Ils sont revenus. Les morts se réveillent. Tu as d'abord observé ces manifestations avec une indifférente curiosité, de loin, intouchée et intouchable. Tu te disais n'avoir aucun squelette à craindre, tes manigances jamais mortelles et tes secrets bien trop enterrés dans ton esprit pour t'inquiéter outre mesure.

Les vivants te donnaient plus de fils à retordre que ceux qui étaient soudainement passés de la position horizontale à la verticale.

Ta jambe occupait également toute ton attention, entre la rééducation hebdomadaire et l'obligation de te déplacer à l'aide d'une canne, le reste passait au second plan. Une fois l'humiliation passée, tu avais rallié pris les devants, contacter ton réseau dans la Mode pour qu'ils conçoivent toute une collection de cannes magiques pour aider à la marche autant que pour servir de manche de baguettes. Ils devraient bientôt voir le jour et tu t'étais assurée qu'ils obtiennent une double page dans la prochaine parution de tous les magazines importants.

Les occupations ne manquaient pas. Noël entraînait également son lot d'affaires familiales à gérer.

Puis, tu avais eu ton tea time avec Frida et tout était soudainement devenu bien plus sombre, réel, presque possible. De quoi te faire frissonner et t'empêcher de dormir. Le soir même, tu te retournais dans ton grand lit sans parvenir à trouver le sommeil. Malgré des années à pratiquer l'art subtil de la compartimentation, le doute te lancinait, te taquinait, te taraudait. Ce ne fut qu'en récupérant ta bouteille de porto d'un coup d'accio nerveusement envoyé que tu réussis enfin à t'endormir. Les yeux alourdis, la tête engourdie.


L'ombre de ton défunt mari a enflé chaque jour depuis. Jusqu'à laisser une tache noire et indélébile dans un coin de ton esprit. Elle prend de plus en plus d'espace. Grossit jusqu'à te faire perdre le fil des conversations même les plus intrigantes.  

Tu ne pouvais pas laisser ainsi la situation s'emparer. Ce qui explique rationnellement pourquoi tu te retrouves devant le caveau familial en plein cœur de la nuit en compagnie de ton amie.

Il ne sera pas dit que ton veuvage s'arrête maintenant et que tu n'auras rien fait pour l'empêcher.

— J'ai peut-être raté un détail dans ma formule, ou n'ai pas choisi la bonne fleur. Et si le sortilège de conservation n'a pas duré toutes ces années ? Lui avais-tu dit en lui expliquant ton plan. Le fait d'avouer une potentielle erreur de ta part en soit assez surprenant pour souligner la gravité de la situation.

— Devant cette entrée, dans cet accoutrement ridicule, je me demande si c'est la pire ou la meilleure idée que j'ai eue de ma vie. Chuchotes-tu à Frida, comme on semble toujours le faire inconsciemment en présence des morts.

Les amitiés sincères sont une denrée rare qui résistent mal à l'épreuve du temps. Le commun des mortels a tendance à t'ennuyer voire à t'agacer. Cela n'a jamais été le cas de celle qui t'accompagnes. Peut-être parce qu'elle connaît tes secrets et toi les siens. Très certainement parce que vous partagez des valeurs et des ambitions. Assurément parce qu'elle est prête à te rejoindre après minuit dans un cimetière pour que tu t'assures que ton mari et bel et bien resté mort. — Nous ne sommes même pas certaines que les revenants et revenantes ont un lien avec leur cadavre. Tu n'aurais pas par hasard de plus amples informations sur le sujet ? Il t'était déjà bien assez désagréable d'avoir enfilé cet ensemble monochrome pour te dire qu'en plus cela aurait été en vain.

L'accident mortel d'Edward avait été l'une des meilleures choses qui ne lui soit jamais arrivé (presque mieux que la naissance de son dernier fils que tout le monde savait être le chouchou de Frida) et, par soucis d'équilibre, le retour d'Edward avait plongé la sorcière dans la stupeur. Ses cheveux n'auraient pas tous été immaculés qu'ils le seraient devenus en vingt-quatre heures et l'affaire avait même valu à Frida un passage au service cardiologie de St Mungo's. Elle n'en avait parlé à personne hormis au jeune Van Bäume à qui elle avait volontiers confié le revenant, à Molkky et à Adèle. A cette dernière, elle n'aurait sans doute rien dit si elle n'avait pas été également veuve et Frida - entre deux gorgées de thé réhaussé de whisky (pour le goût) - lui avait tout raconté. Edward, devant elle, à l'âge exact auquel elle l'avait fait disparaître pas assez définitivement.

"Il n'était pas bon pour les garçons" avait-elle ajouté - peut-être la première fois qu'elle le disait ouvertement à Adèle - pour justifier la détresse dans laquelle cela l'avait mise (puis pour avoir des témoins de son côté en cas de réouverture de l'enquête qui avait eu lieu des décennies plus tôt si le cadavre se la jouait trop bavard). L'incident était réglé maintenant (normalement)

Tenue noire ringarde même pour l'âge de Frida, option gants en dentelle car quitte à profaner des sépultures au cœur de la nuit, autant avoir le look qui allait avec. Molkky était dans son dos, équipé d'une pelle et ses grands yeux ronds brillaient dans l'obscurité. Les lèvres de la juge étaient pincées - il était tard, l'humidité et le froid s'infiltraient dans ses articulations - et son regard bleu ne distinguait pas grand chose (elle aurait peut-être du demander à Archie de les accompagner mais cela aurait été mettre trop de gens dans la confidence). Les interrogations existentielles d'Adèle lui tirèrent un rire lugubre. "Crois-moi qu'il vaut mieux prévenir que guérir." Frida aurait été voyante (d'ailleurs comment Bree avait-elle osé ne pas la prévenir même en ayant déserté ??) qu'elle aurait fait réduire en cendre jusqu'au dernier reste de son premier mari à l'instant où elle aurait été consciente du risque.

Elle secoua la tête à la question suivante, ignorant tout des détails techniques (elle était juste partie du principe que vu que le revenant ressemblait au cadavre qu'elle avait enterré, ils étaient forcément lié)"Je ne sais pas du tout mais j'ai demandé au jeune qui s'est occupé d'Edward de me tenir au courant." Elle fronça les sourcils un instant avant d'ajouter. "Nous pouvons toujours ouvrir un second cercueil ce soir, pour vérifier." Frida avait frissonné  en prononçant ces mots, si déterrer un corps qui ne la concernait pas lui faisait ni chaud ni froid, l'idée d'aller vérifier sous la pierre tombale d'Edward ne lui plaisait pas du tout (surtout que Raymond reposait juste à côté et Frida espérait que lui aussi ne reviendrait pas mais pour des raisons hautement différentes).

"Allons-y !" fit-elle en rajustant le voile noir devant son visage. Un coup de baguette dans sa direction et le portail du cimetière s'ouvrit dans un grincement sinistre. Frida fit alors signe à Adèle de passer devant, ignorant dans quel carré se trouvait la tombe.