Le soir même où ils sont arrivés, tu as entouré plusieurs fois leur nom à l’encre verte sur ton carnet.
Ce carnet ridiculement petit pour tes mains, pour tes yeux aussi peut-être bien, alors que tu arrives à tout y lire. T’en voudrais pas un plus grand ? Que t’as déjà entendu dire. Mais est-ce que tu as vraiment envie que les autres sachent ce que tu y écris ? Pas vraiment. Plus petit il est, plus tes secrets seront gardés, semble t-il. Ces mêmes secrets qu’Alexis semble mieux connaître que toi, ou que Tao te rappelle sans arrêt. À se demander si c’est vraiment le carnet qui est ridicule, ou bien toi.
Toujours est-il qu’ils sont revenus.
Pas tous, pas toutes, mais certains d’entre eux ont remonté le fil d’or et ont retrouvé le cirque, piqué en plein monde moldu, tout en étant caché d’eux. Des années difficiles à se dire qu’ils ne reviendront plus, qu’on les a emmenés à Azkaban sans aucune autre forme de procès, ou pire encore. Existait-il seulement pire que cette prison ? Pire que les hurlements stridents et effroyables des Détraqueurs ? C’est ce qu’on raconte, mais tu n’y es jamais allé. Du moins tu ne t’en rappelles pas — il paraîtrait que les seules prisons que tu aies connues dans ta vie sont moldues, et qu’il fait bien meilleur à y vivre. Les plateaux repas ne sont certes pas bien garnis, mais dans cette tour solitaire en plein milieu d’une mer tourmentée, il n’y aurait certainement pas mieux à se mettre sous la dent. Cet endroit a alimenté depuis toujours les cauchemars des enfants doués de magie ou qui en ont entendu parler par leurs proches, mais aussi de ceux qui y ont déjà séjourné.
Et malgré tout, ce n’est pas cet endroit-là qui a alimenté ceux des survivants.
Ces derniers reviennent d’ailleurs, disent-ils, il y a bien un nom qui dégouline de leurs lèvres, mais ils le ravalent aussitôt comme une mauvaise bile dont on ne peut pas se défaire. Une bile qu’il vaut mieux garder pour soi plutôt que de cracher par terre.

Mais ce que tu notes cette nuit-là, la deuxième après le retour des premiers — il y en a d’autres, et Artémis est arrivée aujourd’hui ; c’est bien ce qu’a relevé Fel : il y a quelque chose qui ne va pas dans leur flux magique.
C’est que tu as beau avoir vécu auprès des créatures magiques pendant le clair de ton existence, tu as aussi été beaucoup plus enclin à fréquenter, a priori, les moldus et leur monde. La magie, tu l’utilises, bien sûr, mais aujourd’hui, plus que jamais, elle n’a pas un impact considérable sur ton existence. Pour ainsi dire, tu as l’étrange sensation de si peu la connaître que tu te demanderais encore ce soir pourquoi tu es là. Pourquoi tu n’es pas derrière la barrière magique qui protège et invisibilise votre campement. Pourquoi, peut-être, tu n’exprimes pas un réel engouement à miner ce filon qui pourrait t’apporter beaucoup. Tout ce que tu fais de magique semble t’être revenu comme la pratique du vélo ou du chant, qui, il est vrai dans ton cas, ne s’oublie pas. Et c’est peu, comparativement à ce que tu t’imagines des autres sorciers. Tu ne te considères même pas comme un sorcier, même pas la moitié d’un. Peut-être parce qu’on t’a beaucoup volé ces dernières années. Peut-être parce qu’un jour qui se lève, qu’une nuit passée, signifie oublier.
Tu ne sais pas trop quoi en penser. D’ailleurs, demain, tu repenseras à la même chose, car tu auras oublié que tu y as réfléchi avec autant de profondeur.
Non, demain, tu te souviendras : tu écris quelques lignes. Elles sont assez tristes à écrire, ces lignes, mais ne le sont-elles pas toutes ? Elles aussi sont des rescapées.

À tes pieds il y a la tête du dragonneau-fée qui ronfle — c’est qu’il n’est plus habitué à ne plus te voir dans son box la nuit. Puisque ces dernières nuits, tu veilles. Pas seul, bien sûr, et vous vous relayez ; mais tu veilles. La personne qui a fait son quart te souhaite une bonne nuit, et de l’appeler s’il y a besoin de quoi que ce soit. Chose à laquelle tu réponds seulement par un hochement de tête et un regard qui la suit, un peu dans le vague. Pendant cinq minutes tu es au calme avec le crépitement du feu et ton crâne sans couvre-chef laissé aux étoiles. Avec le ronflement du dragonneau, dont la tête est collée à ta chaussure qui fait d’ailleurs, sans surprise, la même taille.

Et même ça te repose.

Tu laisses tes lignes quelques instants de plus et regarde le petit dormir, son cuir changeant de couleur au gré des lumières. Longtemps ils se sont demandé s’ils ne devaient pas l’appeler le dragon-caméléon, mais la rime étant ce qu’elle est, ils ont préféré rendre cela différent. Les fées ne sont pas toutes farceuses ou bienveillantes, et certaines d’entre elles ont une poudre qui fait jouer les couleurs. Les écailles souples du petit - qui n’est pas si petit - ont l’air d’avoir été touchées par cette poudre dès la naissance, raison pour laquelle le moindre changement colométrique environnant fait basculer les teintes, les transitions se créant par douces vagues. Et ce même en dormant. Chez lui, c’est pourtant plus lent que chez ses pairs.
Les dragons-fées ne sont pas les plus farouches, et se font même attaquer par les autres races, dont les wyvernes, qui n’éprouvent aucun scrupule à se nourrir de leur chair. La nature étant bien faite, ces variations de couleurs, plus poussées encore qu’un caméléon moldu, ce système de défense lui a permit de survivre pendant de nombreuses, très nombreuses années. Se cacher des prédateurs est crucial, surtout à un si jeune âge. Aussi, lorsque tu l’as récupéré blessé il y a de cela neuf mois, et remarqué que sa magie ne lui permettait plus vraiment d’assurer ces transitions de teintes, il n’aurait pas survécu longtemps.

Alors il pourrait bien ronfler encore un peu plus fort, le savoir en sécurité te suffisait amplement.

Soudain des battements d’ailes se font entendre, puis des serres s’accrochent au tissu de ton épaule. Yoyo est là. Une entrée en scène qui annonce l’arrivée de Tao, Tao qui arrive justement, puisque c’est son tour de veiller avec toi. (Tu lui flattes le bec doucement, il hulule comme un camion.) (En même temps, tu vas chercher la trogne de ton sidekick du regard.) Ça, tu t’en rappelles, heureusement, tu n’irais pas lui demander pourquoi il n’arrive pas à dormir. À moins que… ? À moins qu’il ne soit là pour veiller sur toi. As-tu mangé ce soir ? Tu ne t’en rappelles pas. Peut-être que oui… ou peut-être pas.

"Ça va ?" que tu demandes juste, parce que c’est le plus important qui soit.

"Uh ? Ah. Euh, ouais." c'est étrange comme Tao a l'air à la fois plus lucide que toi, et tout aussi confus. C'est que tu as l'habitude de l'entendre poser mille et une questions et débiter aussi vite qu'il remue. C'est assez étonnant qu'il se promène avec un hibou, d'ailleurs, n'en déplaise à Yoyo : il avait tout l'air d'un papillon. Toujours à virevolter à droite et à gauche, prompt à aider son prochain comme s'il s'agissait de son propre bien-être. À moins qu'il ne réserve ces traitements qu'aux autres, ce qui est tout à fait possible aussi. Tu ne t'en rappellerais de toute façon pas, tu ne pourrais donc pas réellement comparer. Son hoodie a beau ne pas être d'une couleur des plus flashys - c'est qu'il sait parfois se fondre dans le décor, comme Babette - il ne te vient pas un seul instant où tu ne trouves pas Tao coloré.

Tu ne parviens pas à mettre un mot dessus pour autant, mais tu t'étonnes - un peu, un soupçon - qu'il ne soit pas plus enjoué que d'habitude. Pendant quelques fractions de secondes, tu ne sembles plus te rappeler de ce à quoi tu songeais un peu plus tôt, à savoir les autres qui étaient revenus de l'Enfer.

Et celles qui suivent encore te rappellent au pourquoi tu associais le mot couleur au garçon, ses cheveux virant d'une teinte à l'autre, copiant tout bêtement les variations colorimétriques du cuir de la dragonne-fée. Ça y est, tu te rappelles ; et l'anxiété à peine naissance s'est apaisée. "Il a l'air en forme." are you ?
La question étant : qui d'autre que Babette pourrait être en forme ici ?
Cette question qui, tu dois bien l'avouer, te terrorise presque autant que de ne plus te rappeler. Tu ne percutes pas tout de suite, mais il utilise le masculin. Tu vas pour formuler une pensée, mais une fois encore, Tao est plus rapide et te la cisaille d'emblée. "Hey big boy. — C'est une fille, tu sais." C'est pas dit méchamment, mais avec ta grosse voix monocorde comme jamais ce soir, cela donne l'impression que la montagne se réveille, ni plus ni moins. Tu allais ajouter que ce n'était pas grave, que Babette pouvait très bien être porté par un dragonneau mâle ; d'ailleurs la possibilité de t'être toi-même trompé t'as également effleuré.

"T'as mangé ?" qu'il te dit aussitôt, comme une contrattaque un peu trop habile pour toi, si tard le soir. Tes sourcils se froncent perceptiblement à l'énonce de cette phrase, un froncement de sourcils devenu caractéristique de toutes ces fois où tu cherches à savoir, cherches à te rappeler ce que tu devrais réellement savoir. Quelque chose d'aussi banal que d'aller aux toilettes ou de dormir. Peu après, et tu étais bien le seul à y être sensible, l'anxiété piquait bien souvent ton myocarde et voilait ton regard d'une inquiétude quiète.
Maintenant, tu essaies de cacher cette perte de repères, même si elle ne dure parfois qu'une minute. Tu essaies et ta façon de faire est tout à fait exceptionnelle : baisser les yeux vers l'animal qui te colle au plus près, à savoir Babette dans le cas présent. Et quand tu ne te rappelles vraiment pas, tu dis un truc comme "Je crois." c'est ça le positif, c'est de ne pas avoir faim au moment où il te dit ça ; d'ailleurs, tu te demandes parfois si c'est possible que ton estomac lui-même oublie d'avoir faim. Tu ne t'y connais pas assez, mais il faudrait que tu poses la question au premier médecin que tu daignerais trouver. "J'ai pas faim, en tout cas." voilà, c'est mieux de lui dire, avant que ça ne disparaisse dans le vide.

Réflexe pour noyer le poisson, tu rajoutes aussitôt. "T'as mangé toi ?" d'un ton tout aussi direct, attendant une réponse sincère sous ton air de grand frère. Parfois, tu crois, il fait une drôle de tête quand tu lui rétorques aussi vite, aussi bizarrement que ça. Big Mak ne se tait pas toujours, de toute façon ; même quand ce ne sont pas des créatures avec qui parler.

Entre temps, durant ta réflexion, Tao t'a déjà posé une autre question, mais c'est comme si ton esprit devrait procéder plus lentement que les autres, malgré tes réactions plus ou moins rapides. Faire de son mieux, c'est déjà assez, aurais-tu dit dix ans plus tôt. Tu aurais sans doute ébouriffé les cheveux de Mite et vous seriez parti en combat de catch improvisé dans votre jardin, en faisant à peine attention de ne pas écraser les indénombrables animaux domestiques qui traînaient là. Ces souvenirs, pourtant, tu ne t'en rappelles pas. Par contre, l'odeur de son gel douche moldu aux fruits, tu t'en rappelles. À chaque fois que tu sens à nouveau cette odeur, ce qui n'arrive pas si souvent il est vrai, tu es alors plongé dans un puits de tristesse innommable. Incapable de rattraper un souvenir précieux qui s'en va.

Artémis. Souvenir difficile, présent douloureux, tu te replaces là où tu dois demeurer.

Quelques secondes, même si de cela, tu t'en rappelles très bien, maintenant. Tu as l'air préoccupé. "Non…" c'est qu'elle n'a pas très envie de parler, Artémis. Et tu n'as pas envie de l'embêter. Toi aussi, tu n'as pas trop apprécié qu'on vienne te harceler de questions une fois réveillé. Tout ça pour quoi ? Pour les oublier par après.
Tu as l'air préoccupé et ta vulnérabilité s'échappe un peu d'entre tes lèvres, car cela te touche particulièrement, leurs sorts sacrifiés. "Je sais pas comment faire." tu ne lui demandes pas conseil, mais il ne serait pas étonnant que Tao te donne des conseils à ce sujet. À moins que lui aussi ne sache pas y faire, car la situation est tout de même particulièrement épineuse, voire délicate.

Babette s'arrête de ronfler un instant, ouvre un oeil, lève la tête et se lèche un peu les crocs avant de se replacer un peu mieux. Ces quelques secondes te déconcentrent, et tu reprends, comme pour rassurer Tao sur tes intentions.

"Je lui ai dit que… j'étais là." pas mal, qu'il dira. Peut mieux faire, que tu dirais. "C'est idiot puisque je suis forcément là." et que tu le resterais, au demeurant. Elle te voit, elle sait que tu es là, c'est un fait. Parfois tu ne comprends même plus pourquoi tu dis ça. Pourquoi tu as dit ça. Comme tu te sens con parfois. T'espères que tu l'étais moins que ça, avant.