"Vivi che cosa fai?" Ta fille elle taffe, Antonio, elle est en train de préparer la marchandise avant de descendre la refourguer dans tout le quartier. Mais t'en fais pas, elle n'a pas oublié qu'aujourd'hui c'est le jour où elle doit jouer les diseuses de bonne aventure auprès de Don Emilio. Enfin pour être tout à fait exact, c'était hier que tu aurais dû t'y rendre, comme tous les premiers mardi du mois. Mais dans son immense générosité, le boss, t'avait donné congé pour te laisser fêter tes dix-sept ans en famille. En sa qualité de moldu, Don Emilio ignorait évidemment que tu avais atteint la majorité sorcière, mais pour tes parents, cela signifiait encore quelque chose digne d'être célébré.

C'est donc en ce début de soirée que tu quittes l'appartement familial pour te rendre sur le port de Cefalu, là où le boss a établi ses bureaux. Les quais sont déjà vides, tous les employés sont partis rejoindre le reste des habitants sur la Grand Place pour profiter de la fête du village. Don Emilio te salue de son éternel "Ciao, amore!" lorsque tu fais apparition dans l'encadrement de la porte. Il t'invite à entrer et à prendre place sur cette chaise en velours mauve que tu occupes toujours lorsque tu prétends lui prédire son avenir. Cet imbécile d'Antonio avait un jour laissé entendre que tu étais capable de voir ce qui allait se prédire dans le futur. S'il s'était d'abord montré à la fois perplexe et amusé, le boss avait fini par se laisser convaincre, lorsque tu lui avais dit que la famille Audini verserait de nouveau sa prime de protection le mois prochain, après s'en être acquitté pendant plusieurs années grâce au soutien du gang Nunier. Ton paternel s'était ensuite chargé de soutirer à ces pauvres commerçants la dite prime à l'aide de quelques tours de magie. Et c'est ainsi que votre petite manoeuvre frauduleuse vit le jour, pour mieux s'automatiser au fil des ans. Don Emilio s'était rapidement pris de passion pour tes prédictions, ce qui avait également valu à Antonio de grimper dans son estime. Mais pour toi, y avait jamais de remerciement, jamais de reconnaissance. Tonio estimait que c'était lui qui faisait tout le sale travail, que toi tu n'avais qu'à retenir un simple nom et le balancer en pâture au boss. Mais ce n'était pas lui qui devait subir les regards insistants et les plaisanteries graveleuses de cet homme trois fois plus âgés et puissants que toi. Les visites mensuelles que tu rendais à Don Emilio constituaient les rares moments où tu sortais encore accompagnée de ta baguette magique. Par précaution. Tu ne sais pas bien ce que tu en aurais fait, mais ça te rassurait de la sentir près de toi.

Ce n'est qu'en commençant à parler de la pluie et du beau temps avec le boss, que tu réalisas subitement une chose effroyable. Tu avais complètement oublié le nom qu'Antonio t'avait confié avant de partir. Qui pouvait bien être la prochaine victime de ses petites manigances ? Di Maria ? Gattuzzo ? Non, ceux-là avaient déjà fait les frais d'Antonio. Mais bon sang, comment pouvait-on oublier un simple nom ? Peu à peu, tu sentis la peur se refermer sur tes entrailles. Une goutte de sueur descendit le long de tes omoplates. La conversation futile arriva à son terme et la question s'abattit sur ta mémoire défaillante tel un couperet. "Quel est le nom, amore ?" Don Emilio réitéra sa question avec moins de douceur et de patience que la première fois. Tu paniquas, tu perdis pied. "Il n'y a pas de nom. Je ne vois que les contours du visage d'un rival. Oui c'est ça, un de vos proches, qui vous trahira pour s'emparer de votre place." Jeune fille naïve et étourdie ne pensait pas à mal. Mais Don Emilio n'avait que faire de tes véritables intentions, de la peur qui te tétanisait et emplissait ton regard. Du plat de sa main ornée d'une chevalière en or, il te gratifia d'une gifle si violente que tu basculas sur ta chaise avant de tomber à la renverse. Un cri de terreur s'échappa d'entre tes poumons, mais il n'y avait plus personne aux alentours pour entendre ta détresse. Plus personne pour empêcher Don Emilio de pointer son revolver vers ton visage déchiré par l'effroi. Seule la sorcière qui sommeillait en toi avait encore le pouvoir de te sauver. Guidée par l'instinct de survie, tu tâtonnas à l'aveuglette dans la poche de ta veste et finis par en extirper ta baguette magique. Le rire gras de Don Emilio retentit aussitôt qu'il vit ce qu'il croyait être un vulgaire bout de bois dirigé dans sa direction. Néanmoins, cela ne le dissuada pas d'appuyer sur la gachette. "Protego !" A Arcadia, personne ne se serait imaginé que l'un des seuls sorts que tu connaisses puisse un jour te sauver la vie. Et pourtant, la balle vint heurter ta barrière magique avant de se retourner contre Don Emilio. Touché, coulé. Le projectile transperça la poitrine du boss, et celui-ci s'effondra au sol dans un simple écho morbide. Galvanisée par l'énergie magique qui venait de se réveiller en toi, tu lâchas finalement un rire nerveux devant la dépouille désormais inoffensive d'Emilio. "T'es pas en pays conquis ici, amore."

Ton mari. Il fut un temps où tu ne l'appelais pas Juanito. Au début, à l'époque où tu le respectais encore parce que tu pensais qu'il ferait véritablement un bon parti, tu le nommais Juan, ou amore, mais ce qualificatif n'avait rien de spécial lorsqu'il s'échappait d'entre tes lippes.


Après t'être échappée du bureau de Don Emilio à la tombée de la nuit, tu avais fini par reprendre tes esprits et il t'était apparu nécessaire de garder le silence sur ce qu'il s'était produit. Ainsi, tu ne dévoilas la vérité à personne, pas même à tes parents. Si ton père eut de sérieux doutes sur ce qui avait bien pu causer la mort du parton, il se garda bien de raconter aux autres que ce mois-ci, tu avais rendu visite à Don Emilio un jour plus tard que d'habitude. Bien vite, on se mis alors à accuser le gang rival, la famille Nunier, de l'assassinat du boss. Et tandis que les vautours attendirent à peine que le défunt Emilio soit enterré six pieds sous terre pour s'accaparer le trône, Antonio se crut plus malin que tout le monde et choisit de pactiser avec l'ennemi (spoiler alert : ceci est une histoire qui a mal tourné). Il vendit ses services ainsi que tous les secrets du boss à la famille Nunier, dans l'espoir que ceux-ci l'aident à se débarrasser des potentiels succésseurs d'Emilio et fassent de lui leur égal. C'est également Antonio qui fut à l'initiative de ton mariage arrangé avec Juan, l'héritier des Nunier. Tu t'accoutumas bien vite de cette union. Juan était un homme drôle et attentionné, sorcier de surcroit, qui te promettait monts et merveilles. Grâce à lui, tu connaîtrais bientôt la dolce vita, et jamais plus tu n'aurais besoin de te salir les mains pour quiconque. Ton avenir était alors tout tracé, tu ne manquerais de rien et tu n'aurais plus rien à craindre de personne. C'est certainement à cause de toutes ses belles promesses que tu vouas une véritable obsession à l'idée de trouver un bon parti pour tes filles.


C'est finalement le jour de ton mariage avec Juan que choisirent les anciens amis d'Antonio pour lui régler son compte et lui faire payer sa trahison. On vous avait bien dit que cette histoire-là finissait mal. Mariée éclaboussée de sang, marié décevant. C'est bien des années plus tard que tu inventas ce fameux proverbe, que tu servais à tes filles, prétextant qu'il s'agissait là d'un adage très ancien, dans le but de leur faire comprendre à quel point il était essentiel d'épouser un bon parti.

Lorsque le père de Juan mourut à son tour dans de douteuses circonstances, l'heure fut alors venue pour ton mari de reprendre le flambeau et de faire ses preuves. Jubilant à l'idée d'être bientôt couverte de pouvoir et de fortune, tu en oublias de  pleurer la disparition de ton bien-aimé beau-père.


Evidemment, tout ne se déroula pas aussi bien que prévu. En fait, tout se déroula même très très mal. Le temps finit par te faire comprendre que Juan n'était qu'un beau-parleur, qu'il n'avait que de la gueule, et basta ! Ton mari n'avait rien d'un bon parti, c'était un pleutre, un incapable. Bien vite, il dilapida la fortune amassée par son père (sans même t'acheter le moindre sac non contrefait) et en près d'une décennie il réduisit l'héritage mafieux de sa famille en cendres. Mais Juan avait toujours une bonne excuse, "un bon coup" qui était sur le point de se présenter. Il parvenait encore et toujours à te garder auprès de lui malgré tout. Toi, tu avais beau rêver de la vie de château offerte par ton mari, tes ambitions personnelles frôlaient le néant. Tu n'aspirais qu'à peu de choses en dehors de te faire entretenir par un homme. Après ce qu'il t'était arrivé avec Don Emilio, il n'était plus question que tu bouges le petit doigt pour qui que ce soit d'autre que toi ou ta fille, Pia.


Après de longues années passées à vivoter grâce aux petits boulots pas très légaux enchaînés par Juanito, c'est en 1993 que votre vie prit enfin un nouveau tournant. Cette fois, c'était sûr et certain, la roue de la fortune allait enfin tourner en votre faveur. Et pour cause, le moment était venu de quitter cette Sicile maudite qui n'avait fait que vous porter malheur. Juan avait de bons contacts en Angleterre, il allait pouvoir démarrer une affaire solide. La jeune fille naïve qui s'était autrefois retrouvée face à un baron de la mafia, semblait être encore là aujourd'hui. Une fois de plus, une fois de trop, tu décidas de faire confiance à Juan. Cette histoire-là aussi finirait mal.

T'en as vu des clients défiler sur le Chemin de Traverse, appâtés par tes fameuses glaces à l'italienne (non) et ta belle voix de cantatrice (non et encore non). T'as vu suffisamment de trombines pour savoir que le client n'est pas roi, mais qu'il est surtout très con. Enfin, pas toujours, mais très souvent.

Tu te souviendrais presque avec une certaine nostalgie de l'un de ces premiers clients, qui aurait pu te plaire physiquement, mais pas financièrement. D'assez grande taille (surtout par rapport à Juanito), il avait un regard azur dans lequel on aurait pu se perdre pendant des heures. Si seulement la petite rouquine qui l'accompagnait avait pu se taire quelques instants au lieu de brailler le parfum de la glace qu'elle voulait dévorer sur le champ. "C'est une glace italienne, ça se savoure, amore." Ton regard impatient s'était posé sur la petite Ginny, avant de changer du tout au tout en rencontrant les pupilles de son père.


Quelques années plus tard, c'est un tout autre genre d'homme qui avait attiré ton attention. Le genre de ceux que tu savais qu'il fallait éviter mais vers lesquels tu finissais toujours irrémédiablement par accourir. Cheveux bruns, barbe faussement négligée, un air de voyou qui aurait pu dérober ton coeur si seulement le sien n'avait pas appartenu à un fantôme du passé. Lui il s'en fichait de tes glaces et de tes chansons, il cherchait juste son dealer de potions hallucinogènes. "L'Allée des embrumes c'est par là-bas, amore." Mais reviens quand tu veux, Rodolphus, je te ferai une glace aux champignons...


De longues années s'écoulèrent durant lesquelles tu n'eus rien de croustillant à te mettre sous la dent. Les clients se succédaient et se ressemblaient. Plus personne pour se distinguer de la populace. Faut dire aussi qu'avec le changement de gouvernement, les trognes s'étaient faites austères, tristes et grisâtres. On ne venait plus vraiment sur le Chemin de Traverse pour déguster une glace italienne en toute insouciance...
Ils avaient pris leur temps les British avant de remettre les pieds dans le coin. Mais bon toi t'étais pas dupe, tu voyais bien que le public avait changé, que les bourses étaient plus remplies et les capes plus reluisantes qu'à l'époque.

Récemment, tu avais repensé avec tendresse à ce papa et sa petite rouquine que tu n'avais plus revus depuis une éternité. Et pour cause, un homme qui te plaisait physiquement et à peu près financièrement, était lui aussi venu t'acheter une glace pour sa fille, qui elle était un véritable monument de froideur et de jugement. "Voilà pour votre fille, amore." Ce n'est que lorsque tu distinguas le regard gêné du daddy en question et celui assassin de la jeune femme, que tu compris que Rabastan Lestrange n'était absolument pas le père d'Ulrike von Bäume.


L'été 2007 marqua un nouveau tournant dans ta vie. Pour la première fois depuis que tu vendais tes glaces faussement italiennes sur le Chemin de Traverse, tu rencontras une cliente suffisamment belle pour prétendre te faire concurrence. Une longue chevelure foncée, doublée d'un somptueux regard d'acier, et un bras agrémenté d'un splendide accessoire (malheureusement peu souriant). Alors que le regard de la dame parcourait ton étalage de glaces, tes pupilles étaient vissées sur l'accessoire en question. Il te plaisait physiquement et financièrement. Mais tu allais vite te souvenir à tes dépens de ta fameuse leçon. La dame paya la modique somme que tu lui annonças, avant d'aller saluer une amie quelques mètres plus loin. Et alors que tu tendis le cornet à l'accessoire, tu te laissas emporter dans ton élan et mis un peu trop de coeur à l'ouvrage. La boule de glace se détacha, voltigea dans les airs, avant de terminer son vol plané sur le costume du chef de la brigade de police magique. "Ce n'est que de la glace, amore. Un petit sortilège et pouf, plus rien." Le regard incendiaire te dévisageas de la tête au pied. "Ce costume c'est du Parkinson, et non du..." Les pupilles teintées d'un savant mélange de mépris et de dégoût s'attardent sur ta tenue. La fin de la phrase demeure en suspens. L'accessoire n'a jamais rien vu d'aussi bon marché que les frusques que tu portes. Le client n'est pas roi, il est surtout très très con.

Tu avais eu beau mépriser Antonio pour son avidité de pouvoir, qui t'avait tant fait souffrir, l'attitude de ton géniteur ne t'avait pas servi de leçon pour autant. Avec ta fille Pia, tu avais reproduit exactement les mêmes erreurs. Tu t'étais pavanée devant un homme cruel, sans même te douter du monstre dégoûtant qu'il était en réalité. Tout ce que à quoi tu aspirais c'était trouver un bon mari pour Pia, un sorcier issu d'une bonne famille, qui l'accepterait comme elle est, du haut de son hybridité. Les sorciers tolérants dans ce pays se faisaient aussi rares que les vêtements de marque dans ton dressing. Tu avais tout fait pour que le fameux Crocodile s'intéresse à ta Pia. A la différence de Juan, toi quand tu veux quelque chose, tu es prête à tout pour l'obtenir.

Pia n'était peut-être pas ta fille biologique, mais tout comme toi, elle avait bon coeur. Bien sûr qu'elle était tombée sous le charme du beau jeune homme que tu n'avais de cesse de recevoir à dîner à la maison. Pour ton plus grand plaisir, la vie suivit son court et Pia épousa le Crocodile pour le meilleur et surtout pour le pire. Pas une seule fois tu ne te doutas de l'enfer que ce moins que rien lui faisait subir. Pia était une femme courageuse, bornée aussi. Elle n'était pas du genre à se confier quand ça n'allait pas, et surtout pas à toi. Elle ne tenait pas à ce que tout Londres entende parler de tes problèmes. Aussi surmonta-t-elle seule ce mariage maudit, tandis que tu considérais son éloignement comme le signe qu'elle était devenue une épouse comblée qui avait moins de temps à consacrer à ses vieux parents.


L'annonce de leur séparation te fit le même effet que la mort de Gianni Versace. Bouleversée, furieuse, tu ensevelis d'abord Pia sous une montagne de questions auxquelles elle ne répondra finalement que des années plus tard. Ton instance à vouloir tout savoir des dessous de cette affaire n'encouragea pas la jeune femme à se rapprocher immédiatement de sa famille. Plus qu'une rupture, c'était une convalescence que Pia devait surmonter. Et lorsqu'elle se sentit enfin prête à te révéler la vérité, tu eus l'impression que ton monde s'écroulait. Son récit horrifiant te rappela l'heure la plus sombre de ton existence, celle-là même où tu t'étais retrouvée à la merci d'un homme armé et où tu avais cru que la mort viendrait te faucher. Tu pris alors conscience que ton obsession à vouloir marier tes filles avait bien failli couter la vie à l'une d'elles. Et ça tu n'aurais jamais pu te le pardonner.

Mais Sylvia Visconti n'étant pas du genre à se morfondre sur elle-même et à rester en dehors des affaires qui ne la regardent pas, estima qu'il était grand temps de lui rendre la monnaie de sa pièce à ce Crocodile de malheur. "On va s'occuper de lui, amore. On verra bien si sa peau d'écailles est suffisamment solide pour en faire un sac."