Des mois qu’elle courait pour sa vie et la sensation était toujours aussi désagréable ; le monde semblait sur le point de s’écrouler autour d’elle, le ciel paraissait au bord de l’implosion et prêt à les écraser sous son poids – d’un côté, l’horizon était fardé de nuages noirs, tout autour, une fumée âcre traînait dans son sillage les vestiges d’un brasier. Perdita n’était pas blessée mais elle sanglotait, à moitié suffoquée par les hoquets et les larmes qui roulaient sur ses joues. Il y avait eu des morts, ou plutôt, Joy était morte devant et elle n’était probablement pas la seule à avoir succombé cette nuit. D’aucun s’en seraient douté, mais Perry espérait toujours que tout irait bien. Ça aurait dû être le plus beau jour de leur vie, celui de la fin de leur calvaire, et pourtant des gens mourraient encore sur l’île.

Le bateau était apparu, providentiel et immense, beau comme elle n’aurait même pas pu l’imaginer en rêves. Malgré ses poumons déchirés et sa gorge prise en tenaille, la sorcière accéléra, freinée par le sable sous ses pieds. Un vent de liberté soufflait sur la plage et son cœur battait à un rythme effréné – c’était fini. Enfin. Peut-être – Où étaient les autres ? Elle regarda autour d’elle, s’assura de la présence de ceux avec qui elle avait fait face aux chasseurs. Ils étaient en vie, sauf Joy, mais Joy n’aurait plus à avoir peur désormais. Perdita essuya ses joues avec le bas de son T-shirt, frotta ses yeux du plat de la main et attendit que son tour de monter à bord du bateau ne vienne. Ses iris s’activèrent à la recherche de personnes qu’elle connaissait : d’autres prisonniers, des gens de l’Ordre (elle en connaissait peu, mais peut-être que Ginny était dans le coin.) Ginny ou Winston. A cette pensée, son cœur partit pour un nouveau tour de montagne russe et son appréhension grimpa en flèche. Winston était forcément venu, il n’aurait raté la libération pour rien au monde, elle le savait au plus profond d’elle-même.

Elle s’écarta du groupe de rescapés pour soustraire à sa vue les épaules et têtes trop larges qui faisaient paravents. Est-ce qu’il allait la voir ? Est-ce qu’il était déjà arrivé ? Et s’il était blessé ? Perdita sentit une nouvelle vague d’angoisse l’envahir, amenant avec elle un flot de larmes Avant ce soir, elle pensait à Winston en sécurité dans une planque quelconque, au chaud et bien nourri, probablement occupé à faire des blagues à ses colocataires. Maintenant elle voyait des résistants blessés, des gens soutenant d’autres personnes pour qu’elles puissent atteindre le navire, et son frère n’était pas là. Elle explosa en sanglots, des mois de larmes contenues ou réprimées pour ne pas ajouter à la peine des autres, des larmes versées pour elle dont la vie s’était arrêtée le jour de sa capture, pour ses proches qu’elle ne verrait plus et pour tous ces gens qui souffraient. Elle était sauvée ou presque, mais les autres ? Et Winston ? Et Esme ?

Elle regardait les survivants agglutinés pour monter dans le bateau mais les voyait à peine derrière le rideau de larmes. Ils formaient un amas compact et grouillant. Elle était pétrifiée par un mélange confus de soulagement, de tristesse et de peur. Elle allait s’en sortir et après quoi ? Elle n’avait plus de maison, plus de but, plus rien. Soudain, quelqu’un se matérialisa à côté d’elle et il lui suffit d’un coup d’œil pour le reconnaître. Qu’elle ne l’ait pas vu depuis neuf mois ou neuf jours était la même chose, c’était Winston et elle l’aurait reconnu au milieu d’une tempête de sable. Elle se nicha dans ses bras, perdue entre le soulagement et la confusion. Finalement, il lui restait bien quelque part où aller : tant qu’il y aurait sa famille, elle aurait un foyer, peu importe où celui-ci se trouvait.

- Je l'savais, je l'savais

Perdita s’essuya le nez sur sa manche, eut un bref regain de conscience de l’état dans lequel elle était. Sale, très sale, mal fagotée, amaigrie et probablement effrayante.

- Reste pas trop près, je pue, lança-t-elle d’une petite voix entre deux reniflements.

Il s’écarta, elle l’observa sous toutes les coutures – il avait l’air en forme, c’était la seule chose qui comptait désormais. –

- Allons sur l'bateau !

Elle acquiesça, céda sa main à Winston et le suivit jusqu’au bateau.

- Hé, t’es blessé ? Tu saignes, demanda-t-elle alors qu’elle le dévisageait toujours, le cœur au bord des lèvres et son inquiétude accrue de nouveau.

Tout à l’heure, elle avait réussi à améliorer l’état d’une blessure, et elle avait toujours la baguette qu’on lui avait prêtée. Peut-être qu’elle pourrait faire quelque chose.

Perdita n’avait jamais passé une soirée aussi mouvementée. Ou peut-être que si,  les nuits de battues n’étaient pas de tout repos et si elle n’était pas une cible de choix comme certains des prisonniers, elle s’en était toujours tirée avec au mieux une énorme frayeur et des égratignures, au pire avec des blessures qui auraient pu s’aggraver en l’absence de soins.

Ce soir c’était différent, le dénouement s’annonçait heureux, son frère était là, dans ses bras, et l’Ordre tout autour d’elle. Elle allait quitter l’île qui hantait ses cauchemars et ne plus jamais subir de battue. Rien ne pouvait s’opposer à la brutale montée d’espoir qui l’avait envahie au moment où la voix avait annoncé l’intrusion – elle revit soudainement le corps sans vie de Joy et les tentatives désespérées d’Herbert pour la ramener à elle, son idée que rien ne pouvait mal tourner se volatilisa.

- T'inquiète, t'as jamais senti très bon.

Perdita eut un petit rire étranglé, à mi-chemin entre le sanglot et le gloussement. L’instant suivant elle courrait en se cramponnant à la main de son frère avec pour unique objectif d’atteindre le bateau amarré devant eux ; un cri lui échappa lorsqu’un sort passa près d’elle, sans la toucher elle mais sans rater Winnie.

Elle le tira en avant au moment où elle croisa son regard embué : ils étaient trop près du but pour échouer maintenant, elle n’avait pas passé près d’un an à attendre ce moment pour ne pas s’en sortir, surtout, elle ne venait pas de retrouver son frère pour qu’il lui glisse entre les doigts.

- Ralentis-pas on est pas loin ! cria-t-elle en tirant plus fort.

Il était un peu lourd, il la ralentissait malgré ses efforts pour ne pas perdre le rythme ; les chaussures abimées de Perdita s’enfonçaient dans le sable et manquaient constamment de lui faire perdre l’équilibre, mais elle n’était pas prête à abandonner maintenant.

Son regard tomba sur le t-shirt imbibé de sang qu'il portait, la vision de Perdita se troubla un instant avant qu'elle ne fronce les sourcils avec force et serre les dents tout aussi fermement. Ils trouveraient du secours sur le bateau, ils ne pouvaient pas s'arrêter maintenant.

- Continue sans moi, j'veux que tu t'en sortes.

C’était la chose la plus idiote qu’elle avait entendu depuis longtemps, tellement qu’elle aurait ri si les larmes n’avaient pas subitement envahi ses yeux clairs.

- Mais non ! rétorqua-t-elle, sa voix montant dans les aigues.

La peur, la frustration, une étincelle de colère et maintenant un déluge d’impuissance lui arrachèrent un hoquet, Perry raffermit sa prise sur la main de Winston.

- Si tu restes ici, moi aussi, décréta-t-elle d’un ton sans appel.

Elle s’essuya les joues d’une main couverte de crasse et de sang (comment était-il arrivé là, elle ne le savait pas elle-même et ne se posait même pas la question), et puis comme elle n’avait pas la moindre envie de rester sur l’île, plantée au milieu de la plage, sous une rafale de sorts alors que des gens qu’elle connaissait filaient à toute jambe autour d’elle, Perdita tira à nouveau son frère jusqu’à le traîner dans la direction du bateau.

- Maintenant t’appuies sur la blessure et tu viens, personne continue sans personne!

Elle criait toujours, sa voix était plus ferme et moins haut perchée, aussi autoritaire que celle qu’elle prenait mener à la baguette ses adelphes quand tous vivaient encore ensemble. Elle ne perdrait personne d’autre, ni ce soir ni jamais, ils atteindraient le bateau.  

cw. sang, blessure, état de choc.

Le champs de vision de Perdita s’était comme mécaniquement rétréci : il n’y avait plus que Winnie et le bateau, le bateau et Winnie. Les explosions étouffées par le sable de la plage rendaient l’atmosphère confuse et chaotique, rien qui n’arrangeait le désordre provoqué par les flashs de lumières qui déchiraient la pénombre. Perdita ne faisait pas attention à son environnement, tout ce qui lui importait était de ramener son frère en un morceau sur ce navire et de quitter l’île.

Le sang qui nimbait les vêtements de Winston l’inquiétait au fond, mais le murmure de la peur était lointain, rendu muet par l’adrénaline et la volonté de s’en sortir. Les Karahalios s’en tiraient toujours, ils étaient unis, Winnie était venu pour Perdita et pour cette exacte raison, il était hors de question que l’un, l’autre ou les deux ne quittent jamais Gracefield.

- J'veux rentrer à la maison.

- Bientôt, répondit Perdita en continuant de l’entraîner à sa suite.

Elle fut surprise, mais agréablement, quand il accéléra, tira de plus belle en espérant qu’il ne vacillerait pas au point de se vautrer. Tous ces sorts qui passaient autour d’eux sans les toucher, c’était un peu miraculeux, comme l’océan qui s’écartait pour laisser passer Moïse et les hébreux – Perdita comptait bien sur le fait que la chance continuerait de leur sourire jusqu’au bout du tunnel.

Elle arriva au bateau, ou du moins au tas de fugitifs s’entassant pour monter à bord. En temps normal, elle aurait été de ceux qui aidaient les plus mal en point à grimper, ce soir il n’y avait qu’elle et Winston. Elle serra la main de son frère à l’en broyer lorsqu’elle se retrouva engouffrée dans la masse humaine : si elle perdait Winnie maintenant, ils auraient fait tout ça pour rien.

Et enfin, elle put s’écarter de la foule, faire quelques pas vacillants sur le pont grouillant de monde et chercher un endroit où se poser. L’endroit s’avéra être la poupe moins remplie que la proue, Perdita lâcha finalement la main de Winston et se laissa lourdement tomber contre le bastingage.

- Fais voir ce que t’as, dit-elle entre deux respirations hachées, s’arrachant à regret à son appui pour se rapprocher de son frère.

Il n’avait pas l’air bien, une peur insidieuse en profita pour s’infiltrer dans les veines de Perdita et lui nouer les entrailles.

- J’vais voir si y’a pas des docteurs –

Elle chercha des yeux quiconque serait identifiable comme guérisseur, mais la tête lui tournait et des points noirs flottaient devant ses prunelles. Perdita secoua brièvement la tête et se reconcentra sur Winston et sa blessure.

- Quelqu’un va sûrement venir de toute façon, vu comme y'a du monde reprit-elle. On dirait une boîte de nuit...

Elle cilla, son attention attirée par un éclair rouge dans le ciel. Elle pensa bêtement que ça ressemblait à des feux d'artifice, resta béate à regarder lorsqu'une nouvelle traînée verte passa au loin, presque masquée par l'ossature du bateau.

Perry s'arracha finalement à sa sidération, fut brusquement frappée par la réalité, celle où il n'y avait pas de feux d'artifices mais des sorts qui avaient blessés son frère. Elle se mit aussitôt à chercher avec ferveur n’importe quoi qui pourrait être utile pour arrêter le saignement, mais il n’y avait rien, que ses vêtements sales qui n’arrangeraient rien au cas de son frère.

- Enlève ta chemise, j'crois qu'il faut appuyer sur la ...

Perdita se rendit compte que ses mains tremblaient lorsqu’elle récupéra la chemise pour la presser contre la plaie. Elle regarda ses doigts amaigris, puis la plaie sur laquelle elle appuya le vêtement roulé en boule.

- Tout à l’heure j’ai voulu soigner Gemma mais ça a pas bien marché, mais peut-être que cette fois ce sera bon – Perdita s’interrompit, elle venait de se figer après avoir tâté ses poches. Oh non j'ai perdu ma baguette!

Elle était exagérément paniquée lorsqu’elle regarda toute autour d’elle en vérifiant encore une fois ses poches, comme si la baguette avait roulé par terre ou s’était perdue dans une doublure. La sorcière ne savait plus vraiment où elle en était, les évènements traumatisants s’étaient enchaînés en un temps record et maintenant c’était son frère qui menaçait de se vider de son sang. Comme Joy. Elle eut un rire nerveux, à la limite de l’hystérie en revoyant dans un flash le corps sans vie de la sorcière baignant dans son sang, et les larmes d’Herbert, et Joy qu’ils avaient abandonnée toute seule derrière. Et le sang sur Winston faisait écho à la scène.

- C’était même pas ma baguette, je devrais la rendre au sorcier qui se transforme en corbeau, il était gentil – mais je sais pas où il est…

Elle regarda autour d’elle à la recherche de l’homme barbu, ne le trouva pas, se mit à pleurer sans s’en rendre compte. Et puis elle se retourna vers Winnie et revit le sang. Elle sanglota encore plus fort.

- Winston y’a trop de sang, ça devrait pas saigner autant –

En fait elle n’en savait rien, mais au moins il y avait moins de sang que sur Joy, mais quand même assez pour que la sorcière soit impressionnée à en pleurer toutes les larmes de son corps. Et s'il mourrait son frère ? Elle appuya un peu plus fort sur la plaie, sanglota un peu plus, aussi.