Il serait peut-être temps que tu essaies de comprendre ce qu’il s’est passé entre Dan et Silver.
C’est ce que tu te dis en préparant à manger, pour deux.
Pour deux.

Tu n’arrives pas encore à réaliser. Ça fait quoi, deux ou trois semaines déjà que Dan est venu vivre dans ta partie de la maison, après une discussion houleuse avec Silver. Tu ne sais pas vraiment ce qu’ils se sont dits, mais tu as compris qu’il y avait quelque chose qui n’avait pas plu à Dan, puisqu’il a décidé de venir vivre avec toi plutôt qu’avec son père.
Et même si ça a bien sûr occasionné un sentiment d’accomplissement soudain (couplé à -il faut bien le reconnaître- une inquiétude brutale -parce qu’à être aussi proche et à vivre dans tes pattes, il risquait de se rendre compte de certaines choses que tu préférais qu’il ignore encore), tu ne peux t’empêcher de t’interroger sérieusement sur les raisons d’un tel choix. Jusqu’à présent, tu n’as pas trouvé le temps de le coincer et de lui tirer les vers du nez, mais alors que les effluves du pulao au poulet te ramènent dans une période plus apaisée entre Silver et toi, tu te dis que ça serait bien, d’arrêter de procrastiner.
Tu ne peux pas t’empêcher de supposer à cet instant que si Dan a coupé les ponts avec son père, c’est que quelque chose de sérieux se trame, et tu n’es pas aveugle au point de considérer que la proximité que ton fils entretient avec une jeune hybride aquatique n’a rien à voir avec cela.

Oui, parce que bon, tu n’es pas née de la dernière pluie.
Il faut bien reconnaître que tu n’as pas beaucoup hésité avant de remonter le temps pour filer le train à ton rejeton t’ayant affirmé avec une conviction presque sans faille (presque, c’est bien ça qui t’avait mis la puce à l’oreille) qu’il allait voir des amis de Poudlard (et pas, simplement, ce brave Nahel que tu connaissais par cœur et que tu avais vu récemment dans un songe étrange) sur le Chemin de Traverse et qu’il ne fallait pas l’attendre pour dîner, quelques jours plus tôt. Ça n’avait pas été très compliqué d’ailleurs de te rendre compte qu’il n’était pas allé du tout là où il t’avait dit (quelle surprise, vraiment !) et ça ne t’avait pas vraiment fait plaisir de constater l’ampleur du mensonge à l’instant où le triangle bleu sur la joue droite de la jeune personne aux côtés de ton fils était apparu dans ton champ de vision.

Si vous aviez mis les informations dont vous disposiez en commun, Silver et toi auriez sans doute pu reconstituer toute l’affaire, mais vous aviez remis de la distance l’un entre l’autre (d’abord à cause de vos obligations respectives, et peut-être que maintenant, c’était lui qui te faisais la gueule -ou toi qui évitais d’être associée à lui pour ne pas faire foirer l’occasion trop bonne d’avoir une relation avec ton fils ?). Résultat, il allait falloir tirer l’affaire au clair seule.
Et quoi de mieux qu’un bon dîner en tête-à-tête pour ce faire ?

« Daaaaan ! Viens mettre la table, s’il te plaît ! On mange dans deux minutes ! », l’appelles-tu comme tu le fais donc depuis ces quelques semaines, en essayant de ne pas trop t’y habituer (aussi vite était-il venu, aussi vite pouvait-il repartir). Repérer sa grande silhouette dans une pièce alors que tu rentrais du Ministère était toujours quelque chose d’étrange. Il avait fallu revoir ton organisation du temps et surtout tes pratiques répréhensibles, si bien que tu t’efforçais encore plus maintenant qu’avant de n’user du retourneur de temps à ton cou qu’une fois hors de chez toi. Te retournant pour le suivre des yeux alors qu’il fait sa part du boulot, tu t’attardes à détailler ses traits de jeune homme (quoi ? Y voir des similitudes avec son père ? Pfeuh). La cohabitation avait eu du bon sur une chose d’ailleurs : tu avais cessé de te le représenter avec sa figure pouponne de gamin de 7 ans, ce qui était une avancée non-négligeable. Pour autant, tu restais encore bien maladroite sous certains aspects et quinze/vingt jours n’allaient pas changer grand chose sans un grand effort de ta part. « Comment s’est passée ta journée ? Tu t’es bien amusé ? » Bah oui, évidemment qu’il s’amusait, dans ce stage en architecture qui n’avait rien de vacances ! « Au top ! » aurait dit ce bon vieux Antonin en riant. À l’instant où les mots franchissaient tes lèvres, tu savais déjà que t’avais perdu une occasion de te taire. (quelle idée d’ailleurs de le laisser faire son stage chez les Strugatsky, of all people) Ça commençait bien, cette soirée mère-fils !

Tu aimerais être plus à l’aise en présence de Dan. Tu voudrais ne pas avoir l’impression de devoir surveiller tout ce que tu peux dire ou faire en sa présence, sous peine de révéler des aspects de ta vie professionnelle qu’il vaut mieux qu’il ignore. Non pas que tu aies honte de cette double (triple) vie qui est la tienne, mais plutôt que tu voudrais en tenir ton fils éloigné autant que possible, même s’il semble vouloir y mettre les pieds de façon délibérée. (Bosser pour la façade officielle des Strugatsky est par exemple une activité problématique, même s’il a l’air d’ignorer encore tout de leurs actions hors-la-loi.)(Pour le moment)

Mais résultat, à trop surveiller tes paroles et tes gestes, à te retenir de laisser pendouiller ton retourneur de temps hors de tes vêtements comme tu le fais d’habitude lorsque tu es seule chez toi, à t’empêcher même de t’effondrer pour une micro-sieste sur ton canapé en te fiant à l’efficacité de ta montre magique, tu fatigues, tu n’es absolument pas naturelle et tu n’arrives pas à être la mère que tu voudrais être. Il y a encore une marge d’amélioration sur ce terrain. Alors quand tu lui demandes s’il s’est amusé, tu sais, tu en es parfaitement consciente, que ça renvoie l’image d’une mère s’adressant à son enfant en bas âge qui rentre de l’école, et pas à une discussion de fin de journée avec un jeune adulte.
Merlin, encore maintenant, après presque trois semaines, tu te surprends à le trouver majeur.
Silver a eu le temps de s’y préparer, à le voir grandir chez lui. Toi, avec ces sauts de puce d’année en année, entre chaque repas avec Dan, tu ne percutes pas et ça te laisse le cul entre deux chaises, branlantes et inconfortables.

Tu hoches la tête tandis qu’il te raconte sa journée, un instant songeuse sur le « plein de trucs à faire » que Miss Strugatsky a pu envisager, et tu laisses un sourire attendri étirer tes lèvres à son commentaire. Ton regard s’attarde davantage sur lui lorsqu’il parle de « potes » sans préciser les noms. Comme si le regarder avec intensité te permettrait de percer ce baratin qu’il te sert sans honte ni hésitation. Ça fait quelques temps qu’il n’a pas nommé Nahel et tu commences à t’inquiéter, à ne pas savoir s’il sait que son meilleur ami est au plus mal, ou s’il a choisi de ne pas se confier là-dessus. (Tu ne saurais pas dire quelle option a ta préférence, d’ailleurs)
Mais pas le temps de creuser davantage, car il te retourne la question. Tu hausses les épaules, mais choisis soigneusement tes mots -et surtout les éléments que tu veux bien partager avec lui, sans avoir l’air de lui cacher quelque chose. Après tout, depuis vingt-cinq, non, trente ans (!), tu sais baratiner sans te trahir (reste que quand c’est ton fils, tu as un peu plus de scrupules, peut-être) : « Oh tu sais, la routine : deux réunions du département, et des traductions à n’en plus finir... » Tu dis ça avec un sourire en coin, l’air de dire que c’est franchement pas passionnant. Tu concèdes néanmoins un : « Heureusement, j’ai réussi à déjeuner avec une amie, alors que ça faisait quelques temps qu’on n’arrêtait pas de reporter ! Je t’en ai peut-être déjà parlé, de Saracita : c’est une Américaine comme moi, qui est venue travailler à Londres. On s’est connues après Ilvermorny et on s’était un peu perdues de vue. » Difficile de lui expliquer par contre que Sita et toi vous êtes connues pendant un shooting de mode, en lingerie, tu redoutes de le voir devenir tout rouge de gêne. Tu te gardes bien, en tout cas, de lui raconter qu’en plus de cette routine officielle, tu as aussi remonté le temps pour une réunion avec le lieutenant des Black Axes et mené un interrogatoire pour les Hands avant de rentrer. Peut-être que ça l’intéresserait plus, certes, mais tu ne cesses de penser que ce monde n’est pas pour lui.
Qu’il ne comprendrait pas.
Que te savoir membre du crime organisé serait sans doute la goutte d’eau de trop.
Déjà que tu n’as pas une énorme marge de manœuvre...

Regardant quelques secondes la casserole où fume le repas, tu reprends la cuillère en bois qui tournait toute seule pour bien racler le fond et être sure que rien ne brûle. Ce faisant, tu lui glisses un regard en biais, comme pour essayer de jauger son humeur à la dérobée, tenter de comprendre ce qu’il peut penser. « Bon, on va dire que c’est cuit. » D’un geste de la baguette, la cuisine s’immobilise, cessent de brinquebaler et la casserole lévite des fourneaux jusqu’à la table. Une fois vos deux assiettes servies, tu te rends compte que tu en as plutôt fait pour trois, mais tu ne cherches pas à te l’expliquer, ni même à t’attarder sur ce constat. Certes, ton regard glisse immanquablement sur la porte de communication, mais tu t’efforces de revenir dans l’instant présent, avec Dan. Il s’agirait de se concentrer.
Alors que tu souffles sur la première bouchée, qui fume et est trop chaude, tu l’interroges, tranquillement : « Tu as des plans, pour ce week-end ? » On est mercredi, tu te dis qu’il y a une chance pour qu’il soit encore là d’ici trois jours. « Il y a un match qui a l’air pas mal samedi, et je me disais qu’on pourrait y aller tous les deux, si ça te dit... Voire avec Nahel,  s’il est disponible et que tu as envie de lui proposer. »
Ça manque peut-être de subtilité, à être lancé comme ça, sans introduction ni rien, mais à un moment, tes rêves ne peuvent pas tout te dire, alors il faut creuser. Et tant pis si ça lui met la puce à l’oreille.

T’as beau essayer de te rassurer, de te dire qu’il a choisi de venir vivre chez toi, plutôt que de rester chez son père, t’es pas complètement sure qu’il ne va pas se barrer aussi sec et retourner chez son responsable légal (enfin, son ancien responsable légal, vu que Monsieur Dan a dix-sept ans). Rien dans l’attitude de ton fils ne t’indique qu’il est définitivement à l’aise avec toi (ce qui transparaît est plutôt le contraire), et rien dans les années passées ne te permet de supposer que ce jeune homme va rester jusqu’au bout et que son père ne va pas trouver un moyen de le récupérer.

Silver...
Le visage de ton époux s’impose de nouveau à ton esprit et tu restes convaincue qu’il est nécessaire que tu comprennes ce qu’il a bien pu se passer entre les deux hommes de ta vie (même si tu te refuses de penser ainsi, parce que l’un est plutôt encore un jeune homme, et que l’autre est... ugh). D’où la proposition d’aller voir un match à deux, ou trois, qui surgit comme une tentative de retisser du lien avec ce fils éloigné. On fait ce qu’on peut avec les moyens du bord.

Et ça fait mouche.
Alors que la mention de Saracita n’avait pas vraiment déclenché de réaction intéressée, tu vois une nouvelle lueur dans les yeux de Dan qui sort de l’espèce de désintérêt dans l’évocation de ses plans pour le week-end. « Un match ? Un match de hockey ?! - Non non, un match d’échecs sorciers — évidemment, du hockey magique ! » ironises-tu pour démarrer avant de le détromper aussi sec, pour être certaine que vous vous comprenez. Ça a l’air de le décider en tout cas, et c’est un sourire sincère qui étire tes lèvres alors qu’il semble faire une place dans un agenda mental pour se rendre disponible. Nahel ne semble malheureusement pas disponible et ça ne fait que confirmer l’inquiétude que tu as à l’égard du meilleur ami de ton fils : quelque chose pue, mais tu creuseras ça plus tard, ne serait-ce que pour apporter une réponse à Dan.

Dan qui n’a pas l’air d’avoir compris que ça te faisait plaisir de passer du temps avec lui, parce qu’il te laisse déjà une porte de sortie : « Dis pas de bêtises, voyons ! » Tu pourrais dire que pour une fois que tu peux passer du temps avec lui, tu ne vas pas t’en empêcher, mais il pourrait prendre ça pour un baratin (à tort), ou croire que tu dis ça parce que tu veux lui faire plaisir. « J’arriverai à boucler mes dossiers avant samedi, et au pire j- » Tu retiens une pseudo-blague sur le fait que tu n’auras qu’à remonter le temps pour gérer, parce qu’il serait capable de voir clair dans ton jeu (après tout, il est loin d’être bête), et tu te rattrapes : « Oui, au pire, j’irai dimanche. avant de préciser : Pendant que tu verras tes amis. »

Tu reprends une bouchée et tu en viens à te demander si c’est le bon moment de l’interroger. Fondamentalement, tu es sure et certaine qu’il n’y aura jamais de bon moment pour lancer un quelconque interrogatoire (et puis il n’y a pas Silver pour jouer au bon cop et essayer d’obtenir des aveux d’une manière plus douce). Mais ça t’inquiète quand même.
Plus ça va, plus tu peines à trouver un angle d’attaque, hésitant sur la marche à suivre et la première question à poser. À l’espionner comme tu as pu le faire, tu as l’impression d’avoir compris certains éléments, mais tu es loin de connaître toute sa vie, et de cerner toutes les implications et les profils de ceux et celles qu’il peut côtoyer. Alors plutôt que d’attaquer de plein front la montagne impossible à gravir qu’est la brouille entre Dan et Silver, tu commences par un flanc plutôt pacifié : celui du secret que vous partagez, qu’il t’a forcé à garder contre toute raison, relatif à son entraînement clandestin pour devenir animagus. « Tiens, d’ailleurs, ils le savent, tes amis, que tu t’entraînes à te transformer en hirondelle ? » La question est rhétorique, la réponse attendue (négative) évidente, simple vérification qu’il reste discret avec ces éléments sensibles, comme tu savais qu’il avait été plus ou moins discret sur son don de métamorphomage (pas faute de l’avoir tanné avec ce principe pendant des années). (Bon, tu te demandes quand même s’il n’aurait pas craché le morceau à une certaine personne tatouée à la joue, et la perspective n’est pas sans t’inquiéter...) « Non parce que si tu as besoin qu’on transplane un peu loin pour que tu puisses voler sur de plus longues distances, et te dégourdir les ailes, on peut aussi faire ça, plutôt que d’aller assister au match. Ça fait longtemps que tu ne m’as pas montré tes progrès, donc bon... » C’est un des derniers matches de la saison de toute façon, les joueurs sont sur les rotules de ce que tu as lu, mais tu restes quand même persuadée que le match peut être sympa, s’il en a envie. « Comme tu préfères... » Tu feras ce qui lui plaît, du moment que tu peux passer quelques temps avec lui, à grappiller tout ce que tu peux comme moments mère-fils, hélas certaine qu’un jour viendra où il retournera dès l’autre côté de la porte de séparation.

Il a l’air content à l’idée de passer du temps avec toi. C’est curieux, cette incertitude que vous avez, l’un envers l’autre. Comme si vous étiez des étrangers. Comme si, à avoir été tenue écartée de lui pendant des années cruciales de son enfance, tu ne le connaissais plus. Comme si tu ne le reconnaissais pas. Et l’inverse était vrai, vu comment tu lui cachais tant de choses sur ta vie : en effet, les deux tiers de ta vie lui étaient terra incognita. Il ne te connaissait pas, pas vraiment du moins. Peut-être qu’il aurait fallu que tu te révèles à lui, maintenant qu’il était majeur, non ?
Mais non.
Comme tu le dirais à Brygida Strugatsky d’ici quelques jours, il était hors de question de l’entraîner dans les méandres du crime organisé, même si c’était sans doute un peu plus glamour que ton boulot chiant au Ministère de la Magie.

Les trucs chiants, c’était quand même une merveilleuse solution pour éviter qu’il creuse trop dans vos mensonges. Comment vous vous étiez rencontrés avec SIlver ? Oh, par des amis communs, rien de très intéressant. Ce que tu faisais tout le temps où tu ne le voyais pas ? De la paperasse et des traductions au sein d’un service chiant de la Coopération Magique. Vraiment, rien de glamour. Ce que t’avais fait avant de venir en Angleterre ? Des études longues et chiantes. Surtout pas de mention de tes photoshoots de lingerie, surtout pas de mention de ton recrutement par la WUSS.
Non, vraiment, logique qu’il n’ait pas spécialement envie de te connaître, vu comment tu t’étais drapée dans une existence aux apparences particulièrement inintéressantes.

Mais bon, il avait quand même envie de passer du temps avec toi, apparemment, donc ça te rassurait dans un sens.
Tout n’était pas totalement perdu.

Cela dit, maintenant que tu l’avais interrogé sur sa discrétion vis-à-vis de son entraînement pour devenir animagus, peut-être qu’il allait se renfermer (bad move, Gina, te morigènes-tu un bref instant). Car oui, il se ferme, comme une huître, c’était presque couru d’avance. « J’ai plus huit ans, je sais que si je me fais choper c’est la merde, Et puis ça empire : Même Silver n’en sait rien. » Stupéfaite, tu ne peux pas empêcher tes yeux de s’écarquiller un peu trop alors que tu le dévisages instantanément.
Come again, il a dit quoi, là ?
S i l v e r ??
???

Tu l’as déjà entendu dire ton nom ponctuellement, pas plus tard que la dernière fois (la seule fois) où tu es venue à Poudlard pour gérer une monumentale connerie de sa part, mais jamais tu ne l’as entendu dire « Silver » à la place de « Papa ». Ça pue. Et, comme s’il sentait ton regard sur lui, il regarde son assiette et évite de croiser tes yeux. Bien sûr, tu reprends contenance et tu lui proposes une séance d’entraînement, comme si de rien n’était, parce que tu as appris à donner le change pour tout et n’importe quoi, même face à ta progéniture, mais Silver, vraiment ? Ça tourne à fond les ballons, tes méninges, là. Et tu as beau répondre sans y réfléchir un « Parfait, on ira donc voir le match. » enthousiaste, à l’intérieur tu n’en mènes pas large. Le sourire qui s’esquisse sur tes lèvres lorsqu’il propose de remettre à une autre fois la démonstration discrète de ses prouesses est de façade, parce que les secondes passent et, avec elles, enfle en toi un sentiment d’urgence et d’obligation : tu ne peux pas laisser passer un jour de plus sans savoir ce qu’il s’est passé. Et puisque tu ne te vois pas aller chercher des poux à Silver alors qu’il doit t’en vouloir d’avoir récupéré Dan en profitant de leur brouille éphémère, tu sais bien qu’il va falloir tirer les vers du nez de ton rejeton.
Parce que bon, là où tu te disais au départ que ça ferait les pieds à ton ex-mari, maintenant tu avais l’impression d’un gouffre sans fond que tu n’avais pas anticipé, malgré tes rêves prémonitoires qui auraient quand même dû te mettre sur la piste (mais ils te montraient trop souvent des escapades de Dan ou des moments périlleux dans la vie professionnelle de Silver pour que tu décides de t’y fier en ce moment).

Ce n’est pour autant que lorsque vos assiettes sont finies et que tu les as fait voler jusque dans l’évier où elles se lavent toutes seules que tu croises les bras contre ton buste et que tu te penches vers ton fils en te raclant brièvement la gorge, l’air un peu inquiet (sachant que le « un peu » en apparence correspond à une inquiétude puissance mille en réalité). Tu t’humectes les lèvres, inspires et essaies d’ouvrir la discussion : « Mon chéri…, dis-tu doucement pour l’inviter à te regarder vraiment. Sauf que lorsque tu croises ses prunelles sombres, tu te défiles en te levant : Tu veux une tisane ? Je vais m’en faire une. » Non, ce n’est pas ça que tu dois dire, tu le sais pertinemment mais quelle légitimité as-tu à lui demander des éclaircissements sur la relation père-fils qui semble altérée ? C’est ce que tu as peur qu’il ose te répondre si tu commences à creuser… Et en même temps, tu ne peux pas ne pas comprendre, ne pas savoir ce qu’ils ont pu se dire de si horrible qu’il y a quelque chose qui te semble brisé (ou peut-être simplement tordu, pour l’heure). Alors, tandis que tu reviens en faisant flotter la tisane jusque vers la table, tu te rassieds et tu reprends, sérieusement : « Dis-moi… Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ton père ? Pas que je ne sois pas heureuse que tu sois là, avec moi, bien au contraire, je suis ravie que tu sois ici, mais… Enfin… Allez, tu peux le faire ! Tu arraches la vérité à des types plus que récalcitrants pendant des interrogatoires pour les Black Hands, tu peux bien demander à ton fils des éclaircissements, non ? Disons qu’à un moment, j’aimerais bien savoir ce qu’il a bien pu faire… de pire que d’habitude j’entends… » Tu marches sur des œufs en avançant dans cette route tendue d’embûches, et en même temps tu t’interdis de rebrousser chemin, pas alors que tu as trouvé la détermination (et le courage aussi, un peu), pour interroger ton fils sur un sujet que tu savais sensible.