il pu les voir ? Mais les yeux se rouvrent, déjà, et un mouvement des doigts font monter des larmes jusqu’aux yeux du Rosier-Yang.
Il se rapproche du côté du lit où la main de Celyn qui vient de bouger se trouve. Il tend la main, hésite - décide finalement de ne pas le toucher tant qu’il n’y sera pas invité (Benjamin n’aime pas qu’on le touche quand il est en crise - et il se dit que peut-être, Celyn ressent la même chose en ce moment précis). À la place, il sort la voix la plus douce et assurée qu’il ait en magasin. ”Hey. Welcome back.” Avant de laisser le temps à Caesar de potentiellement se transformer de nouveau en tempête, Benjamin demande : ”Were you trying to say something?”
En contrebas, dans le jardin, Kate s’est arrêtée de courir.

”We can’t think like this.” Caesar a l'impression que Benjamin lui a mis un coup de poing dans le ventre en troquant son habituel it's going to be okay pour cette phrase presque alarmiste, du moins à ses yeux. Il tourne vivement la tête vers lui, choqué et désespéré, s'attendant presque à ce que son cousin partage avec lui des informations qu'il n'avait pas en main jusque là. ”He’s still here. We can’t think like this. He’s still here.” Caesar regarde Benjamin qui a l'air sur le point de se briser, lui aussi, et il se mord la lèvre en tournant la tête vers hyung. Il est là, oui, il est là, mais pour combien de temps et--

Le temps s'arrête pour Caesar pendant un bref moment, et il regarde son frère ouvrir les yeux. Il n'en croit pas les siens, et n'a pas le temps de se lever pour se précipiter sur lui qu'ils se referment après que des mots intelligibles soient sortis d'entre ses lèvres.
Caesar se lève lentement, tenant toujours Ecaille avec soin, et déjà Benjamin se rapproche. Il n'a qu'une envie: se précipiter sur son frère, le prend dans ses bras, pleurer dans son cou, le supplier de rester éveillé, mais quelque chose l'en empêche. Il ne peut que regarder, estomaqué, Benjamin prendre sa place et parler d'une voix douce - Caesar ignore d'où elle sort: lui a l'impression qu'il se mettrait à pleurer ou à hurler ou les deux si il essaye de proférer le moindre son. Plus que jamais, il a l'impression d'être à vif, que ses émotions grouillent sous sa peau et menacent de s'en échapper à la moindre occasion, et qu'il va finir par exploser. "Hey. Welcome back. Were you trying to say something?” Les grands yeux de son frère semblent différents, à moins que ce soit un jeu de lumières. Caesar s'approche en silence et doit se faire violence pour arriver jusqu'au niveau du lit, tétanisé à l'idée que Benjamin le mette dehors, plus encore à l'idée de trop se rapprocher et que sa simple présence fasse replonger Celyn comme la veille.

Il dépose lentement Ecaille sur les draps et pour la première fois depuis des semaines, le serpent s'agite doucement et le coeur de Caesar s'allège dans sa poitrine. C'est un signe qu'il est revenu, non? "I'll get the nurse." Il s'étonne lui-même de sa voix égale en quittant la pièce, se mordant les lèvres jusqu'à ce que ses larmes de soulagement et de frustration soient ravalés. Il descend rapidement dans la cuisine, prévient l'infirmier qui se dépêche de remonter et Jieun, à qui il parle posément et lui demande timidement d'aller prévenir Jeong-Hui - quant à lui, il ne pense pas en être capable. Il hésite à remonter, et se dit que de toutes façons ils sont bien assez pour s'occuper de son frère quand il est évident que lui n'a fait qu'empirer les choses la dernière fois qu'il a essayé d'aider et d'ancrer hyung dans la réalité; à la place, il va dans sa chambre, et s'écroule sur le lit en pleurant de soulagement. Il n'est plus seul et maintenant, tout va bien aller.

”Hey. Welcome back.” Il ouvrit de nouveau les yeux, à la voix familière – Ben. Le voir et l'entendre, si proche, tira douloureusement sur sa gorge sèche, comme une émotion vive coincée entre son torse et l'extérieur, un nœud ingérable qui ne faisait qu'alourdir son corps et son esprit ankylosé par ce trop long sommeil. ”Were you trying to say something?” Ben. Celyn déglutit difficilement, et secoua imperceptiblement la tête en signe de dénégation, autant que le lui permettait sa tête lourde, un poids accroché à sa nuque incapable d'en porter le poids ; ce n'était pas important, pas lorsqu'il avait dans ses yeux brumeux ceux de son cousin, égal à lui-même, pas lorsqu'il raccrochait avec une réalité tangible, constante, où Ben se tenait près de lui, sa présence rassurante le même baume que d'ordinaire. Plus de couloir, ni de portes – Celyn déglutit de nouveau, et échoua cette fois à ravaler l'implacable sentiment de désespoir qui lui montait jusque dans la bouche, soudainement cristallisé dans le réel. Welcome back. De retour – et les autres ? ”Who...” Sa voix mourut dans l'air, brisée par un souffle de panique viscéral, remontant de profondeurs inconnues, effleurant les bords de ce vide lui ouvrant en deux le torse. Quelque chose ne tournait pas rond – ensuqué de sommeil, enveloppé dans le brouillard de la réalité, Celyn était néanmoins incapable de mettre le doigt sur quoi.

Caesar s'était approché– lèvres pincées, le regard en feu, pensa Celyn en rencontrant les pupilles de son petit frère sans les voir parfaitement. Un vif pincement au cœur, aux airs de pique plantée dans ce dernier, le saisit aux traits bien connus de son cadet – le pressentiment explosa dans son torse, et le submergea d'une vague noire, brutale, abattant les maigres digues de ses certitudes. Celyn chercha à se redresser – son corps resta mutique, un roc immobile arrimé au lit, qui aurait coulé si on l'avait poussé de nouveau dans le gouffre. Rien n'était plus sûr, de ce côté du monde ; il voulait les prévenir, sans savoir exactement quelle calamité allait s'abattre sur eux, puis le poids sur les draps lui fit baisser le regard jusqu'à la forme bien connue d'Écaille.
De nouveau, sa gorge se serra ; son index trouva les écailles du serpent, sans s'aventurer plus avant sur sa peau froide – le contact était désagréable, l'expression d'une distance vertigineuse entre lui et son propre animal-lié.

Lorsqu'il releva les yeux, Caesar avait disparu – le vide laissé par sa disparition creusa plus plus encore le trou dans son torse, et le regard de Celyn, mû par une crainte muette, revint à Ben. Il replia son index, brisant le contact avec Écaille, immobile sur le drap. ”Ben”, invoqua-t-il comme pour se donner du courage, comme pour s'assurer qu'il était bel et bien là, que ce poids sur son corps n'était pas seulement un nouveau tiroir dans les niveaux multiples de sa conscience chamboulée par l'événement.
L'événement.

Une violente nausée lui remonta le long du buste, s'accrochant à ses muqueuses, escaladant l'intérieur de sa chair, brûlant l'arrière de ses globes oculaires – les souvenirs enfermés de l'autre côté de son crâne remuèrent avec force, un vacarme violent, derrière la barrière érigée par précaution à l'intérieur de son propre crâne. ”What's happened?” Il s'empêcha de déglutir, ou de penser à sa bouche sèche, suivant aveuglément cette sensation vertigineuse lui ceignant le corps. ”Who's here?” Et comme si dans cette question résidait tout ce qu'il (ne) devait (pas) savoir, il se sentit soudainement vide, et seul, mordu par un froid qu'aucune chaleur ne pourrait réchauffer vraiment ; il s'accrocha aux yeux de Ben avec d'autant plus de force qu'il se sentait couler sous l'inéluctable vérité qui se profilait à son regard, à la fois confus et clair, effrayé par ce qu'il savait déjà, au fond de lui.