Quand les cloches ont sonné, pendant cinq longues minutes agonisantes, Aoife a failli s'effondrer de soulagement. C'est le fait que Sofiane manque d'en faire tout autant sur elle qui l'a retenue, et elle l'a tiré-traîné jusqu'au petit village de Gracefield, son épaule sous la sienne. Après un temps interminable, ils ont fini leur traversée de l'île et elle est parvenue à le faire grimper les marches de l'escalier menant à l'étage de la maison qu'ils ont investi peu après son arrivée. Aucun signe de leurs colocataires d'infortune. Aucun signe de Sav, surtout - ils ont été séparés lors du début des Battues, non pas qu'Aoife ait la moindre envie d'interagir avec elle quoiqu'il en soit. Aoife a aidé Sofiane à s'allonger et elle a passé la nuit qui a suivi à essayer de panser, avec les moyens du bord et l'aide de quelques sorciers passés en coup de vent, l'imposante blessure de son dos. C'est la griffe d'une wyverne qui s'est abattue sur lui peu de temps après le début de la fuite. Une wyverne. Un dragon, sur l'île, à Gracefield, qui a attaqué Sofiane - a manqué de tuer Sofiane.

Aoife savait plus ou moins à quoi s'attendre des Battues, après avoir écouté les récits des autres prisonniers. Certains survivent depuis des années, on lui a donné des conseils, des recommandations, des préavis. Rien n'aurait pu la préparer à l'horreur terrifiante et poisseuse de la nuit qu'ils viennent de passer.

C'est seulement quand Sofiane parvient à s'endormir, alors que les premières lumières du jour commencent à pointer le bout de leur nez, que les larmes se mettent à couler. Aoife les étouffe dans ses bras en se lovant contre lui, comme tous les soirs depuis son arrivée. Elle reste éveillée pendant des heures, écoutant plutôt les battements de son coeur dans sa poitrine, et essayant d'oublier la douleur qui irradie de ses jambes qui ont trop couru, de son bras qui lui fait mal depuis le mariage, du mal de tête qui la hante depuis des semaines, de la nouvelle sensation désagréable et distrayante de la faim qui lui pince l'estomac.

Elle s'endort sans s'en rendre compte, bercée par le bruit des vagues non loin et par le silence assourdissant qui s'est abattu sur Gracefield après la Battue de ce mois-ci.

Quand elle se réveille quelques heures plus tard, Sofiane est toujours assoupi et Aoife l'étudie silencieusement avant de se détacher pour rapidement poser sa main sur son front. Il est brûlant, et le coeur d'Aoife bondit dans sa poitrine en laissant ses doigts glisser sur sa joue, la caresser doucement. "Sofiane?" murmure-t-elle en espérant le réveiller. Il faut qu'il mange quelque chose, qu'il boive de l'eau, et il faut qu'elle fasse descendre sa température, qu'ils parviennent à nettoyer de nouveau sa blessure et à la désinfecter. Certains leur ont dit que les prisonniers les plus distrayants recevaient des soins, que c'était la seule véritable manière de soigner les grosses blessures. Alors où sont-ils? Leur douleur n'a-t-elle pas été un spectacle assez poignant? "Sofiane? Sofiane, wake up, I'm sorry, you need to wake up... I need you to roll over so I can have a look at your back..." Elle sent les larmes lui remonter aux yeux, réveiller la brûlure de tous les sanglots qui l'ont silencieusement agitée pendant la nuit. "I'm- we're going to make it through, okay? It's okay, we'll make it, Sofiane, I just need you to open your eyes and roll over..."

tw:blessure, sang

Sofiane était persuadé d’avoir déjà connu l’horreur et d’avoir pu observer le pire dans le genre humain. Des années à se voir entouré de sorciers misant sur sa peau comme sur celle d’un vulgaire animal, se délectant de sa violence et des blessures qu’il infligeait à ses adversaires ont sensiblement forgé sa vision du monde, et de ce qui pouvait se cacher derrière les visages les plus charmants, les sourires les plus engageants. Des mois à découvrir ce que signifie le mot colère en vivant aux côtés de la NSFW, à les observer se faire ronger par une rage sourde, puis à tomber comme des mouches, jusqu’à lui-même perdre son ancre et être gagné par cette même hargne.

Il aurait aimé que l’horreur humaine s’arrête là - mais à Gracefield, elle revêt un visage bien plus terrifiant que tout ce qu’il a pu connaître jusqu’ici. Il ne s’agit plus d’être l’objet d’un pari, mais bien de se retrouver au cœur du jeu le plus cruel que l’humanité ait pu inventer ; Sofiane a été témoin du vrai visage des Hommes cette nuit, et il ne pourra plus jamais le regarder en face.

Le son des cloches lui est à peine parvenu, mais son corps, lui, semble l’avoir parfaitement ressenti ; il s’est aussitôt effondré contre Aoife, après avoir tenu miraculeusement pendant des heures par la seule force de cet instinct de survie accroché à ses tripes depuis des années. Il a tenu la nuit, peut-être, mais il n’est pas certain de pouvoir aller au-delà, pas quand il peut sentir son coeur battre à travers la plaie béante dans son dos et qu’il est contraint de s’arrêter tous les dix mètres pour gémir, reprendre son souffle, cracher du sang, tenter d’endiguer les frissons violents qui se diffusent sous sa peau et lui donnent la sensation d’avoir terriblement froid.

C’est tout juste s’il peut entendre les sorciers s’affairer autour de lui pour tenter de panser les dégâts qu’a causé la griffe de la Wyvern qui les a attaqués, plongeant dans un état fiévreux et à moitié conscient jusqu’au petit matin, l’odeur d’Aoife tout près de lui la seule ligne de mélodie constante à laquelle il se raccroche. "Sofiane, wake up, I'm sorry, you need to wake up..." Un grognement roule au fond de sa gorge lorsque la voix d’Aoife s’impose au sommeil profond dans lequel Sofiane est parvenu à plonger, son corps plus épuisé que son esprit se repassant en boucle les souvenirs de cette chasse à l’homme horrifique.

La première chose qui l’envahit est inévitablement la douleur lancinante qui se met aussitôt à battre dans sa chair et le pousse à contracter tous les muscles de son visage, sa main venant trouver l’épaule d’Aoife pour y enfoncer ses doigts dans un gémissement faible, avant de relâcher sa prise pour laisser lourdement son bras tomber sur la couchette poisseuse de sa sueur. Ouvrir les yeux lui demande un effort considérable, qu’il fournit néanmoins pour observer le visage tout près du sien ; il peut sentir l’odeur de ses larmes encore présente sur sa peau, et détailler ses yeux clairs bouffis rivés sur lui. "Don’t cry, I’m here...", souffle-t-il d’une voix basse et étranglée en cillant pour maintenir les yeux ouverts et invoquer la force nécessaire pour rester éveillé. Sofiane est en vie, contre toute attente ; et Aoife l’est également. C’est tout ce qui compte, sur l’instant.

Son regard fiévreux se détourne d’elle pour balayer rapidement la pièce délabrée dans laquelle ils dorment depuis son arrivée. Son souffle est beaucoup trop court, et chaque respiration lui donne l’impression d’être griffé de nouveau par le dragon, il a bien trop chaud et bien trop froid - mais il est en vie. "Hm, the others… Is everyone… Are they alive?" Javier, Simon, Savage, Gemma et les autres - les membres de leur meute de fortune qu’ils ont perdu au début de la fuite et qu’il n’a pas aperçu tout au long de la Battue. Ses yeux reviennent à Aoife et il peut voir dans son regard la lueur de panique qui s’y loge, presque aussi douloureuse à observer que la blessure dans son dos. "Hey, I’m here..." Quand bien même il se sent lutter contre la force qui cherche à le faire replonger de nouveau, et que sa voix porte à peine plus loin que la frontière de ses lèvres.

tw: blessure, sang

Voir Sofiane souffrir est insupportable. Aoife aimerait tant pouvoir prendre sa douleur et son mal-être et les garder en elle, les barricader au plus profond de sa poitrine et ne plus jamais les laisser le toucher. Ce qu'elle déteste le plus, c'est quand il cligne des yeux et révèle son regard clair, voilé de douleur et de fièvre. On n'a pas cessé de leur répéter que les prisonniers de Gracefield ne mourraient que rarement sur l'île, ou presque, que le danger n'était pas véritable - mais qu'ils étaient toujours gardés dans un état entre la vie et la mort, un purgatoire injuste et cruel sans fin. Malgré toutes les assurances qu'on lui a données, Aoife a l'estomac retourné en voyant les beaux yeux de Sofiane - son Sofiane - si distants et lointains qu'ils ne lui ressemblent pas. "Don’t cry, I’m here..." Elle sent son visage s'enflammer et son nez lui piquer en l'entendant, les larmes lui montant aux yeux en réponse malgré elle. Aoife les retient à grand mal en hochant la tête, une main venant s'écraser sans douceur sur ses yeux. "You're here," répète-t-elle d'une voix enrouée, en essayant de sourire. Sa main se pose sur le visage de Sofiane, caresse sa joue. "You're okay..."

La main d'Aoife glisse dans sa barbe puis dans son cou, dans ses cheveux. Depuis qu'ils se sont retrouvés, elle se découvre incapable d'être loin de lui, de ne pas le toucher, le caresser, s'assurer de sa présence et de sa chaleur et de sa solidité. Sofiane lui est devenu vital, sa dernière ancre dans le monde. "Hm, the others… Is everyone… Are they alive?" Aoife a envie de lui dire qu'elle s'en fiche, des autres, et pince des lèvres en chassant cette pensée égoïste. "I think so..." Mais elle ne s'intéresse qu'à lui, sa main se crispant un peu dans ses cheveux. C'est pour ça qu'elle l'aime, elle imagine, parce que justement il pense aux autres. "Sofiane, your back," murmure-t-elle avec angoisse. Elle a besoin de voir, de s'assurer que lui va bien, avant de même pouvoir dédier la moindre énergie à penser aux autres...

"Hey, I’m here..." Aoife renifle en sentant les larmes revenir et elle hoche la tête douloureusement, essayant de sourire, sans vraiment y parvenir. "You're here," répète-t-elle d'une voix tremblante. Celle de Sofiane est si faible et ténue, elle lui brise le coeur. "You're here. But Sofiane, I really need to see your back, I'm sorry, baby..." Sa main se détend un peu dans sa nuque et lentement, elle l'aide à se tourner sur le ventre, après avoir déposé un rapide baiser sur son épaule.

Aoife se sent blêmir en retirant lentement le bandage, révélant la chair ravagée en dessous, le sang qui a séché mais, surtout, les quelques parties encore humides de la blessure. Ses doigts caressent lentement les bords de la plaie, faisant en sorte de ne pas appuyer et ne pas lui faire mal. Son estomac se tord en voyant sa peau rougie par l'infection, déjà. Comment sont-ils sensés le soigner? Ils n'ont à leur disposition que quelques descendants de triton capables d'une magie de soins naturelle et minime - et certains pratiquent la magie sans baguette mais la plupart seront trop occupés et épuisés pour les aider. Ses doigts finissent leur course sur le bas de son dos, où elle pose sa paume. Son autre main se pose quant à elle sur sa bouche et son nez pour étouffer les sanglots qui l'agitent silencieusement, même si elle sait que Sofiane les entendra quoiqu'il arrive. Qu'est-elle sensée faire? Elle ne peut pas le laisser mourir, pas lui, pas lui aussi.

C'est un sifflement aïgu qui lui fait tourner la tête brusquement en direction de la fenêtre et, les yeux écarquillés, Aoife voit quelque chose se matérialiser à quelques mètres au-dessus de la maison où ils restent depuis quelques jours. Une boîte grise, attachée à un parachute... "S-Sofiane, I think..." Son coeur s'accélère dans sa poitrine. La boîte est dirigée droit sur eux et Aoife se lève en tremblant pour s'approcher de la fenêtre, laissée ouverte pour faire passer un peu d'air dans l'atmosphère pesante et fiévreuse de ce début d'été, et tend le bras pour attraper au vol ce qui doit être le cadeau d'un sponsor. Alors que la boîte n'est plus qu'à quelques centimètres de sa main, elle est déviée de sa course par un caillou qui vole, la faisant tomber sans qu'Aoife ait le temps de la rattraper. "NO!" Aoife se jette à la fenêtre mais trop tard. La boîte est déjà en train de dégringoler et elle tourne la tête en direction de la source du caillou, s'attendant peut-être à voir Lottie armée de son lance-pierres - mais non, c'est avec stupeur qu'elle reconnaît Chaghan.

Son coeur se serre dans sa poitrine. Ils ont été amis un jour, au sein de la NSFW - plus maintenant. Dès leur arrivée à Gracefield, le Halfer s'est détourné d'elle et de Rivage, refusant de rejoindre les résistants de Gracefield pour tenter sa chance seul. Ça n'a pas l'air de lui réussir: il est plus mince que dans son souvenir, la moitié du visage en sang, l'oeil fermé à la paupière boursouflée. En la reconnaissant, Aoife le voit carrer les épaules. Leurs regards virent en même temps vers là où la boîte a atteri, à quelques dizaines de mètres de lui et sur le sol par rapport à elle.  

Ils se mettent en mouvement à la même seconde. "I'll be right back!" s'écrie Aoife en enjambeant d'un bond Sofiane et en courant à toute allure vers les escaliers branlants, le coeur coincé dans la gorge.

tw:blessure, douleur

Sofiane n’entend qu’à peine la voix d’Aoife lui répondre que les autres sont sûrement en sécurité ; pourtant, son esprit emmagasine bien l’information, et ses muscles se détendent ne serait-ce qu’un peu. Il n’a jamais ressenti cela auparavant, ce besoin de protéger les autres autant que sa propre peau, cette impression de faire partie de quelque chose de plus grand que lui-même. Ses instincts le poussaient à fuir et à s’assurer de sa propre survie, auparavant, quitte à laisser derrière lui des âmes esseulées qui auraient pu avoir besoin de lui. Il aura fallu attendre qu’il se retrouve dans les bras d’un danger plus réel que jamais pour laisser naître en lui cet autre instinct, dont la provenance lui est encore incertaine - s’il s’agit de lui ou de la bête, qui n’a jamais été aussi proche de la surface que ces derniers mois.

Ils sont en vie. Et Aoife est là, en vie également, à le dévisager de ses deux grands yeux emplis d’une tristesse qui lui retourne l’estomac. "You're here. But Sofiane, I really need to see your back, I'm sorry, baby...", parvient à saisir Sofiane en fronçant légèrement les sourcils, malgré lui, ses doigts retrouvant le bras d’Aoife pour s’y enfoncer quelque peu en un réflexe. Il sait qu’il lui faut se retourner, comme elle lui demande, que sa plaie doit être traitée, mais son corps agit avec un temps de retard sur son esprit, engourdi par la fièvre court-circuitant ses pensées. Alors, il s'accroche d’autant plus à elle lorsqu’elle l’aide à se retourner, et que la douleur lui coupe un instant le souffle. La peine physique est une vieille amie qu’il a appris à apprivoiser au fil des années ; celle-ci, néanmoins, est sensiblement différente. Plus profonde, plus vive, plus sourde également. Sofiane sait, il sent, que cette blessure-ci est différente de toutes celles qui ont marqué son corps d’innombrables cicatrices ; et cela se confirme lorsqu’une odeur rance vient titiller ses narines quand la plaie est découverte par Aoife. Une effluve où les notes de son propre sang se mêlent à celle de sa chair infectée.

Il paraît qu’on ne meurt que rarement sur cette île. Et Sofiane commence à se demander s’il n’est pas doucement en train de rejoindre ces quelques “exceptions” qui restent accrochées aux lèvres des autres prisonniers.

Cependant, il n’en dit rien, il garde ce doute au fond de lui et serre les dents en sentant les doigts d’Aoife retracer les contours boursouflés de la plaie béante qu’a laissé la Wyvern dans son dos. Il aimerait lui dire de ce ton réaliste et implacable dont il sait user parfois de commencer à se préparer ; mais il est incapable de produire le moindre son, si ce ne sont ces grognements bas qu’il tente de contenir à la sortie de ses lèvres. Sofiane ne dit rien, et il ne dit rien non plus en entendant sa compagne sangloter dans son dos : Aoife sait, plus que les autres, plus que lui-même certainement.

Son coeur s’emballe dans la poitrine du lycanthrope au sifflement aigu venant vriller ses tympans sensibles. "Aoife..." Le reste de sa phrase reste coincée au fond de sa gorge, bloquée par un nouveau grognement lorsqu’il cherche à se redresser pour voir d’où vient le bruit - le danger ? Son corps l’abandonne de nouveau, et il se retrouve cloué au matelas en un instant. "S-Sofiane, I think... – What is it?" Il parvient tout juste à tourner sa tête de l’autre côté, son regard fiévreux grimpant jusqu’à la silhouette désormais debout d’Aoife, près de la fenêtre. De là où il se tient, Sofiane est incapable de voir ce vers quoi elle tend la main ; il est cependant parfaitement capable d’entendre un son métalique suivi du "NO!" horrifié d’Aoife. Ses sens se mettent aussitôt en alerte, engourdis néanmoins par la fièvre et la blessure rongeant ses nerfs. Il hume l’air dans un réflexe pour tenter de comprendre ce qu’il se passe, tend l’oreille - mais tout ce qui lui parvient est cette odeur rance, mêlée à celle des larmes de la demi-Selkie, et leurs respirations agitées. "I'll be right back!" Les yeux de Sofiane s’arrondissent, suivant le mouvement d’Aoife qui en un rien de temps disparaît en direction des escaliers. "Aoife… Wait!" Mais sa voix porte à peine, résonnant plus dans sa cage thoracique que dans la chambre de fortune qu’ils partagent.

Aoife est peut-être en danger et il ne peut rien faire - rien. Une bouffée de frustration et de colère grimpe jusqu’au sommet de son crâne, agite ses pensées à toute vitesse : il ne peut pas rester là. Son corps en a connu d’autres, et il lui fait entièrement confiance lorsqu’il s’appuie sur le matelas pour se relever, étouffant un gémissement derrière ses lèvres closes, les muscles tremblants et le front en sueur. "Come on...", souffle-t-il pour lui-même en posant une jambe au sol, priant pour qu’elle puisse le porter. Ses yeux clairs sont rivés vers la fenêtre ; c’est tout ce qu’il lui faut atteindre, pour pouvoir voir ce qu’il se passe, et éventuellement aider Aoife du haut de son perchoir grâce à sa magie sans baguette. Il le peut, il a confiance en son corps.

Il reporte tout son poids sur cette jambe tremblante, relâchant le matelas pour s’appuyer contre le mur en réalisant qu’il parvient à tenir debout. Et dès qu’il se redresse, Sofiane sent la chair à l’air libre dans son dos bouger et venir titiller ses nerfs à vif, une sensation atroce remontant jusqu’à sa gorge nouée, où bat son cœur prêt à exploser. La douleur physique est une vieille amie, certes ; mais jamais elle n’a été aussi vive et menaçante. Elle l’avale tout entier et le laisse étourdi, elle fait monter cette fièvre qui étouffe tous ses muscles, elle s’empare de son corps et vole ses dernières forces pour le faire tomber lourdement au sol, inconscient et inutile.

tw: violence

Aoife vole au-dessus des marches, manquant de tomber à plusieurs reprises mais ne se permettant pas de s'arrêter pour autant. En dévalant à toute vitesse jusqu'au rez-de-chaussée, et en sautant par-dessus les corps endormis et engourdis des autres prisonniers ayant pris résidence dans cette petite maison insalubre, elle lève une main pour chasser les larmes éparses sur ses joues et ses yeux. Ce n'est pas le moment de pleurer, c'est le moment d'être forte - pas pour elle-même, mais pour Sofiane, pour l'homme qu'elle aime et pour lequel elle ferait tout.

Quand elle saute d'un bond à travers la porte d'entrée, elle peut voir que Chaghan est déjà sur la boîte et c'est sans réfléchir qu'elle lui rentre dedans dans un bruit sourd, le taclant comme si ils se trouvaient sur un terrain de rugby. Elle n'a jamais été du genre à aimer les sports quels qu'ils soient, et encore moins de contact, mais elle trouve son geste plutôt réussi: ils roulent dans la poussière dans un enchevêtrements de membres et quand Aoife se redresse, ignorant la douleur irradiant de son bras brisé et du reste de son corps fourbu, elle est soulagée de voir que le cadeau est intouché et à l'écart. Néanmoins, durant le temps qu'il faut à ses yeux bleus pour étudier cette scène, Chaghan en profite pour lui envoyer son poing fermé dans la mâchoire.

Le monde devient noir, et le monde devient douleur. Aoife aimerait se rouler en boule sur le sol et se mettre à pleurer, mais il lui suffit d'invoquer dans ses pensées le regard bleu fiévreux de Sofiane pour ne pas se laisser aller à ce bas instinct - alors à la place elle rue, elle se débat, elle enfonce ses doigts dans le visage de Chaghan, elle mord son poignet quand il passe sous son nez. C'est stupide et primal, et le genre de comportement qu'elle déteste, mais elle n'a pas le choix. Sofiane ne peut pas mourir. Ils sont sensés s'en sortir, être sauvés, et vivre heureux et ensemble quelque part. Elle se l'est promis, puisqu'ils le méritent.

"You fucking bitch!" Aoife ignore l'insulte de Chaghan, lui attrapant plutôt le bras pour ne pas qu'il puisse récupérer le cadeau duquel ils se sont rapprochés lors de leur lutte. Elle a toujours été plus grande et lourde que lui, et lui a perdu un peu de sa superbe depuis qu'ils sont ici, et elle est en train de gagner, contre toute attente, ce combat fouilli désespéré. "I'm sorry," gémit-elle pourtant en enfonçant un coude cruel dans son oeil blessé et boursouflé, et elle saute sur ses pieds pour s'éloigner de lui quand il se met à hurler de douleur en cachant son visage dans ses mains.

La boîte en métal est froide entre ses doigts lorsqu'elle l'attrape enfin, et Aoife s'éloigne à petits pas en ignorant le regard plein de haine que Chaghan vrille sur elle. "I'm going to fucking kill you. - It's ours, you don't get-- - I'm going to fucking kill you and have him watch- - No, you can't! Chaghan, we used to be friends-- - I have no friends here! - WHAT THE BLOODY HELL IS GOING ON HERE?!" Aoife se réfugie presque naturellement derrière la silhouette imposante du prisonnier faisant partie de la meute de Javier qui vient d'apparaître, l'air mal réveillé. Elle voit aussitôt la silhouette de Chaghan se recroqueviller, le Halfer en lui s'inclinant malgré lui face à l'autorité du loup-garou qui lui fait face et l'écrase de son mètre quatre-vingt-dix. "He tried to steal my- our gift, I--" La voix d'Aoife s'estompe et elle recule. "I need to..." Elle a peur, soudainement, que d'autres s'y prêtent aussi. Elle voit des silhouettes apparaîtres, des regards vrillés vers la boîte métallique entre ses doigts, le cadeau reconnaissable entre tous. Combien de prisonniers ont été passés à tabac dans des circonstances similaires?

Elle peut même voir le regard envieux du loup-garou sur la boîte, ses yeux verts qui s'attardent dessus. Sa chemise est tâchée de sang, et ce qui ressemble à une brûlure s'étale sur une partie de son crâne. Aoife raffermit sa prise sur le cadeau en reculant jusqu'à ce qu'il grogne: "go" avant de se tourner vers Chaghan.

Aoife ne se le fait pas dire deux fois et tourne les talons en se remettant à courir, ignorant les courbatures et la douleur pour rejoindre Sofiane à l'étage de la petite maison. "SOFIANE!" s'écrie-t-elle en voyant sa forme inconsciente à même le sol, près du lit, et elle se précipite sur lui pour prendre son visage dans ses mains. "Oh, no, no, no, no, no." Elle sent son coeur remonter dans sa poitrine, se loger dans sa gorge serrée et c'est avec angoisse qu'elle ouvre la boîte magique. Il y a une épaisse pâte à l'intérieur, qu'elle reconnait immédiatement pour avoir travaillé dans une boutique d'apothicaire pendant la majorité de sa vie. "No, no, no, wake up, Sofiane, wake up, please, please." Elle enfonce deux doigts dans l'onguent épais, et commence à lentement l'appliquer sur la blessure. "Please, baby, Sofiane, please, wake up, if you can hear me, please wake up." Les sanglots se mêlent à ses prières presque naturellement, et ses joues se strient de larmes alors qu'elle continue d'appliquer généreusement l'onguent sur la blessure à vif de son dos, regardant certaines parties commencer à se résorber lentement. Mais ce n'est pas assez vite, ce n'est jamais assez vite, et ils ne se réveillent pas.

Elle aurait peut-être dû économiser un peu de la pâte pour ses propres blessures, mais la boîte est presque vide quand elle a fini. Aoife n'a aucun regret, prenant le visage de Sofiane sur ses genoux, passant ses doigts tremblants dans ses cheveux noirs. "You can't go, Sofiane, you can't go, you hear me? Please, wake up, please." Les gens ne meurent pas, sur cette île - et elle réalise seulement maintenant qu'ils héritent d'un destin bien pire que la mort à la place.