Ethan a déjà déménagé toutes ses affaires. Ça fait deux semaines que Sylas doit le suivre. Il n'a pas beaucoup d'affaires mais il n'arrive pas à quitter la Tour. Il trouve toujours une bonne raison d'y rester un peu plus longtemps. Des fois, il dit juste qu'il n'aime pas la campagne. D'autres fois, il prétend qu'il n'a pas fini de repeindre la cuisine. Rarement, il admet qu'il n'a pas envie de s'éloigner d'Alexis.

Tout le monde est patient avec lui, de toutes façons. Sylas le sait. Il sent comment les gens agissent autour de lui, comme si il était fait en sucre et en verre. En temps normal, ça l'énerve, ça lui donne envie de tout casser autour de lui pour prouver que justement, il n'est pas si fragile que ça. Mais dans cette situation-là, il en profite. La patience d'Ethan est infinie, avec lui. Et Sylas imagine qu'il est content d'avoir un peu plus d'intimité, à la Madriguera où Simon peut venir le voir quand il veut sans avoir besoin de mettre une chaussette sur la poignée de la porte. Une ou deux fois, Ethan a essayé d'aborder le sujet d'Alexis avec lui. C'est la seule chose de laquelle Sylas ne veut pas parler.

Ça, et le Vicarage.

C'est Alexis qui lui en a parlé l'air de rien, au détour d'une conversation, laissant flotter le mot au milieu d'une phrase en sachant pertinement que Sylas ferait mine de rien, mais irait s'enquérir de sa signification après coup auprès d'Ethan. Quand celui-ci n'a pas pu l'éclaircir, il en a parlé avec Elena, qui lui a expliqué. Puis Hannah est venue à la Tour, et ils ont discuté. Et elle est gentille, Hannah, elle est vraiment gentille, et sincère, et douce, et patiente, tellement patiente. Sauf que Sylas n'est pas fait en verre, ou en sucre, ou en crystal, ou en porcelaine. Il est en acier, en fer, en diamant, en bois massif. Il n'a pas besoin d'aide.

Alors qu'est-ce qu'il fait là?

Il a fait promettre à Vanessa de ne pas en parler à personne (même pas à Ethan, a-t-il dit d'un air grave, et elle a dû comprendre le sérieux de la situation quand il a dit ça) quand il lui a demandé si elle pouvait le faire transplaner jusqu'à la planque. Une fois seul, Sylas a immédiatement regretté ce geste impulsif. L'endroit a l'air paisible, presque trop, et il redoute ce qu'il va trouver à l'intérieur; mais il s'engage tout de même sur le petit chemin menant à l'ancien presbytère, non sans un déglutissement audible et des poings serrés au fond des poches de son jean.
Le bruit de son transplanage avec Vanessa puis du départ de cette dernière a dû attirer l'attention parce que quand il arrive au niveau de la porte, elle est déjà en train de s'ouvrir. Sylas s'immobilise dans le visage d'Hannah apparaît de l'autre côté du battant.

Il a envie de s'enfuir à toutes jambes dans l'autre sens. De hurler, de lui dire qu'il n'a rien à faire ici, et pourquoi l'a-t-elle forcé à venir?
Sauf qu'elle ne l'a pas forcé à venir. Elle lui a proposé et il a refusé et elle a simplement dit que c'était pas grave et que la porte de la planque lui serait toujours ouverte. C'est Sylas qui a décidé de venir ici. C'est Sylas qui a décidé de venir ici, parce qu'il est en acier, en fer, en diamant, en bois massif, mais que tout n'est pas au bon endroit, et qu'Alexis mérite qu'il se remette à l'endroit pour elle, si ce n'est pour lui.

"Hello." Elle a l'air à peu près aussi abasourdie que lui de le voir là et Sylas se sent rougir. Il n'a pas été très cordial la dernière fois qu'ils se sont vus à la Tour, agité et énervé quand il a compris la raison de sa venue (il n'est pas brisé, il n'est pas fou, il n'est pas en verre, il n'est pas en sucre, il n'est pas en crystal--), et il se sent embarrassé de ne pas savoir comment s'excuser. "Do you think I could come in?" demande-t-il d'une petite voix en baissant les yeux, le bout de sa chaussure venant donner un coup de pied à un caillou sur le sol. "It's lovely here. I'd like to see, uh, inside."

Si le confinement aura permis une chose, ce fut de leur donner tout le temps nécessaire afin de mettre de l’ordre au sein du Presbytère. Maintenant, et grâce aux nombreuses to-do list d’Hannah - leur planque commence à ressembler à quelque chose d’habitable et conviviale. Les murs sentent la peinture fraîche, les insectes ont été gentiment relogés dans le jardin et des meubles (de seconde main et dépareillés) prennent place dans les différentes pièces du Vicarage. La directrice des opérations a demandé à ce que la plupart des travaux soient effectués sans l’usage de la magie, persuadée qu’il ne fallait pas que des résidus magiques s’installent dans les fondations lorsque des résidents et autres gens de passage viendraient s’installer ici. Moins d’interférences et de risques au regard de la spécificité des traitements qui y prendraient place.

Le désavantage de ce confinement - mis à part l’isolement et l’angoisse dans lesquels cela les avaient plongés - fut que les autres membres n’avaient pas forcément pris connaissance de la création de ce lieu, l’Ordre ne distribuant sans doute pas des flyers à ses membres ‘Portes ouvertes du Vicarage le 01er décembre à partir de 11h. Cookies maison et cercles de discussion à l’étage.’ Hannah avait donc pris sur son anxiété et s’était mise en tête d’aller chercher les gens plutôt que d’attendre en se tournant les pouces, ce qui n’avait jamais été son fort.

Une fois cette mission accomplie cependant, il ne lui reste plus grand chose à faire d’autres qu’attendre que les graines germent. Pour passer le temps, Hannah enquiquine ses colocataires, leur propose des soirées de jeux de société et commence le désherbage du jardin à défaut de pouvoir planter des plantes.
Une routine bien huilée s’installe pour la médicomage qui n’a pour la première fois depuis qu’elle a rejoint l’Ordre plus besoin de sans cesse regarder derrière son épaule, ni de dormir que d’une seule oreille dans la peur de voir débarquer chez elle la brigade policière et qui sent la fatigue d’un double je s’évaporer à mesure que les jours passent.
C’est comme une renaissance. C’est comme rentrer à la maison après des mois d’errance.

Hannah est accroupie dans un des salons, les mains dans un énorme pot de terre, elle repique son aloe vera memorabilia dont les piquants peuvent apparaître et disparaître en fonction de comment on la touche, lorsqu’elle entend les barrières du lieu se déplacer. Après s’être essuyée à moitié sur le tablier qui ne la quitte presque plus, la jardinière improvisée abandonne tout avant de crier — I’ll answer the door! sans même se savoir qui est présent aujourd'hui.

Elle ne s’attend pas à trouver Sylas sur le pas de la porte vu la discussion qu’ils ont eu la dernière fois, et ce malgré ce qu’avait pu lui dire Alexis. Mais il est bel et bien là, peu sûr de lui, hésitant mais présent. Hannah sourit instantanément et lui tend une main dont les ongles rongés sont encrassés de terre —Oops, sorry, they need a wash. Come on in. How are you? Hannah se décale pour le laisser entrer, la lourde porte en bois se referme derrière lui. Elle essuie encore un peu plus ses mains en vain, mais sa baguette n’est pas à portée, tant pis. — Do you want something? A cup of tea, I think there’s some homemade brownies in the kitchen. anything else? Let’s go in the living-room, it’s warmer. Elle enchaîne les phrases les unes après les autres en l’entrainant à sa suite dans le salon où un feu de cheminée crépite. — Watch out where you walk, elle désigne la terre qui est tombée du pot d’où dépasse Cassi, la plante. We weren’t expecting anyone so it’s a mess… Not the best first impression, sorry. but I’m so glad you’re here! ajoute-t-elle enfin en posant son regard noisette sur lui, un léger sourire sur les lèvres. Sourire sans tromper, respirer sans flipper, ça aussi ça faisait longtemps.

Hannah lui tend la main pour l'inviter à entrer et Sylas fait les gros yeux en voyant qu'elle est recouverte de terre. "Oops, sorry, they need a wash. - No- no worries." Il n'a pas envie de passer pour un snob, mais Hannah retire sa main avant qu'il ait le temps de l'attraper. "Come on in. How are you?" Embarrassé et confus, Sylas gravit les deux marches du perron avant d'entrer dans la demeure, retenant malgré lui sa respiration comme si on allait soudainement le recaler et lui dire de s'en aller. Il n'a rien à faire là, après tout...

"I'm okay," marmonne-t-il en réponse, mal à l'aise avec le small talk comme toujours. "Do you want something? A cup of tea, I think there’s some homemade brownies in the kitchen. anything else? Let’s go in the living-room, it’s warmer." Hannah parle trop vite et Sylas a l'impression de se noyer, mais la chaleur évidente dans ses propos et la véritable attention qu'elle focalise sur lui est étrangement agréable. Il hoche la tête, commence à la suivre, est obnubilé par les flammes qui brûlent dans la cheminée. "A cup of tea would be nice." Sa voix est lente, mesurée. Il n'a pas vraiment envie de thé, mais il pense que ça pourrait le rassurer d'avoir quelque chose dans les mains. Et puis, Hannah le propose si gentiment.

Il y a effectivement une odeur de sucre et de chocolat dans l'air. Sylas n'est pas du genre gourmand, mais son estomac gargouille pour lui, audiblement. Il se sent devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux quand il ajoute: "I, errr, I'd love a brownie too. If it's no bother of course..."

Ils progressent à petits pas dans le salon. "Watch out where you walk." Sylas décale son pied en avançant, anxieux soudainement de casser quelque chose. "We weren’t expecting anyone so it’s a mess… Not the best first impression, sorry. but I’m so glad you’re here! - Oh." Sylas s'arrête et regarde Hannah, honteux. "I didn't mean to-- I mean, if you're busy, I can go!" Hannah lui sourit mais Sylas sent son coeur s'emballer dans sa poitrine pour une autre raison: il se tourne déjà vers la porte qu'il vient de traverser, trop content d'avoir une bonne raison de s'enfuir à toutes jambes. On ne pourra pas dire qu'il n'aura pas essayé, après tout, si il est venu mais que c'était le mauvais moment.

Peut-être que ce sera jamais le bon moment. Et alors? Il pourra bien vivre dans l'oubli, le déni et le mal-être, comme il l'a fait pendant deux ans, ce ne serait pas si difficile...

Il est à deux doigts de s'enfuir quand l'image d'Alexis s'impose à lui. Son sourire chaleureux, ses yeux noisette pétillants, sa voix hésitante à chaque fois qu'elle lui parle. Sylas se force à déglutir. "I don't want to bother you - if you'd prefer that I come back at another time, I'd understand. But, err. Otherwise, I don't mind the mess... You... you just moved in, correct?" Il se force à parler, formuler ses pensées, à discuter. Il n'a jamais autant parlé en présence d'Hannah que ces quelques petites phrases hésitantes - quand elle était venue le voir à la Tour, il lui offrait des réponses mono-syllabiques au pire, simplistiques (sujet-verbe-complément) au mieux. "Do you... like it here?"