« Il faut tout faire soi-même dans cette maison ! » Il était encore très tôt, mais le jour commençait déjà à se lever. Le fond de l’air était frais, et pourtant, Ana était emmitouflé dans son habituel affreux gilet de grand-père. Il se faufilait d’un pas précipité dans un quartier paumé et encore endormi du Londres moldu, hâtant le pas pour rentrer au manoir Crain au plus vite.
Il maugréait dans la barbe, qu’il n’avait pas, après ses Adeptes, dont aucun n’avaient été disposés pour aller lui chercher une recharge de l’un de ses innombrables onguents pour entretenir ses organes maudits. Soit ça refusait de se lever trop tôt, soit c’était reparti vivre leur vie de vulgaire sorcier. Note à lui-même : à son retour, Ana allait définitivement demander à Imelda s’il pouvait recruter davantage d’Adeptes. Qu’à cela ne tienne, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, à force de refuser de s’entourer de trop de sorciers à son service. Il préférait de loin ses blattes, plus dociles et surtout plus futées. Pas de risque qu’elles convoitent sa nature quasi-divine de vampire, elles, au moins. Bon, en revanche, pour aller faire des courses, les blattes, c’était pas ce qu’il y avait de plus pratique.

Aussi, il avait dû se rendre dès l’ouverture dans une obscure boutique de potions, qui avait tendance à faire des heures supplémentaires, voire à rester ouvertes aux pires heures du jour et de la nuit, comme si son propriétaire avait une double-vie, ou même quelque chose à se reprocher. Bah, peu lui chaut ; Ana, du moment qu’il a récupéré sa potion, il se casse, sans demander son reste.
Tirant son caddie en toile derrière lui, les roues claquant sur les pavés, il trottait jusqu’à son point de passage vers le monde sorcier. Il ruminait sur les précédentes déconvenues, quand soudain, saisi d’un doute, il lève brusquement le nez.
« ...Je l’ai récupéré sur l’étal, au moins, ma potion ? » Il ralentit la cadence, refusant pertinemment de s’arrêter, de laisser le doute faire son bout de chemin jusque dans sa cervelle stockée au fond de son caddie. Non, il ne vérifiera pas dans son chariot. Il sait qu’il a récupéré la petite fiole, il avait même frotté contre une petite écharde, il le sait... A moins que ce soit au moment de régler la note… Il ne se souvenait pas avoir mis la potion dans son caddie… Ni dans sa poche ? Mais si ! Même qu’il l’avait calé entre son pancréas et son foie !

N’y tenant plus, Ana s’arrête au milieu de la rue, déserte, après une consciencieuse vérification. Du bout de sa baguette, agilement cachée dans la manche de son gilet, il désarme le sortilège verrouillant son caddie, rabat l’ouverture et, au moment de fourrer son bras jusqu’au coude pour tâter ses bocaux, des pas précipités résonnent dans son dos et, un importun lui arrache le caddie des mains.
Ana reste interdit quelques secondes, le temps de ne pas cligner des yeux (il en est désormais incapable, ndlr). « Nan mais ça va pas ! » couine-t-il. « Arrêtez-vous, espèce de vaurien ! »

Le grand échalas galope encore quelques mètres, titubant dans tous les sens, comme s’il ne savait pas quoi faire de ses jambes et de ses bras si longs. Ana plisse les yeux, tirant sur ses pommettes douloureuses, en essayant de comprendre ce qui était en train de se passer. C’est qu’avant de s’étaler par terre, le voleur avait eu l’air d’exécuter un petit bond, comme s’il s’attendait à enfourcher quelque chose…
Bah, tant mieux pour Ana, de toute façon. Il n’avait pas prévu de se lancer à sa poursuite (il n’avait pas couru depuis quarante-huit ans, et encore, la dernière fois, ça avait été pour rattraper une blatte qui cavalait partout dans la chambre de Soeur Lorelei), et il se voyait mal aller rapporter à la police qu’on venait de lui dérober son caddie plein d’organes encore chauds. Il aurait fallu rentrer fissa à la maison pour déployer ses Disciples dans tous les sens, voire même faire appel à la faction de Frère Severino, qui n’aurait pas manqué de juger ses choix de vie.

Passé la sensation de chute qui lui avait fait avoir un haut-le-cœur (et quelques soubresauts dans le bide), Ana claudique jusqu’au brigand improvisé qui se relève déjà sur des jambes tremblantes, comme un poulain de Sombral. Le grand garçon ramasse un bocal, Ana retient sa respiration déjà au ralenti. Etonnamment, l’inconnu s’y accroche comme si ça avait été le sien, d’estomac, et qu’il venait de le faire tomber au nez et à la barbe d’un inconnu ; ce qui était sensiblement le cas, mais dans l’autre sens, ceci dit.
Ana pince les lèvres, fouillant à toutes allures dans sa caboche un peu secouée par la chute, à la recherche d’une excuse, d’une explication plausible mais pas trop tordue non plus, à offrir à cet ahuri.

Il décide de la jouer comme cette saugrenue médecin légiste qu’il avait rencontrée quelques jours plus tôt, surprise en flagrant délit de dégustation de cœur humain… C’est-à-dire rester inébranlable, comme s’il n’était pas du tout en tort. « Gimme that back. » siffle-t-il, tendant un bras rigide et tremblant. « I can totally explain. » Il fait un pas supplémentaire. « It’s for science purposes. It’s my job ; I’m a- oh boy I can’t believe I’m doing this- transplant doctor, and I’m in a hurry! » Il comptait, bien entendu, sur l’état éméché de son interlocuteur pour faire passer une pilule aussi grosse et absurde. « So please put that back in the trolley, carefully, and go off! »
Ana avait tendu les deux bras au fur et à mesure de ses consignes, approchant doucement, à l’instar d’un éleveur de bestioles dangereuses qui tentait une approche sans les effrayer. Il donnait l’impression de maîtriser la situation, mais en réalité, il suait à grosses gouttes dans son gilet, terrifié à l’idée qu’il puisse arriver quoi que ce soit à ses entrailles. Concrètement, il n’avait pas grand-chose à craindre ; les bocaux étaient magiquement scellés, et garnis de runes pour les rendre résistants aux chocs imprévus. Mais, à y regarder de plus près, le jeune homme avait l’air d’avoir passé une sacrée soirée, et qu’il en devenait, de fait, on ne peut plus imprévisible.

Ana s’était immobilisé à mi-chemin, observant attentivement les moindres faits et gestes de l’inconnu dodelinant. C’est qu’il avait désormais du mal à finir ses phrases, à force d’éructer et de hoqueter, à croire qu’il allait rendre son repas (ou plutôt sa cuite) de la veille. Ana plisse les yeux, pensant certainement que ça éviterait une catastrophe, ayant du mal à se concentrer sur les doutes émis par son obligé, tant il fixait intensément des yeux son précieux bocal. Regarder son estomac se balader de droite à gauche lui filait le mal de mer, et si ça continuait, ça n’était pas Jamie mais bien Ana qui allait repeindre les pavés…

Ah bah non, en fait, Jamie ouvre le feu en premier.
Ana se frotte le bas du visage, puis joint ses mains sous son nez. Mon Dieu, sur quel imbécile était-il encore tombé ? La mixture dégoulinant sur le verre contenant son estomac le laisse sans voix, et il aurait mieux fallu qu’elle le laisse sans odeur. Le fumet rance du dégobillant lui picote les narines, et il prend sur lui-même et sur son estomac quasiment vide pour ne pas l’imiter. On pouvait même observer que son estomac avait l’air de se tortiller, en suspension dans son formol, à se contracter comme pour mieux expulser son maigre contenu.

Le poing désormais serré devant sa bouche close, Ana est bien tenté de partir en courant pour aller reprendre sa respiration ailleurs. Mais il ne peut pas laisser tout son barda entre les mains de cet énergumène puant. Vite, il devait trouver une autre excuse, suffisamment glauque pour qu’elle puisse satisfaire son interlocuteur peu enclin à le prendre pour un médecin… Bah, il n’avait pas cinq milles solutions.
« Ok, you got me ; I’m a body organ trafficker, alright? On my way to sell off these things. Am I creepy enough for you to believe that? » Malheureusement pour lui, l’inspiration qu’il prend à mi-chemin dans son discours est celle de trop. Un peu de bile crachote de son pauvre estomac malmené. Oh boy, il priait la très sainte Imelda que l’inconnu n’ait pas fait le lien entre son hoquet et le spasme de l’estomac contenu dans le bocal.
« Anyway, these organs may not be mine, but there are not yours either. So hands off! What are you gonna do anyway? Tell the police? » Si besoin, il les enchanterait d’un sortilège d’illusion, leur donnant la forme de légumes ou Dieu sait ce qu’on trimballe habituellement dans un caddie de courses. Et, si ça ne suffisait pas, il se ferait une joie de malmener un peu la mémoire de cet énergumène un peu trop curieux.
Bah, la prochaine fois, il insisterait un peu plus pour que ce soit ses Adeptes qui se bougent le cul…

Ils ne sont plus séparés que par quelques pas. Ana a du mal à respirer, mais à l’inspiration suivante, il met tous ses sens de vampire en éveil, et constate que, sous l’épaisse chape d’odeur de vomi, il persiste un soupçon de magie, qui ne provient pas que de ces bocaux. Un sorcier ? Cela pourrait éventuellement expliquer pourquoi il n’avait pas dégainé son téléphone portable de moldu, aussitôt qu’il avait découvert qu’un individu louche se baladait en pleine rue avec des organes humains…
« Fair enough » susurre Ana au dos de l’individu, « Accio stomach! » Le bocal s’agite et roule au sol jusqu’aux pieds de son propriétaire qui le ramasse promptement.