Caesar est en train de pleurer à n'en plus finir, s'accrochant à son père longtemps après que la douleur se soit calmée: après tout, avec un petit sortilège, les griffures de Cat ont finit par s'atténuer et par disparaître, ravalée par la peau. Umma a paniqué quand même, voulant l'emmener à l'hôpital même si c'est sale et moche et qu'il y a des pauvres là-bas, ou au moins chez un guérisseur, juste pour vérifier que ça s'est pas infecté... Papa a fini par la calmer, par la rassurer, et il a pris Caesar sur ses genoux même quand il a continué de hurler et de pleurer à la mort. “ J'AI MAL J'AI MAL C'EST LA FAUTE À JEONG-HUIIIII. — Mais non, regarde, tu vois bien que tu n'as rien... — MAIS J'AI MAAAAAAL CAT IL M'A FAIT MAL!!! ” Caesar bien de passer toute l'heure précédente à courir après l'énorme matou de sa soeur, tout juste ramené de sa jungle d'origine au terme du voyage initiatique de sa petite soeur Jeong-Hui. C'est qu'il est beau, l'animal qu'elle a stupidement nommé Cat, et qu'il a l'air tout doux donc il a voulu le caresser, c'est normal, non? Jeong-Hui l'a prévenu de ne pas le faire mais il ne l'a pas écouté, préférant courir après le chat jusqu'à le coincer dans un coin et poser la main dessus...
“ Elle t'avait dit de ne pas le toucher, ” essaye de le raisonner son père, passant ses doigts dans ses cheveux parce qu'il sait que la tendresse le calme, surtout quand c'est en lui caressant le crâne. Caesar continue de pleurer mais un peu moins fort, s'accrochant à lui, possessif soudainement, malade à l'idée que Papa aille aussi rassurer Jeong-Hui. Elle a pas besoin d'être rassurée, elle pleure jamais et elle a pas de coeur, de toutes façons. “ Mais il est beau! — C'est vrai qu'il est beau. — Et il a l'air doux... — C'est vrai qu'il a l'air doux... mais quand elle dit qu'il faut pas toucher, eh bien, faut pas toucher! — Elle dit toujours que faut pas toucher... ” Papa ne répond pas à ça — il n'en mène pas plus large avec les lois strictes de Jeong-Hui par rapport au contact —, continue de passer ses doigts dans ses cheveux jusqu'à ce que, progressivement, les derniers sanglots étranglés de Caesar se calment. Caesar finit par regarder sa main qui était ensanglantée il y a quelques dizaines de minutes, de profondes griffures bardant la peau à cause du méchant matou. Il pue! Jalebi, lui, est mieux. “ Il est mieux, Jalebi, non? ” Caesar sait que ce n'est pas juste parce que Papa aime beaucoup les oiseaux, et encore plus les beaux oiseaux comme les paons. Ça fait deux ans que Jalebi vit avec eux et il a perdu ses plumes à deux reprises, au grand bonheur de son père! Il en a fait une très belle robe. Il veut juste que Papa le rassure, lui dise qu'il est parfait, son Jalebi, mais que Cat, c'est un méchant, comme Jeong-Hui parfois. “ Oui, c'est vrai qu'il est pas mal, Jalebi, ” murmure son père, à sa grande déception. “ Jeong-Hui elle aime pas partager. Elle veut jamais partager les jouets et maintenant Cat alors que moi je le trouve beau Cat! — Oui mais... est-ce que tu aimerais si elle touchait Jalebi? — AH NON! ” À cette simple pensée, Caesar se tourne vers son paon qui pose aussitôt sa tête sur ses genoux pour se faire caresser, le contact rassurant Caesar plus encore que les doigts de Papa dans ses cheveux. “ Mais en même temps, elle fait mal et elle fait jamais attention! Moi c'est pour des bonnes raisons que je la laisse pas le toucher. Moi je ferais pas de mal à Cat! ” Son père sourit légèrement sans répondre. Il peut bien se plaindre, ce n'est pas comme ça qu'il va faire changer Jeong-Hui d'avis — hurlements, caresses, marchandages, cadeaux, rien ne marche avec elle . Mais au moins, il a arrêté de pleurer, et Merlin sait qu'il est bruyant quand il pleure. “ J'm'en fous, Jalebi c'est le plus beau. ” Et sans une autre hésitation, Caesar saute sur ses pieds et quitte son père pour aller jouer avec son paon.


Caesar se glisse dans la voiture du train réservée aux préfets avec l'insigne flambant neuve sur épinglée à sa robe de sorcier, et une assurance absolument révoltante. Il a bien appris: après avoir passé des heures à observer son père, il est désormais capable de calquer sa nonchalance pincée, son classisme naturel et sa confiance en lui débordante. “ Basil! ” l'accueille alors le nouvellement appointé préfet-en-chef et aussitôt Caesar se redresse, fait un signe de main, offre un sourire. “ Je crois que nous sommes tous là... ” Il vient rejoindre la nouvelle collègue de Basil, se place à ses côtés, avant de relever les yeux vers le préfet-en-chef... et la préfète-en-chef qui le regarde avec des yeux noirs.
Eun-Ji n'aime pas quand on ne respecte pas les règles. Caesar ne sait pas vraiment si il aime ne pas respecter les règles, ou si il aime simplement agacer sa soeur. Le préfet-en-chef parle parle parle (Basil lui a demandé tout de même de faire attention mais bien entendu, Caesar n'en fait rien) alors que frère et soeur se regarde. Il se demande si elle va avoir l'audace d'élever la voix devant tout le monde et il est vaguement satisfait quand ce n'est pas le cas et que, après le petit discours de leur chef, monsieur le chef leur demande de rompre les rangs et de se mélanger pour mieux faire connaissance.
Eun-Ji ne tarde pas à le rejoindre en jouant des coudes, Caesar essayant vainement de lui échapper. Elle lui attrape le bras, lui pince le biceps et il gémit en se détachant avec brusquerie; la fourbe garde la main sur le tissu. “ Va chercher Basil, ” siffle-t-elle, en coréen, en l'amenant vers la porte. Caesar résiste. “ Si j'ai reçu ce badge, ça veut dire que je suis préfet! ” répond-t-il en anglais, d'une voix forte, avant de parvenir à tourner la tête pour supplier du regard le reste de l'assemblée: quelques curieux les regardent et Caesar peut voir à sa grande joie les joues d'Eun-Ji prendre une couleur rose alors que Sil en piaillerait presque dans son col. Foutu rat. “ Quelque chose ne va pas? ” Comme il l'espérait, le préfet-en-chef fait son apparition à leurs côtés et même si elle ne le lâche pas, la poigne d'Eun-Ji se détend un peu. “ Je comprends pas: j'ai reçu l'insigne, ça veut donc dire que-- — Arrête! ” Elle lâche seulement pour pointer un doigt accusateur vers lui. “ Tu n'es pas Basil, mais Caesar! ” Caesar cligne lentement des yeux d'un air surpris, puis il lui offre un sourire plein de compassion. “ Eun-Ji... — Arrête! ” insiste-t-elle encore plus. “ Euh... ” L'autre ne semble pas en mener large face au frère et à la soeur. Les autres préfets non plus, silencieux, qui les regardent; Caesar adresse un regard presque tendre à sa chère soeur, dont il peut déjà voir l'agacement se transformer en frustration. Ce serait nettement plus simple et généreux de simplement laisser couler la farce des deux frères. Eun-Ji n'a jamais aimé faire dans le simple. “ Caesar, tu vas chercher Basil, ou sinon... — Tu vas le dire à Umma? — Arrête! ” dit-elle encore et cette fois, elle l'attrape de nouveau et va le mettre à la porte. Elle la ferme derrière eux et ne le lâche pas, remontant le corridor du Hogwarts Express d'un pas vif en le poussant devant elle.
“ T'aurais pu rien dire! ” se plaint-il en se contorsionnant. “ T'es pas drôle. — Ce n'est pas drôle, Caesar! Être préfet, c'est sérieux! ” Il se met à rire un peu en l'entendant (s'y forçant pour qu'elle soit encore plus énervée). “ Dès qu'on arrive au château, je t'enlève vingt points d'office. — Tu vas enlever des points à ta propre maison? Sérieusement?? — Oui. — Mais genre! ” Cette fois, il en a marre et la repousse pour qu'elle le lâche; ils s'arrêtent entre deux compartiments. “ T'as pas le droit de retirer des points à un autre préfet. — Tu n'es pas préfet, Caesar, ” gronde-t-elle et il lui offre un sourire goguenard. Trop vite pour qu'il l'en empêche, elle attrape l'insigne épinglée à sa robe de sorcier, et l'arrache.
Caesar est si interloqué par sa vitesse, la violence du geste et le bruit du tissu qui se déchire qu'il ne réagit pas. “ Retourne dans ton compartiment et envoie Basil, ” dit-elle d'une voix ferme. Caesar est tenté d'exploser, de s'énerver, de l'insulter. Il n'arrive pas à croire qu'elle ait pu faire ça. Des vêtements, il en a des dizaines, des robes de sorcier aussi. En voyant son visage, Eun-Ji elle-même semble regretter son geste. Il fait un pas en arrière. “ Bouffonne, ” souffle-t-il simplement entre ses dents. L'insulte prend: il la voit s'enfoncer sur le visage d'Eun-Ji qui se teinte de surpris puis de heurt. Le mot en lui-même n'est pas si méchant, mais avec son ton pernicieux, Caesar peut transformer le moindre compliment en claque qui résonne. À la maison, ce ne serait pas passé: sans aucun doute que Umma se serait mise à s'énerver, à hurler, à le forcer de s'excuser.
Sauf qu'ils ne sont pas à la maison. Bien fait pour elle, se dit-il secrètement, même si c'est vrai qu'il s'en veut un peu. Pas assez pour s'excuser ceci dit: alors il s'esquive, se détourne après un dernier regard brûlant en direction de sa soeur.


Maintenant qu'elle a enfin été libérée du joug des sang-de-bourbe (né-moldus et sang-mêlés dégueus, Caesar fait à peine la distinction), Hogwarts semble presque... vide. Ça n'a rien à voir avec l'agitation des premières années qu'ont connu les jumeaux: les festins, la foule, le bruit permanent... aujourd'hui, l'école ne fonctionne qu'au tiers de sa capacité. Il y a des heures de trous pour les professeurs, du travail en plus pour les préfets, et des opportunités innombrables pour les sales gosses comme Caesar qui profitent de chaque bouffée de liberté pour faire n'importe quoi.
Il se demande parfois si l'administration a essayé de renflouer les rangs en invitant des sorciers étrangers à venir étudier en échange. Il sait pas trop, il sait juste que ça a permis à Karim de venir.
Et Karim, il est beau et il est gentil. Karim, il est parfait, il sait sculpter lui aussi, mais il préfère le sable lui a-t-il dit. Il lui parle de la plage d'Aïn Diab et du sable entre ses doigts et des touristes et des châteaux magiques qu'il construit quand personne ne regarde et Caesar peut s'y voir, rendu flemmard par le soleil, la chaleur et le vin, à observer  Karim, son beau Karim, son Karim qui sourit tout le temps et lui parle des rues de Casablanca comme si ils y étaient ensemble, construire les remparts d'un château enchanté...
L'une des tentures entourant son lit vole sur le côté quand Basil passe la tête sous le baldaquin, avant de vite fermer les yeux et refermer le rideau en poussant un grognement de dégoût. Ce n'est (malheureusement) pas la première fois qu'il surprend son frère avec la main dans le pantalon (le pauvre Basil souffre tous les ans des grincements du lit dans la chambre et ils sont tous les deux trop honteux pour demander à quiconque à la maison de poser un sortilège de silence sur le meuble) mais ça ne rend la chose ni normale ni pardonnable. “ Caesar, putain! — T'avais qu'à regarder Jalebi! ” Il s'est très vite avéré que quand l'oiseau fait la roue de sa parade nuptiale, c'est un bon indicateur de l'état d'excitation de son sorcier — secret de polichinelle entre les Rosier, source de moments gênants et amusants à la fois. Quelques secondes plus tard, Caesar sort la tête (juste la tête) du rideau. “ Qu'est-ce qu'il y a? Je suis occupé, là. — Tu devrais venir avec moi. ”
Caesar grommelle et proteste mais il finit par accepter, tout simplement parce qu'il sait que son jumeau ne serait pas venu le chercher pour rien — et vu ses petites joues rouges, il a couru pour arriver jusqu'à leur dortoir. Ils remontent les escaliers jusqu'au Grand Hall puis vont en direction du courtyard, Caesar avalanchant Basil de questions auxquelles il ne répond pas. Caesar, qui redouble d'inventivité dans ses raisons en espérant le faire sourire et craquer, déchante quand il voit ce pourquoi son jumeau l'a amené jusqu'ici: Karim, son beau Karim, son Karim, qui est en train d'étudier avec une pauvre fille de Hufflepuff et qui l'embrasse après un long rire.
Même à Basil il n'a rien dit, pas clairement en tous cas. Comment sait-il? Cette perspective l'effraie presque autant que l'idée que ses parents puissent un jour... non. Il ne peut qu'imaginer le regard déçu de son père, dégoûté de sa mère... plein de jugement d'Eun-Ji...
Mais ce n'est pas là le problème.
Pourquoi est-ce que Karim est en train d'embrasser une fille?

tw: dubious consent, homophobie, abusive relationship

Quand il lui pose la question bien plus tard, Karim refuse de lui répondre. Leurs rendez-vous sont assez réguliers pour être une habitude, généralement dans des salles vides et jamais utilisées par manque de personnel, parfois dans les cachots (pas top), souvent au stade de Quidditch: Karim est le capitaine de l'équipe de Gryffindor, et il a les clefs des locaux jusqu'à tard le soir. Évidemment, leur relation n'est pas publique, et encore moins connue de quiconque. C'est un secret, un secret dégoûtant et déroutant, qui les ruinerait tous les deux si leurs familles venaient à l'apprendre. Mais quand même, une fille? Cette pauvre conne, en plus?
“ Mais on s'en fout, non? ” Ça, c'est le motto de Karim. On s'en fout de tout, avec lui. On s'en fout qu'on pourrait finir à Azkaban pendant quelques semaines après avoir payé une amende si ça s'apprend, on s'en fout que Caesar a lu dans un livre interdit que ça fait plus de bien avec du lubrifiant, on s'en fout que des gens pourraient nous voir quand on sort ensemble dans des bars gay pendant les vacances, on s'en fout de ça, on s'en fout de tout.
Oui sauf que Caesar veut bien excuser le reste, mais l'autre connasse, non. Ceci dit il n'a pas trop l'opportunité de protester quand Karim l'embrasse, encore et encore, attrapant ses deux poignets ensemble quand Caesar essaye de le repousser. Il a envie de parler, de lui dire, de demander à ce que Karim le rassure mais Karim s'en fout ce soir, apparemment. Caesar est incapable de lui résister normalement, on s'en fout que ce soir il veuille pas.
Après tout c'est vrai qu'il lui fait du bien, Karim, quand il lui murmure des beaux doux contre les lèvres et que sa main lui caresse le corps doucement, agit mieux encore sur lui que ses propres doigts...
Quand ils en ont fini pour ce soir, et qu'ils se sont rhabillés, Caesar l'arrête quand Karim commence à marcher vers la porte. Il a bientôt fini l'école, Karim, alors que Caesar il a encore une année à souffrir. Il ne sait pas comment il va faire sans lui... il lui a promis qu'il essayerait de rester au Royaume-Uni, pour qu'ils puissent se voir, même à Pré-au-Lard pendant les week-ends de sortie. Sauf que Caesar a peur de lui aussi finir dans la case on s'en fout.
Il essaye de le faire parler, de plaider, de lui demander de laisser l'autre connasse parce que lui, il supporte pas. Karim lui répète qu'on s'en fout, sauf que Caesar se laisse pas convaincre, même quand il l'embrasse. Il proteste, finit par s'énerver, par lui reprocher d'autres choses; Karim secoue la tête, refuse de tomber dans son jeu, soupire, lève les yeux au ciel, fait tout un cinéma de son exaspération. Quand Caesar le menace, la voix vibrante de désespoir, qu'il va lui dire à cette connasse, que Karim aime s'enfiler des mecs et qu'il est rien d'autre qu'une pédale, il obtient enfin une réaction de sa part. Il a pas l'air de s'en foutre, de ça, du fait que si l'un d'eux deux parle, ils peuvent ruiner leurs vies. Sa main s'écrase sur le coup de Caesar et le crâne de ce dernier rebondit contre le mur derrière lui. Un instant il est sonné, le suivant son nez est collé à celui de Karim, mais pas de la manière qu'il aime bien. “ Je suis pas un pédé comme toi, Rosier, ” lui grogne-t-il. L'insulte lui fait baisser les yeux, d'embarras et de peur, aussi, à cause du ton de Karim, son beau Karim, son Karim qui sourit tout le temps et lui parle des rues de Casablanca comme si ils y étaient ensemble. “ Regarde-moi. J'ai dis regarde-moi. ” Caesar, par quelque miracle, parvient à rassembler ce courage. “ Si tu dis à qui que ce soit ce genre de conneries, je te tue. ” Et à le regarder dans les yeux, Caesar le croit.


Basil est parti au studio mais Caesar est resté dans leur chambre au manoir, ayant l'impression d'être incapable de bouger après avoir reçu son courrier du jour. Son jumeau a fini par lui pardonner, ne voulant pas remuer le couteau dans la plaie, mais il s'est sans doute promis de lui en parler ce soir: pour l'instant, il sait que son frère a besoin d'espace, de temps et de silence.
Trois choses dont il a besoin et que sa mère n'est pas capable de lui donner quand elle ouvre la porte après avoir frappé sur le battant environ une milliseconde plus tôt.
Les enfants Rosier sont tous habitués à ça, bien entendu. Umma a débarqué dans la chambre des jumeaux tellement de fois que Caesar ne proteste même plus, même pas quand elle l'interrompt dans une position compromettante et embarrassante. Heureusement, aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Il est assis à son bureau et il lit, relit, relit et relit encore la lettre qu'il a reçu ce matin, tout droit de Casablanca. Il la repose avec un peu de précipitation en relevant les yeux vers sa mère. “ Tout va bien, mon chéri? ” Umma fait mine de traîner dans l'encadrement de la porte, comme si elle allait partir, mais Caesar sait bien qu'elle ne va pas l'abandonner de sitôt. Aujourd'hui, elle ne travaille pas et lui non plus: il vient de finir sa semaine à la LAAW (à la WADA plus précisément, l'école d'arts dramatiques sorciers) et comme Papa s'occupe de quelque célébration à venir pour une riche famille, elle doit chercher quoi faire pour s'occuper. “ Oui, tout va bien, Umma. ” Il se lève un peu pour l'accueillir, un sourire sur les lèvres.
Caesar ment trop. Basil le lui dit tout le temps. Il ment trop et bizarrement, ça fonctionne — même avec leur mère, même quand il lui sert des bobards improbables, même quand ses mensonges ne se concordent pas. Il pourrait se sentir mal à l'idée de mentir à sa mère, mais Caesar pense qu'il fait ça pour son bien... elle serait révoltée de savoir ce qu'il fait, les soirs quand il prétend aller au studio après les cours. Elle serait dégoûtée, le regarderait différemment... En sixième année, en classe, ils ont été confrontés à un Épouvantard devant tout le monde, et tout le monde a rigolé en voyant que le sien prenait l'apparence de sa mère. Ils n'ont pas pu voir la fine ligne de sa bouche, le dégoût dans ses yeux, son doigt accusateur pointé vers lui; ils n'ont pas pu comprendre la sensation douloureuse qui le prend aux tripes à chaque fois qu'il imagine le rejet de la part de sa mère, pourtant si aimante et parfois même envahissante. C'est peut-être parce que ça semble tellement impossible, qu'elle le rejette un jour, qu'il en a peur.
“ Tu n'es pas allé au studio avec Basil aujourd'hui? ” Elle sait tout Umma, de leurs allées et venues, de leurs emplois du temps aussi. C'est aussi rassurant que terrifiant... Caesar fait un peu la moue en s'approchant d'elle. “ Non pas aujourd'hui... ” Cela ne suffira pas comme explication. “ Je me disais qu'on pourrait peut-être passer un peu de temps ensemble? ” propose-t-il avec un sourire en venant la trouver. “ Ça fait longtemps. ”
Caesar la divertit, lui parle de sa semaine, des sorciers de sa classe, de ses devoirs et de ce qu'il apprend. Il parle du spectacle qu'ils préparent avec Basil, leur premier, et de la nervosité qu'il a à l'idée que ce soit un échec cuisant (il sait que ses parents ne laisseraient jamais ça arriver, quitte à acheter toutes les places eux-mêmes, mais tout de même). Il parle de tout, de rien, leur prépare du thé et puis lui pose des questions, la fait parler elle aussi. Caesar adore sa mère, il la trouve belle et forte, et même si elle a de nombreux défauts, il se souvient avec tendresse de toutes ses fois où il avait besoin de réconfort et qu'elle l'a pris dans ses bras sans hésiter.
Ses camarades se foutent parfois de lui, riant qu'il est un fils à maman, que c'est un puceau qui vit encore chez ses parents; Caesar les ignore. Pendant un temps, il a entretenu l'idée d'essayer de la convaincre pour que Basil et lui puissent vivre à Londres, dans leur propre appartement, afin d'avoir un peu de libertés... ils sont vite parvenus à la conclusion que ce serait impossible. Négocier pour louer un studio d'artiste n'a pas été une mince affaire non plus...
Tranquillement, au fil de la conversation, alors que Caesar montre à sa mère des croquis dans son carnet, elle dit d'un air innocent: “ J'ai vu que tu avais reçu du courrier du Maroc... ” Et Caesar sent son sang se glacer dans ses veines.
Elle ne sait pas (personne ne sait) pour Karim. C'est impossible. Tout bonnement impossible.
Mais il y a toujours ce doute, cette peur, quand les conversations s'en approchent trop...
“ Oui, ça venait de Karim. Tu sais, avec qui j'étais ami à Hogwarts? ” Elle hoche la tête — Caesar ignore si elle se souvient réellement de lui ou si elle prétend, mais ça ne l'étonnerait pas. “ C'était un faire-part de mariage, il a épousé une sorcière de là-bas. — Oh! Mais c'est très bien, ça! Il faudra lui envoyer un cadeau. C'est important, de conserver ses amitiés, comme ça... — Oui... ” Le seul cadeau que Caesar a envie de lui envoyer, c'est un moulage en marbre de son pénis pour que Karim se souvienne de ce qu'il suçait si allègrement à l'époque de Hogwarts. “ T'avais peur, toi, quand tu t'es mariée? ” lui demande-t-il pour changer de sujet. “ Tu sais, tout le monde a un peu peur, avant de se marier. ” Caesar hoche la tête. Lui aussi il a un peu peur. Un peu beaucoup peur, même. Il sait que, contrairement à ses parents, il ne pourra jamais tomber amoureux de sa femme, l'aimer profondément et fidèlement. Il ne sait même pas si il pourra un jour la satisfaire correctement, la combler comme son père le fait avec sa mère. Aussi envahissants, exaspérants, assourdissants, chiants qu'ils puissent être, Caesar aime ses deux parents et leur couple a toujours été la chose la plus stable et magnifique qu'il ait jamais vu. Peut-être qu'un jour lui aussi trouvera un amour comme ça... même si il sait au fond de lui que ça n'existe que dans les livres pour les gens comme lui.


“ Oppa? Tu fais quoi? ” Caesar, occupé à méditer au milieu de sa chambre, secoue la tête et la tourne pour observer sa petite soeur dans l'encadrement de la porte. Un sourire lui fend aussitôt le visage et il se relève un peu en lui faisant signe d'entrer. Ha-Yun n'hésite pas à le rejoindre au centre de la pièce, jetant un regard surpris aux meubles recouverts de toile épaisse pour les protéger et du plafond entièrement blanc. “ Je repeins la chambre. — Déjà? Mais ça fait qu'un mois! — Je sais bien mais c'est hyung qui a demandé... ” Caesar hausse les épaules, amusé par l'air un peu interloqué de sa soeur. Normalement ils changent la décoration de leur chambre seulement tous les trois mois, cinq grand maximum. Mais ce matin, Basil s'est réveillé en demandant à Caesar de changer les motifs sur le plafond. Jusqu'à ce matin, c'était un champ paisible aux brins d'herbe s'agitant paisiblement d'un vent magique et invisible, quelques licornes argentées broutant au loin. “ Mais je sais pas trop encore quoi faire. T'en penses quoi? ” Ha-Yun s'assied à côté de lui et regarde le carnet qu'il a d'ouvert devant lui, tournant les pages sans lui demander l'autorisation et Caesar la laisse faire, pas près d'être offensé pour si peu, surtout avec sa soeur.
Il regarde avec elle quelques uns de ses dessins et de ses croquis, l'écoute les commenter et prend les critiques (même les plus sévères et injustes) sans broncher le moins du monde. Si Caesar a une patience limitée pour Jeong-Hui qui a toujours été un mystère pour lui, et qu'il a tendance à vite voler dans les plumes d'Eun-Ji quand elle prend son ton moralisateur, il semble prêt à tout quand Ha-Yun est dans les parages. Malgré toutes les fois où elle a ruiné ses peintures en y ajoutant ses propres dessins par-dessus comme si de rien n'était, la fois où elle a détruit la tasse qu'il avait faite pour Umma pour son anniversaire, et le reste. Comme ses parents, Caesar aime tous ses frères et soeurs, mais il a des préférés: Basil évidemment, Ha-Yun et Celyn, puis Jeong-Hui et enfin... Eun-Ji.
“ J'aime bien ça, ” finit-elle par dire et Caesar regarde avec elle l'illustration d'une forêt aux mille oiseaux chatoyants et magiques. “ On fait ça? ” propose-t-il simplement avant d'ouvrir les tubes de peinture d'un coup de baguette quand sa soeur hoche la tête.
Il trace les grandes lignes avec des crayons et bien vite, ils se mettent à peindre. Ha-Yun n'est pas très bonne mais Caesar s'en fiche, il corrige avec elle ou il le fera plus tard. Il la fait flotter pour qu'elle atteigne le plafond, faisant bien attention à ce que la porte de la chambre soit fermée pour que leur mère ne fasse pas d'arrêt cardiaque. Ils discutent un peu en travaillant, des cours qu'elle vient de finir et des camps de vacances où elle va aller demain (Caesar est bien content d'en avoir fini avec tout ça). Il grimace un peu à chaque fois qu'elle commence à dévier du croquis qu'il a dessiné pour qu'elle puisse peindre, mais il ne fait aucune remarque, la laissant se rasseoir pour le regarder faire quand elle finit par s'ennuyer et par abandonner ses pinceaux. Dans leur coin, Azur et Jalebi jouent aussi, le premier essayant de garder une place de choix en se perchant sur la tête du second.
Ils sont interrompus par leur mère qui fait interruption dans la pièce et la dispute, comme d'habitude, ne tarde pas à éclater entre mère et fille: il faut qu'elle aille faire ses valises sauf que Ha-Yun n'a pas envie. “ Mais je suis en train de peindre, là! ” Ça fait bien une heure qu'elle n'a pas touché à un pinceau mais Caesar ne la contredit pas, préférant se glisser devant sa mère avec un grand sourire. “ Umma, t'inquiète pas, on peint encore un peu et après j'irais l'aider d'accord? ” Il prend ses mains, lui montre ce qu'il a peint, lui dit qu'il pensera à tout, les culottes de rechange et la brosse à dent de secours ainsi que tout le reste et au final, sa mère finit par accepter qu'ils peignent pendant encore trente minutes avant que Ha-Yun doive aller finir son sac.
Le temps passe vite, Ha-Yun attrape un pinceau pour aider un peu mais recommence rapidement à s'ennuyer profondément, préférant chatouiller le cou de Caesar avec quand il flotte à côté d'elle. Quand l'heure approche, il les fait atterrir de nouveau. “ C'est nul, je peux même pas utiliser la magie en plus! ” se plaint-elle déjà en donnant un coup de pied dans un coussin d'assise qui traîne sur le sol. “ Hey, fais gaffe, c'est de la soie, ça! ” Ha-Yun hausse les épaules en réponse. “ C'est fini? ” demande-t-elle en faisant un signe en direction du plafond et d'une partie des murs sur lesquels ils ont peint. “ Presque. Viens là. ” Curieuse, quoique méfiante, sa soeur s'approche et pousse un petit cri exaspéré quand son frère, en riant, lui attrape le visage et essuie la peinture qu'il a sur les mains sur ses joues. “ MAIS ARRÊTE C'EST CRADE LÂCHE MOI ARRÊTE! ” Elle crie, elle se débat, elle le repousse, puis elle se met à rire elle aussi.


C'est Caesar qui a insisté pour l'avoir et on a fini par le lui laisser, par déposer Azur dans ses mains en coupe. Le petit oiseau bleu, toujours plein de vie, bouge à peine quand il caresse ses plumes du bout du doigt. Personne ne fait attention à lui, Azur et Jalebi, assis dans un coin. Les Rosier sont éparpillés, ont explosé suite à l'annonce du décès de la benjamin. Il a eu une autre victime — blessée, mordue — mais ils s'en fichent, Ha-Yun est... partie. Ha-Yun est partie. Azur est encore en vie donc Caesar a l'espoir fou qu'on va leur dire qu'au final, ils ont trouvé un remède miracle, qu'elle va revenir, qu'elle va se relever!
Il sait que c'est stupide, des espoirs infondés, parce qu'il a vu le corps de Ha-Yun, quand elle a été allongée dans la salle de veillée. Enfin, les restes du corps. Le loup-garou n'a pas laissé grand-chose.
Leur père n'a pas quitté la pièce depuis, et sa mère est introuvable. Basil a besoin d'espace, Celyn s'est enfermé dans sa chambre, Eun-Ji doit être avec Umma et Jeong-Hui a dû se terrer dans un coin, il n'en sait rien.
Il sait juste qu'Azur respire encore et il regarde sa petite cage thoracique se soulever, lentement, lentement, si lentement parfois qu'on dirait qu'elle s'est arrêtée.
Jalebi reste à côté de lui, vient parfois pousser sa mâchoire avec sa tête, comme pour le rassurer, mais Caesar sait qu'il est aussi inconsolable que lui. Il est en train de perdre son compagnon de jeu favori... “ Ça va aller, ça va aller... ” Jalebi est angoissé à l'idée de le perdre, comme Azur vient de perdre Ha-Yun, et Caesar ne peut même pas l'imaginer... il se demande si Azur souffre, si il a peur, si il arrive même à penser, à comprendre ce qui se passe. Il a fermé les yeux depuis quelques heures déjà, mais sa poitrine se soulève toujours, lentement, lentement, très lentement. “ Ça va aller, ” lui murmure Caesar, le caressant toujours du bout du doigt, lui chatouillant l'aile comme il sait qu'il aime bien. “ Ça va aller, Azur, ça va aller... ”
Quand la poitrine de l'oiseau arrête de se soulever, Caesar emmène Azur jusqu'à la pièce où se trouve le corps de Ha-Yun. Il n'aime pas du tout voir son père prostré dans un coin de la pièce, impassible en apparence mais avec Prince qui vole un peu partout dans la pièce en poussant parfois un cri de détresse. Il aime encore moins voir ce qu'il reste du corps de Ha-Yun, ça lui donne aussitôt les larmes aux yeux. Il dépose avec douceur Azur à côté de sa petit soeur. Il laisse les larmes couler en silence, caresse une dernière fois les plumes bleues de l'oiseau et un morceau de la mâchoire de Ha-Yun avant de quitter la pièce d'un pas raide.
Il monte quatre à quatre les marches jusqu'à sa chambre et voit que Basil l'a devancé: il est en train d'effacer à grands coups de baguette rageurs la peinture sur leurs murs et leur plafond. Ils avaient besoin d'espace jusqu'à maintenant mais sans Azur sur lequel veiller, Caesar ne sait pas quoi faire. Il doit faire quelque chose, n'importe quoi, comme d'habitude. Si il s'arrête, il va s'effondrer.
Les deux frères s'adressent un regard et puis se jettent dans les bras l'un de l'autre.


Ouf, heureusement, aujourd'hui, Umma ne fait pas le pied de grue dans le salon en l'attendant... C'est suffisamment rare pour être noté. Caesar enlève ses chaussures à l'entrée et les glisse dans ses petites pantoufles en boursouflets pour monter aussi silencieusement que possible à l'étage jusqu'à sa chambre. Il a l'impression de sentir la maison s'éveiller autour de lui, vérifier d'un oeil que celui qui vient d'y pénétrer n'est d'autre qu'un des gamins Rosier, puis se rendormir avec un bruit de déception. Caesar ne serait pas surpris que la maison prévienne sa mère qu'il est rentré trop tard... ou trop tôt, c'est selon.
Il n'a pas besoin d'allumer sa baguette pour progresser dans ces couloirs parcourus mille fois, pénétrant dans la chambre qu'il partage avec Basil sans un bruit. Une fois la porte refermée, il sort Jalebi de sa poche sans grimacer quand l'oiseau lui mord le pouce — il n'aime pas être réduit et trimballé comme ça, mais autant dire qu'il vaut mieux dire adieu à la discrétion et la rapidité quand on est suivi de près par un paon en toutes occasions —, lui rendant sa taille après l'avoir posé sur le sol. “ T'étais où? ” La voix de Basil le fait grimacer, en revanche. “ Au studio, ” chuchote-t-il en retour en commençant à retirer ses vêtements. “ Je finissais une toile... ” Il se glisse bien vite dans ses vêtements de nuit sous le regard pas convaincu de son frère jumeau. “ C'est vrai? ” insiste-t-il et Caesar grogne un peu, même si il sait que Basil a de bonnes raisons de douter. Même à lui, il lui ment. Et contrairement à ce que certains semblent penser, même à son jumeau, il peut faire avaler les pires bobards. “ Promis. Regarde. ” Il lui montre ses mains et Basil allume sa lampe de chevet pour les regarder. Elles sont recouvertes de peinture. Il hoche la tête en éteignant la lumière. Caesar pourrait s'agacer du jugement qu'il a entendu dans la voix de son frère, ou même s'énerver que celui-ci le couve comme le ferait Umma ou Eun-Ji, mais il n'en dit rien. Il finit de se changer et monte l'échelle jusqu'à son lit.
Ils ont toujours dormir dans la même chambre et sur des lits superposés. Quand ils ont eu onze ans et sont allés à Hogwarts, ils étaient dans le même dortoir mais leurs lits étaient séparés... ils ont essayé cette configuration à la maison sans l'aimer, préférant largement dormir l'un au-dessus de l'autre, alternant tous les ans pour savoir qui a le convoité lit du bas.
Caesar observe le plafond vierge sans rien dire pendant des heures avant de s'endormir.

Ils ne le repeindront jamais.


Les six mois se sont transformés en dix, en douze, en seize. Ha-Yun est restée morte. L'agonie qu'il a ressenti au plus profond de lui est devenue une douleur aveuglante, puis une douleur sourde, puis une douleur lointaine, et après il a commencé à oublier la sensation du deuil, parce que c'est la vie, et qu'elle continue, comme si il ne venait pas de perdre sa soeur pour toujours.
Caesar pourrait se sentir mal, culpabiliser de sembler s'en remettre plus rapidement que les autres membres de sa famille. Mais il prend ça comme sa mission, sa mission de leur changer les idées, de les aider à avancer, à réapprendre à sourire.
Alors il veut peindre. Il veut sculpter. Il veut créer, faire des spectacles comme lui et Basil en ont rêvé pendant des années. Il veut écrire et montrer des rêves. Il veut que le reste de sa famille, et du monde, le rejoigne dans le monde du déni.

Caesar prend Jalebi sur ses genoux comme lui seul sait le faire, complètement à l'aise avec les serres de l'oiseau qui s'enfoncent dans ses cuisses et le fait que son imposante traîne le recouvre de poussière et prenne toute la place dans l'étroit petit couloir qui mène au bureau de Celyn. “ Oui moi aussi je m'ennuie, ” qu'il dit avec douceur à Jalebi, qui pousse son bec contre ses doigts, le laissant lui caresser le front avec douceur. Depuis la mort de Ha-Yun et d'Azur, Jalebi est plus demandeur que jamais, insistant pour suivre son sorcier partout où il va, acceptant même de se faire réduire quand il le faut vraiment tant il a besoin d'être avec lui. La perspective de perdre Caesar l'a rendu anxieux et nerveux, un peu collant à vrai dire, mais Caesar peut le comprendre. Ceci dit, c'est vrai que c'est pas très pratique, un paon grandeur nature qui vous suit partout. En lui-même, Jalebi est petit... de taille moyenne, même si plutôt imposant pour un animal animixé... mais quand il fait la roue... Il faut dire que c'est quand même plutôt drôle. Caesar embrasse la tête de Jalebi qui en roucoulerait presque de plaisir.  
Un employé passe comme un coup de vent et ralentit considérablement en voyant le jeune Rosier et son paon sur les genoux. Il calcule rapidement qu'il va devoir se coller au mur et inspirer profondément pour espérer passer sans toucher l'animal... Caesar le remarque à peine et à vrai dire, ne tourne même pas les yeux vers lui tant il est complètement désintéressé par son existence. Les employés de Rosier Events changent tellement vite qu'il est impossible de se souvenir de leurs visages et encore moins de leurs noms. L'employé fait un rapide aller-retour sans que Caesar ne lui adresse le moindre regard, continuant de cajoler Jalebi qui se presse avec plaisir contre ses mains et ses lèvres. Quand Celyn sort enfin du bureau avec un long soupir, c'est seule là que Caesar s'agite et repousse le paon qui, dans un geignement à faire pleurer, prétend lui mordiller le doigt en passant. “ J'espère que tu sais que mon temps est aussi précieux que le tien, ” dit-il avec un ton sérieux à son frère aîné quand celui-ci le rejoint et Celyn grimace un peu même quand Caesar s'adoucit avec un grand sourire. “ Oui bon c'est pas ma faute, hein, tu sais le... j'ai pas le droit de te le dire, ” fait Celyn d'un air coupable. Caesar lève les yeux au ciel. “ Tu sais que c'est mon nom aussi qu'est sur l'enseigne... ” Mais plutôt que d'insister, il sourit et frappe le dos de Celyn avec force, avant de passer son bras autour de ses épaules pour le mener dehors.
Basil les attend déjà au salon, à la table habituelle des jumeaux, et Celyn a l'air un peu gêné pendant un instant. “ Mais Umma... — T'inquiète pas d'Umma... je lui ai dit que t'étais avec nous. ” Ça n'a pas l'air de trop rassurer leur grand frère qui s'assied avec un air gêné. “ Je sais pas si je devrais-- — Celyn, détends-toi un peu. Allez, Leo, vous allez nous servir comme d'habitude, avec un double whisky sans glace, avec un verre d'eau, pour mon frère, d'accord? Merci, ” dit rapidement Caesar au serveur qui commence à s'esquiver aussi rapidement qu'il est apparu, s'arrêtant en entendant l'un de ses clients hausser la voix: “ Ouh là, alors le whisky, on va pas non plus-- — Celyn, enfin, détends-toi. Leo, allez-y. ” Basil secoue la tête. “ Tu travailles trop, hyung. Allez, écoute-nous maintenant... ” Celyn n'a pas l'air trop sûr de lui mais c'est littéralement impossible d'en placer une, surtout pour lui, quand les jumeaux s'y mettent à deux. “ T'as qu'à te dire que c'est un rendez-vous d'affaires! — C'est... pas le cas? — Mais si, c'est bien ce qu'on te dit! Tu nous écoutes? — ...Oui? — Tu nous écoutes ou pas, hyung? — Celyn s'il te plaît, tu nous écoutes, là? Tu travailles trop, je sais pas si-- — Oui, oui, je vous écoute! ” Il desserre un peu sa cravate et attrape le verre de whisky une fois qu'il est arrivé, alors que les jumeaux échangent un regard complice, sortant de leurs classeurs leurs plans pour leur prochain spectacle qui a désespérément besoin d'aide.


Le Pegasus est une relique, un fossile du passé qui est parvenu à survivre à tout semble-t-il. Coincé entre une librairie et un bureau de poste moldus, le bar sorcier se révèle à ses clients seulement quand ils sont mis dans la confidence par un Gardien du Secret; autant dire que la clientèle est plutôt exclusive mais que c'est justement cet aspect secret qui est tant apprécié. Ce n'est pas tout le monde qui y va, et ce n'est pas tout le monde qui a envie de s'y faire voir: une fois entré à l'intérieur, on peut s'assurer de bénéficier d'un secret tout relatif quand on en sort. Personne n'irait dire à ses voisins qu'il a croisé untel au Pegasus... Caesar comprend bien que l'endroit a une longue histoire, une histoire de rébellion, d'oppression, d'espoir, de douleur. On le lui a répété des dizaines de fois, il l'a entendu de la bouche des serveurs, des clients comme lui, du couple de propriétaires qu'il a rencontré une fois dans sa vie. Oui blablabla, l'endroit est caché mais semble toujours avoir existé, blablabla, c'est le rempart contre l'obscurité et l'oppression du gouvernement, blablabla, tel le phénix, le Pegasus renaîtra toujours de ses cendres comme il l'a déjà fait avant, à Bristol, à Londres, à Manchester, à Aberdeen, à Liverpool, partout. Super, très bien, mais vous êtes ouverts ce soir non? Alors laissez-le entrer, Caesar n'attend que ça.
C'en est presque devenu une addiction, un besoin: dès qu'il le peut, et qu'il n'a pas d'autres obligations, et qu'il s'ennuie, et qu'il a envie de baiser, ou qu'il a envie de sortir, et qu'il veut avoir l'impression de faire quelque chose, il y va. Il sort une excuse tranquille à sa mère, tape la discute autant qu'il faut à son père pour paraître tout à fait innocent et pas du tout pressé, adresse un long regard à Basil une fois qu'ils se séparent, dehors, lui intimant silencieux de lui trouver un alibi correct. Et puis il transplane, salue le Gardien à l'entrée comme un ami, salue ses connaissances. S'assied au bar, commande quelque chose de trop alcoolisé, boit tout d'un coup (ce sera son seul verre de la soirée) et, si la musique n'est pas trop mal, il va danser. Il s'en fiche si sa solitude attire des regards, parce que c'est ça le but justement: les regards d'abords, les mains ensuite, les lèvres enfin.
Quand enfin on le tire par la main jusqu'aux toilettes, Caesar a enfin l'impression que son estomac cesse de se tordre dans son ventre, qu'il peut retrouver un peu de contrôle, décider ce qu'il veut faire, lui. Pas Umma, pas Papa, pas Eun-Ji, pas Celyn, pas Basil, non, lui.
“ You sure I haven't met you before? ” Caesar, brièvement sorti de ses pensées taraudées de questions, fronce les sourcils en se détachant du cou qu'il était en train de dévorer pour darder son partenaire de ce soir d'un air confus. “ No. ” Hors de question de lui laisser penser ou espérer quoique ce soit; si l'autre sorcier le connait, Caesar compte bien lui faire oublier pour la dizaine de minutes à venir en y mettant du sien. Il n'a jamais rencontré un autre sang-pur dans ce bar, le Gardien lui a même confirmé qu'il était le seul. Et autant dire que Caesar, sauf quand il a besoin de baiser, ne se mélange pas avec le reste de la populace... “ What did you say your name was? ” insiste pourtant l'autre. Caesar réprime un bruit de frustration, se détachant de nouveau pour le regarder. “ Karim, ” répond-t-il seulement sans réfléchir, l'attirant à ses lèvres pour le faire taire. Ça ne dure pas longtemps. L'autre rigole, le repousse, le plaque à son tour contre le mur de la cabine dans laquelle ils se sont enfermés. La musique est tout aussi forte ici, Caesar peut entendre d'autres hommes discuter en pissant, s'enfermer eux aussi dans des cabines pour se faire des lignes et échanger quelques baisers, la porte qui mène au club qui s'ouvre et se ferme rapidement. Si il avait su qu'il était du genre bavard, Caesar aurait mieux fait son choix. “ A chink like you named Karim? Come on. ”
Caesar a l'impression qu'on vient de lui faire avaler cinq glaçons qui lui brûlent la gorge en descendant jusqu'aux tréfonds de son gosier. Il ne réagit pas quand le bavard revient à l'attaque et l'embrasse. Il ne répond pas tout de suite au baiser, ressentant pour la première fois depuis qu'il est venu ici (avec Karim justement, il y a des années, pendant les vacances d'été avant sa dernière année à Hogwarts, après son premier gros mensonge à ses parents) un peu de honte. Que dirait son père si il le voyait ici? Que dirait sa mère si elle voyait son manque de réaction à se faire appeler comme ça? Que dirait... que dirait tout le monde? Même Basil le jugerait, en silence mais tout de même.
Mais ils ne sont pas là ce soir. Ce soir, il n'y a que Caesar et sa honte, et ils sont très amis alors il sait que jamais elle ne le trahira.


“ Promets moi. ” Caesar fait mine de ne pas avoir entendu, continuant de leur verser des verres de soju à chaque fois qu'il en voit des vides. Basil fouille son visage de ses yeux, Caesar le sent, ça lui picote la peau partout où son frère l'observe.  “ Caesar, je suis sérieux. ” Il secoue la tête. “ De quoi tu parles? Basil, détends-toi... ce soir, on fait la fête! ” Il fait la fête souvent, lui, mais Basil il est trop sérieux parfois, il travaille trop, Caesar le lui dit tout le temps. Il lui propose pourtant, de venir avec lui, de sortir, de danser, de boire, mais Basil préfère rester au studio et écrire, écrire, écrire.
Ceci dit, ça a payé: après six mois de travail intensif, les jumeaux on finit leur dernier spectacle en date. The Necessary Thorn va être un chef-d'oeuvre, comme le reste. C'est une pièce dramatique et comique, ambitieuse comme toutes les oeuvres de jumeaux, un rien cynique. Il y aura des danseurs et des feux d'artifices et des sculptures qui bougent... Ce sera magnifique et un succès, comme toutes les autres pièces des Rosier. “ Caesar. ” La voix de Basil le ramène sur Terre, mais il l'ignore, alignant plutôt un autre shot avec un rire. “ Caesar. ” La main de son frère vole dans les airs et Caesar, qui la voit venir, ne l'évite pas même quand elle s'abat dans sa nuque dans un claquement sévère. “ Promets-moi. Tu dois arrêter ça. — Ça quoi? ” Les traits de Basil s'assombrissent. “ Ça, ” dit-il, en voulant dire les sorties, les soirées, les trous dans le budget de la pièce qu'ils essayent de justifier dans leurs comptes pour ne pas avoir à les justifier devant leur mère. Ça, sa pute, l'appartement, les cadeaux, les vêtements, son salaire. “ Il faut que tu arrêtes de faire tout ça... un jour, tu vas nous compromettre un fois de trop et c'en sera fini de nous. — Les gens aiment bien les scandales... — Tu crois vraiment que Umma aimerait apprendre que tu mords l'oreiller pour un putain de sang-de-bourbe?! ” Caesar ouvre la bouche mais aucun son n'en sort pendant quelques secondes. “ Basil... — Arrête! Promets-moi! C'est fini, les conneries tout ça. C'est fini. ” Son frère secoue la tête. Caesar sait que son énervement a ses racines dans l'inquiétude, pas seulement pour leur nom et la réputation de leur famille, mais parce que Basil s'inquiète pour lui. S'inquiète qu'un jour, il fasse quelque chose de mal, de glauque, de terrible et qu'on le retrouve éventré sur le trottoir... ou pire.
Basil relâche sa nuque et se rassied sur sa chaise, lui faisant face avec un air sévère sur le visage. Caesar ne dit rien, il baisse les yeux sur leur festin. Les verres de soju, le vin de riz, le kimchi, le riz, les salades d'algue, les fish cakes, la soupe, les restes du barbecue... Il a envie de vomir. “ T'as pas honte? ” ponctue Basil devant son silence, avant de secouer la tête en attrapant son verre pour le finir d'une traite.
Caesar ouvre la bouche mais tout l'air du monde a quitté ses poumons.
Il lui faut quelques secondes pour se remettre des mots de Basil, qui lui ont fait l'effet d'un uppercut dans l'estomac. Il a raison. Il devrait avoir honte. Devrait faire plus attention qu'il ne le fait... devrait se résigner. Il ne peut pas continuer comme ça pour toujours. “ T'as raison, ” dit-il lentement, les mots lui brûlant les lèvres. “ Je te promets, Basil. J'arrête. ”