Kyung-Tae se réveilla dans un sursaut nerveux, au son strident de l'alarme. Il dégagea un bras de l'entrave de Jesse, qui, une fois de plus, s'était agrippé à lui dans la nuit, pour mieux abattre sa main encore lourde de sommeil sur le vieux réveil moldu, récupéré à la casse et enchanté par ses soins. Immédiatement, et en dépit de l'étreinte douce du sorcier endormi dans son dos, le planning de la matinée s'était affiché à son esprit tout juste éveillé, éclairé par des néons clignotant de moitié - Kyung-Tae se frotta le visage d'une main et, tiré par sa nervosité naturelle le rendant opérationnel dès les premières secondes, se redressa en échappant à l'étau des bras du métamorphomage. "What's happening?" entendit-il marmonner Jesse, une plainte étouffée dans sa barbe. Kyung-Tae, assis au bord du lit, récupéra sa montre sur la table de chevet, jetant un coup d'oeil au sorcier qui avait replié ses doigts contre sa jambe en un semblant de dernier contact. "I've got class. Go back to sleep" "But we're in July..." "Yeah, so what?"

Après une seconde de silence, Kyung-Tae releva les yeux de sa montre : Jesse s'était rendormi en l'espace d'une seconde - s'il s'était seulement réveillé en premier lieu. L'image tira à Kyung une expiration mi-amusée mi-attendrie, et il se leva finalement pour récupérer des vêtements, de son côté de l'armoire (quand bien même certains des vêtements de Jesse se retrouvaient parfois mêlés aux siens) et aller prendre une douche rapide, sans s'inquiéter de faire trop de bruit - il avait rapidement compris que Jesse ne dormait pas comme tout le monde, et après plusieurs tests allant du tintement d'une cuillère contre un bol à un violent claquement de porte, il avait su déterminer quel degré sonore était capable de réveiller Jesse (sans surprise, il fallait, au moins, l'équivalent d'une alarme incendie sorcière pour le sortir définitivement de ses songes).

Le campus de la LAAW était quasiment désert : quelques élèves transplanaient du côté du bâtiment de l'Euro-glyph School, probablement pour le programme d'anglais de l'été, et il vit, de loin, d'autres âmes solitaires filer du côté de la bibliothèque - il ne pouvait que les comprendre. Il fit un détour rapide pour un café, son second de la matinée après son petit déjeuner rapide, à la maison, et se dirigea vers son amphithéâtre, descendant les escaliers pour se placer dans les premiers rangs - il n'avait, à la LAAW, aucune raison de se cacher, et il peinait à lire les pattes de mouche de certains professeurs au tableau. Pas grand monde, non plus : les arts tenaient une place réduite dans le cadre des enseignements de l'école, et ce particulièrement en plein été, quand seul.e.s les élèves les plus zélé.e.s (ou les plus nécessiteux en terme de crédits) faisaient leur chemin, dès neuf heures, pour écouter un.e spécialiste leur parler de l'histoire de l'art au 19ème siècle.

En soi, de l'art, Kyung n'en avait pas grand-chose à faire ; son intérêt s'était seulement éveillé, par devoir, avec l'Angelus, et la vingtaine de livres qu'il avait engloutie sur le sujet, déterminé à connaître sa nouvelle spécialité vendue au gérant avec une assurance à moitié factice (s'il en connaissait moins que ce qu'il avait avancé, il se savait capable d'engloutir le savoir nécessaire pour y pallier).

Il y eut un claquement de porte, et Kyung, après avoir enfilé ses lunettes de lecture et déposé Dona à ses côtés sur le banc, releva les yeux jusqu'à l'estrade où grimpait la professeure.
Putain de merde. Il se figea en découvrant, postée derrière le bureau, Sainte Juste. Putain de putain de merde ; il baissa le visage aussi sec, une main sur sa tempe, à moitié sur son front pour se dérober à son regard - il avait pourtant vérifié le nom des intervenant.e.s, quel con, il aurait dû aussi regarder les prénoms, et chercher des visages à mettre sur tous les noms espagnols, il aurait dû faire attention jusque dans son fief, quel crétin, bordel de merde.
Kyung n'avait, de fait, révélé que le minimum d'informations à son sujet : call me Kay, sans savoir s'il s'agissait d'un surnom quant à son véritable prénom ou une bête référence à Cassian. Et Pilar, désormais, avait accès à son nom entier, étalé comme un cadeau sur le parchemin d'appel, probablement sa date de naissance, et si elle se débrouillait assez, son adresse personnelle, son cursus complet, sa putain de photo où il souriant comme un con - bordel de merde, Juste savait désormais qui il était et où le trouver, deux bribes d'informations cruciales qu'il croyait sauves, hors du regard curieux de l'Angelus. Ne jamais mélanger l'illégal et le privé, putain de merde.

La quantité de travail était assez aléatoire à la galerie, Pilar avait donc beaucoup de temps et n’avait pas pour habitude de gâcher une denrée aussi précieuse, elle prenait donc soin de ne jamais rien faire (du moins, rien faire dans le sens regarder dans le vide, parce que rester à bronzet sur un transat à la plage ou somnoler avec un masque sur le visage dans son bain n’étaient pas considérés comme perte de temps). Ainsi avait-elle proposé son CV clinquant à la LAAW, vantant son pedigree et ses connaissances en insistant bien sur ce qu’elle pourrait apporter aux étudiants en art au travers de conférences. Et elle avait gagné, évidemment, personne ne lui mettait jamais de bâtons dans les roues et la brune ne s’en plaignait pas ; ça aurait été un coup à la mettre en colère, ce qui arrivait très vite, alors elle aimait autant qu’on cède à ses requêtes.

Elle connaissait son sujet par cœur mais l’avait révisé quand même, elle était d’ailleurs prête à répondre à un tas de questions idiotes et cela avec le sourire – ça avait nécessité un conditionnement puisqu’elle n’était pas dotée de la plus grande patience du monde, mais elle était prête et dans des bonnes dispositions désormais. Elle poussa la porte de l’amphithéâtre quelques minutes avant le début de son cours, balaya la salle du regard avec intérêt. Elle connaissait certains visages pour les avoir vus lors de ses autres conférences, d’autres lui étaient inconnus, c’était bien, elle aimait savoir que des intérêts naissaient pour l’art. Et puis elle remarqua un garçon au premier rang qui lui fit hausser discrètement les sourcils. Kay. Elle détourna aussitôt les yeux et gravit l’estrade jusqu’à son pupitre, posant devant elle ses parchemins et sa baguette avec laquelle elle s'administra un sonorus « Good morning, » lança-t-elle alors que ses iris retombaient sur la liste des élèves présents qu'on lui avait laissée. L’envie de faire l’appel était forte, rien que pour savoir pourquoi il n’y avait pas de Kay sur la liste quand Kay était bel et bien présent dans l’amphithéâtre. Elle n’en fit rien, ce n’était après tout pas son soucis et le gamin avait sans doute ses raisons.

Il se passa deux heures durant lesquelles elle déroula pour les étudiants les courants artistiques majeurs du 19ème et leurs caractéristiques ; le sujet lui plaisait, elle espérait que c’était le cas de ceux qui l’écoutaient. « And that’s it, I hope you enjoy this class, next time’s gonna be about the Elizabethan Era, you can register at the secretariat if you want to attend it. Have a nice day, » elle adressa un dernier sourire affable à l’assistance et rassembla ses affaires pour les remettre dans son sac à main, ne s’attardant pas sur l’estrade puisqu’elle avait quelqu’un à aller voir. « Kay ! What a pleasure to see you, » lança-t-elle d’un toux doucereux en l’approchant avant qu’il n’ait le temps de filer. La situation l’amusait, si elle avait su que le boulot la suivrait jusqu’à la LAAW … « I didn't expect to see you here, that does you credit actually, Fausto said you already knew a lot, » ronronna-t-elle, le ton assez bas pour ne pas être entendue des élèves qui quittaient la pièce.

Merde merde, merde ; les deux heures s'étirèrent en une longue session de torture savamment orchestrée. La voix de Juste picotait immanquablement ses tympans, lui rappelant sa présence quand bien même Kyung-Tae gardait les yeux aussi longtemps baissés que possibles, jetant des coups d'oeil furtifs à la craie glissant magiquement sur le tableau pour retracer les œuvres mentionnées et lister les dates énoncées par Pilar. Il avait chaud, froid, sentait son ventre se serrer sur son bol de céréales, ses lunettes lui glissaient sur le nez et il peinait à comprendre ce qu'il écrivait d'une main tremblante sur sa feuille. Il songea brièvement à filer en plein milieu du cours – il était néanmoins quasiment certain qu'elle l'avait vu, refusait à attirer l'attention sur lui au cas où elle ne l'aurait pas reconnu, et il peinait également à se résoudre à sortir durant un cours, par principe (il avait en horreur l'école buissonnière depuis que son père l'y avait contraint à de nombreuses reprises).

Alors il subit, en silence, remonta les lunettes lui glissant sur le nez en tentant de concentrer son attention sur ses notes tout en exposant aussi peu que possible son visage à Pilar. Il n'aurait qu'à filer en quatrième vitesse sitôt le séminaire terminé, peut-être que Juste était aussi embarrassée de le voir ici que le contraire – peut-être qu'elle s'en foutait tout simplement et qu'elle ferait semblant de ne pas l'avoir vu. « And that’s it, I hope you enjoy this class, next time’s gonna be about the Elizabethan Era, you can register at the secretariat if you want to attend it. Have a nice day. » Un frisson électrique lui parcourut l'échine ; Kay referma son parchemin qu'il fourra dans son sac, attrapa Dona et se leva dans un même mouvement lorsque la voix le stoppa brusquement. « Kay ! What a pleasure to see you. »

Kyung-Tae ne pouvait pas en dire autant ; ses yeux coulèrent jusqu'à Pilar qui le fixait avec un sourire en coin, ses yeux noirs et brillants rivés dans les siens. Fuck. « I didn't expect to see you here, that does you credit actually, Fausto said you already knew a lot. » Credit? Il eut un sourire crispé, se forçant maladroitement à se détendre face à l'irréparable – Pilar était terriblement observatrice, et chaque tic, chaque tressaillement la mènerait un peu plus sur la voie du secret de son identité. "I still have a lot to learn," fit-il avec une expiration nerveuse, face au nom de Fausto mentionné sur son territoire, là où il n'était qu'un étudiant sans histoire, ses doigts serrés sur sa sacoche et le bocal de Dona contre lui, sa posture figée presque comiquement dans sa fuite. "Sorry but I've got to go. I'll see you soon." Les syllabes se bousculèrent les unes contre les autres dans son empressement, et ses lunettes de vue toujours sur le nez, Kay glissa le long du banc de l'amphithéâtre, le cœur battant, pour échapper à cette rencontre désagréablement inattendue.