Il y avait des jours où le temps rattrapait Frida, années pesant sur ses épaules au point de la faire paraître, elle dont le mètre quatre-vingt toisait ordinairement le reste du monde, minuscule derrière son bureau de Haut-Juge. On était dans ces jours-là, pas de remise en doute possible et la vieille paraissait même plus que son âge, dépassée par la nouvelle. Elle n'avait pas défroncé les sourcils depuis le matin où elle avait reçu la missive fatidique - il avait eu la prévenance de la prévenir avant que sa défection ne devienne publique - et cela lui ajoutait des rides autour des yeux. Rien que pour ça, elle l'aurait tué ce gosse qui n'était plus si gosse que ça, qui avait commencé à emprunter un mauvais chemin plus de trois décennies auparavant, qu'elle avait suffisamment renié pour qu'on ne la tienne pas responsable de ses actes à lui. Ils ne portaient même pas le même nom, si on ne les connaissaient pas, on pouvait ne pas faire le rapprochement. Deux blonds aux yeux bleus, il en fallait plus pour émettre l'hypothèse d'un lien de parenté, même si les Beckett pullulaient. Bref, ce n'était pas tant la honte de cette énième déconvenue de la part de son fils aîné qui la plongeait dans cet état - Frida avait battu sa réputation et à aucun moment ne la laissait se faire entacher par les agissements d'un homme, que ce soit fils ou mari - juste une énorme déception (Samuel n'avait-il donc rien compris ?) et un vague sentiment d'inquiétude. Il avait même entraîné un de ses fils dans l'aventure, le fou.

Toutes à ses réflexions, elle ne se rendit compte que trop tard que sa plume - laissée en suspens dans les airs - gouttait depuis bien cinq minutes sur un formulaire de la plus haute importance. Frida se remit en mouvement, grommelant un ou deux jurons, froissa le parchemin qu'elle envoya direct dans la poubelle et se tourna vers la bouilloire repoussée dans un coin de sa pièce. Après un bon thé, tout irait mieux. Ou du moins, elle aurait eu le loisir de se trouver un nouveau sujet sur lequel pester. Autre que sur son fils qui n'avait rien compris qu'avec une mère telle qu'elle, il n'avait rien besoin de faire pour vieillir sur une place au soleil (à part peut-être divorcer). Mais non, il fallait qu'il se batte pour ses convictions qui étaient au mieux des inepties utopistes se fondant sur des mensonges. Les moldus et les hybrides, des égaux ? Tsss, elle en recracherait son thé. Le recracha tout court parce qu'il était trop chaud. Voilà, elle avait son sujet tout prêt : l'eau bouillante et sa température trop élevée.

Il fallait se rendre à l'évidence - elle l'accepta bien vite - elle ne serait pas productive aujourd'hui, ni demain. Ne donnerait même pas le change. Frida avait besoin de temps - quelques jours tout au plus - de digérer la nouvelle avant de redevenir fonctionnelle et retourner terroriser les gens à ses ordres. Aujourd'hui, elle s'était contentée de dire qu'elle ne voulait pas être dérangée et tout le monde s'y tenait. Du moins jusqu'à ce qu'un coup sur la porte lui fisse lever le nez de son thé. "Entrez" grinça la vieille, prête à bondir si on l'avait interrompu dans son travail pour rien mais globalement certaine que ce n'était pas le cas (on évitait de toquer chez Frida Beckett juste pour lui parler de la météo). Elle se radoucit cependant en voyant l'homme qui ouvrit la porte. "Oh Lazarus, c'est toi." Regard venant détailler le sorcier, elle finit par lui offrir un sourire un peu tordu avant de lui faire signe de s'asseoir en face d'elle. "Que me vaut ta visite ?" Dans le fond, elle s'en doutait déjà un peu.

Le regard bleu suivit le mouvement de la tasse jusqu'à son bureau et elle ne tarda pas à s'en saisir du bout des doigts pour tremper ses lèvres dedans. Lazarus n'avait pas oublié comment elle le prenait. "T'apporter un thé me manquait." Léger rire mi-moqueur, mi-amer. Elle reposa la tasse sur son bureau avant de s'enfoncer encore plus sur son siège, se relâchant presque, suffisamment intime avec son visiteur pour ne pas avoir à se montrer toujours inébranlable. "Ben voyons" s'exclama-t-elle, peu d'humeur à tourner autour du pot. Elle plongea ses yeux dans ceux de Lazarus, se surprit à se dire qu'elle aurait bien aimé avoir un fils comme lui. Enfin, un deuxième fils comme lui. Archibald était de la même trempe, Archibald ne la décevait jamais. Mais Archibald n'était pas Samuel et aujourd'hui, c'était ce dernier qui lui manquait cruellement et elle énumérait les erreurs qu'elle aurait pu faire lors de son éducation. Non, pour que ce gamin tourne mal à ce point, c'était forcément à cause de son père. "J'ai lu les nouvelles, Frida." Bien sûr qu'il avait lu les nouvelles, tout le monde avait lu les nouvelles et Frida avait du mal à voir en quoi ça méritait de faire couler autant d'encre. Parce que ces vautours de journalistes avait fait le lien entre Samuel Southwark et elle. "Très mauvais article au niveau de la syntaxe si tu veux mon avis." Ils savaient tous deux très bien l'importance des mots, c'était ce qui faisait et défaisait les procès. Petit sourire en guise de remerciement, pour le soutien, pour l'attention, d'un geste elle l'invita à s'assoir. "Que s'est-il passé ?" Elle roula franchement des yeux, reprit une gorgée de thé avant de réfléchir par où commencer. "Samuel c'est... Samuel." Claquement de langue réprobateur. Dés le début, il y avait un truc dans son gamin, le truc qu'il ne fallait surtout pas quand on voulait bien s'en sortir dans la vie (style du cœur là). Vraiment, il lui aura fait tous les coups possibles. Ne manquait plus la morsure par un loup-garou ou bien de s'aviser à mourir avant elle. Officiellement, il était pourtant bel et bien décédé à ses yeux. Officieusement... Et bien, c'était un sujet auquel elle évitait de réfléchir juste en face d'un legilimens quoiqu'elle pouvait ne pas mentir à un ami. "On va dire qu'il n'a jamais trop adhéré à nos idées." Pour une fois, son mari de l'époque aurait été d'accord avec elle, le fils aîné n'était que déception alors même qu'il n'avait qu'à tendre la main pour attraper un futur radieux. Le niais. "Et ce n'est pas faute d'avoir tenté de le raisonner." Elle lui avait envoyé une beuglante soigneusement rédigée par jour quand il lui avait appris ses fiançailles avec la sang-de-bourbe. "Ce n'était qu'une question de temps avant qu'il... Enfin, j'imaginais la possibilité qu'il s'abstienne, il a ses enfants après tout." Reconnaître à haute-voix qu'elle savait qu'il aurait fini par trahir pourrait passer pour du copinage, surtout qu'elle n'avait rien fait pour l'en empêcher ou le dénoncer. Mais vrai que les petits auraient du le retenir. Savait-il au moins dans quelle position ils les mettaient ? Et à elle de rattraper le coup, il était hors de question que ses petits-enfants pâtissent trop de la disparition de leur père. "Mais ça ira" ajouta-t-elle, autant pour Lazarus que pour elle-même. Tout finissait toujours par s'arranger, son apprenti en savait quelque chose avec la sombre affaire autour de son père d'ailleurs et Frida savait qu'elle pouvait compter sur lui, au moins par juste retour d'ascenseur.