Habituellement, Aries aime à garder ses contacts avec ses collègues de la Seconde Ligue d’Ur à tout ce qui concerne le tombeau de Puabi, et à ne pas les voir hors de cela. Une simple affaire de garder quelques frontières entre les sphères de sa vie, bien que celles-ci se fassent de plus en plus poreuses au fil des années.

Preuve, d’ailleurs, de cette difficulté croissante : l’exception faite, cette fois-ci, pour Odalis, à laquelle il a tout simplement proposé de l’accompagner sur un contrat fait pour deux briseurs de sorts, ”sans expérience précise nécessaire”. Ce qui veut tout et rien dire. Surtout, que ça ne devrait pas être compliqué : et parfois, n’importe qui a besoin de ne pas se casser les neurones et simplement d’aller faire exploser des trucs. Pas par amitié spéciale envers la reine des feux d’artifices, mais bien parce qu’il sait qu’elle a besoin d’argent et que ce contrat, tombé sur ses genoux par le biais d’une ancienne amante avec laquelle il a gardé un bon contact, est bien rémunéré.
D’ailleurs, pour ce qui est du bon contact… il est fort possible qu’en revenant de cette expédition canadienne, Ambros comprenne que finalement, Daria et lui n’ont pas une si bonne relation que ça et qu’elle a plutôt eu grand plaisir à l’envoyer dans un guet-apens.
Enfin, on ne vous ruinera pas toute la surprise dès le début, si ?

Un petit Portoloin international plus tard, puis un voyage en train jusqu’à Vermilion, et les voilà assis dans la boîte d’une camionnette moldue, entourés chacun de leur valise, les oreilles laissées au froid canadien ― température moyenne de 9° à cette période de l’année, dans la province de l’Ouest… de quoi lui faire regretter la chaleur de l’Irak, où ils étaient encore tous les deux il y a tout juste quelques jours (pour deux semaines à profiter d’une bibliothèque de Bagdad et d’un accès inédit à des écrits inestimables). Au moins, et c’est bien le seul point positif, l’air est sec et il n’est donc pas glacé jusqu’aux os, malgré le ciel gris et le vent qui siffle autour d’eux.

Cette pensée pleine de gratitude vient d’un homme qui ne sait pas encore que la moyenne des jours de pluie en Alberta, en mai, est de 22 jours et plus, et que les deux sorciers ont eu la chance inespérée d’arriver au pays l’un des neuf jours où il ne pleut pas.
Daria ne l’aime vraiment pas.

L’Irlandais a enfoncé son bonnet jusqu’à ses sourcils, passé son écharpe, ses gants, resserré sa cape de voyage autour de lui, et tente de se faire aux cahots de la route (et de ne pas avoir la nausée). Le tout en gardant un air décontracté, ce qui est franchement un exploit vu les bleus qui doivent être en train de se former sur ses fesses. Ça doit bien faire une heure qu’ils roulent ― vite ― en campagne et pas un signe de la ferme où ils auraient très bien pu se rendre en transplanage groupé. Le jeune adulte efflanqué qui les a accueilli à Vermilion leur a dit que c’était l’ordre du proprio, que c’était plus facile comme ça, et puis, ça leur fera voir le paysage, le pays, tout ça. Un beau geste, mais là, il a hâte d’arriver. « T’as déjà travaillé sur une ferme ? », demande Ambros à Odalis, assise à côté de lui, en sortant son paquet de cigarettes de l’année de son manteau. En lui en offrant une, bien sûr, il n’est pas un chien, et il faut au moins ça pour supporter les derniers miles.

Faire affaire avec Aries ne devrait être qu’en dernier recours. En cas d’urgence, parce qu’il n’y a aucune autre option qui se présente. Ce n’est pas qu’il est inapte, loin de là. Odalis est bien prête à admettre que c’est un sorcier talentueux et un briseur de sort d’expérience (ou à tout le moins, de plus d’expérience qu’elle), bien que cette admission ne soit faite que dans le plus grand secret de ses pensées. Il ne faudrait tout de même pas qu’il prenne la grosse tête.
Non, c’est plutôt qu’Aries et elle… ne sont pas les meilleurs amis ? Ou alors c’est peut-être juste Odalis qui tente de le tenir à bout de bras, dans cette affaire – mais les manières du sorcier ont le don de l’agacer, parfois (souvent), et elle n’a aucune idée de ce à quoi s’attendre lorsqu’ils seront tous les deux.

Visiblement, elle doit s’attendre à un coccyx plus que douloureux et à perdre l’usage de ses doigts avant même d’arriver à destination.

C’est qu’il serait généreux de dire que les contrats ne se bousculent pas au portillon, ces derniers mois, et l’argent des prêteurs de Colm suffisent à peine à subvenir aux besoins de l’expédition qui traîne de la patte – il n’y a pas une seule noise qui ne soit pas scrupuleusement comptée et investie dans leur prochain voyage. Aucune chance que ça contribue à renflouer son compte en banque qui fait une admirable imitation d’une passoire. La voilà donc en route vers le Canada, of all places, et même pas dans l’unique province réputée pour avoir la météo la plus douce. Avec Ambros, de surcroît, puisque bien évidemment elle en est à ce fameux dernier recours.

Ses cheveux lui fouettent le visage, à peine maintenus par la tuque en laine bleu vif si gentiment tricotée par sa voisine, l’écharpe associée bien enroulée autour du cou, les doigts raides malgré les gants offerts. La morsure du vent est à peine adoucie par son manteau trop mince et le hoodie I Edmonton qu’elle a déniché (à un prix outrageux) à leur arrivée, en constatant la température glaciale. Chaque nid de poule lui donne l’impression qu’elle va passer par-dessus bord, et que le même sort attend sa valise, pour peu qu’elle relâche son emprise sur la poignée. Son seul réconfort est de voir qu’Ambros est tout aussi inconfortable qu’elle. Ça, et la cigarette qu’il lui offre, et qu’elle ne sait pas refuser. Odalis sait bien qu’elle devrait arrêter, et elle ne fume plus dans la maison ou près de sa fille, mais la situation actuelle mérite bien une petite transgression. Et puis, elle est à des années-lumière d’Hazan (pourquoi donc cette pensée n’est-elle pas rassurante ? Elle ne va quand même pas pleurer en Alberta, quand même). « Non. » Elle prend la cigarette offerte entre ses doigts, la baguette de l’autre main – tout en gardant un œil prudent sur ses bagages – et allume galamment les deux cigarettes d’un même geste.

La première bouffée lui pique la gorge, exhalée dans l’air glacée, la fumée à peine visible sous le vent. Odalis considère, incline la tête comme pour s’accorder un point. « Dans un cirque… ? » Elle n’a jamais été spécialiste des animaux magiques (ou pas), mais les a côtoyés pendant son court voyage avec la compagnie. Difficile de savoir si ça lui sera utile pour ce job. « Toi ? » Elle imagine mal Ambros et ses cheveux parfaits se mettre les deux pieds dans le crottin – quoiqu’il n’hésite pas à plonger dans des ruines sablonneuses où araignées, lézards et autres Inferis pullulent, alors qu’est-ce qu’elle en sait réellement…