début juin 2007 » Tout va de travers. C’est la première chose qu’Odalis a laissée échapper à son retour, la seule explication qu’elle a fournie à Shaula lorsqu’elle l’a presque suppliée de passer à la maison. Elle n’a vu personne encore, n’est pas même passée chez Azra récupérer sa fille pour quelques jours. À vrai dire, elle hésite à le faire : si la menace de la malédiction qui l’afflige n’était pas suffisante, elle sait aussi qu’elle risque de ne plus jamais vouloir repartir. De ne jamais la laisser hors de sa vue, jamais. Elle a peur de ne jamais revenir, de ne jamais revoir la personne la plus importante dans sa vie, de la laisser seule avec une famille qu’elle n’a jamais connue. Et, de fait, appréhende la discussion qu’elle doit avoir avec Jarod, qui risque d’être… aussi compliquée qu’intéressante, pour faute de meilleurs mots.

Tout va de travers, elle a encore les cheveux pleins de sable, des souvenirs manquants, et d’autres particulièrement marquants. Chacune de ses suggestions, balayées d’un geste agacé de la main, de regards tournés vers le ciel, de ricanements moqueurs – chacune de ses affirmations, contredites avec véhémence. Comme s’ils n’avaient plus confiance en elle, qu’elle n’était qu’une fraude, qu’elle ne connaissait rien à rien et qu’elle ne méritait pas d’être à leurs côtés. Le départ dramatique de Beppe comme une cerise déplaisante sur un gâteau merdique.
Pour couronner le tout, ils ont à peine effleuré du bout des doigts une piste de solution. Autant dire qu’ils risquent de bouffer du sable encore longtemps, s’ils tiennent absolument à se débarrasser de la marque disgracieuse gravée dans leur chair (et de la malédiction divine qui les afflige).

Odalis n’accomplit rien, vraiment, en attendant Shaula. Elle observe l’appartement d’un air vide. Ce lieu si familier et étranger tout à la fois, sans la voix haut perchée d’Hazan, impeccablement rangé d’avoir été inoccupé pendant un mois. Il n’y a que la valise ouverte dans sa chambre comme signe de vie; il n’y a que son souffle qui perce le silence angoissant de ce qui devrait être un cocon rassurant, et qui est loin de l'être.
Elle guette les pas dans le couloir, à chaque fois déçue et désespérée qu’ils ne s’arrêtent pas devant sa porte – si bien que lorsque les coups brefs retentissent contre le battant, il lui faut plusieurs secondes avant de réaliser que cette fois, c’est bien pour elle.
Bondissant sur ses pieds, elle se précipite vers la porte, de peur d’avoir fait attendre son invitée (sa sauveuse). Le visage connu est comme un baume au cœur, un petit point de lumière pour chasser l’obscurité.

Et la sorcière laisse entrer son amie en silence, baisse le regard alors que l’émotion enfle entre ses côtes. Elle se voudrait solide, accueillir Shaula avec un sourire, mais ne réussit qu’à peine à refouler ce qui gonfle son cœur et lui serre la gorge – le trop-plein d’émotions contradictoires, de chagrin, de colère et d’anxiété qui l’habitent depuis des mois – jusqu’à ce que ses yeux soient baignés de larmes et qu’elle laisse échapper un couinement pathétique. Un sanglot qui s’échappe malgré toute sa retenue, alors qu’elle s’échoue dans les bras de Shaula, sans même un bonjour.

C’est presque honteux, ce manque de réserve. Indigne d’Odalis Bayat, certainement – d’ordinaire, rien ne la bouscule, ne la presse. Mais cette histoire de malédiction n’a rien de banal, et malgré tous ses efforts, la sorcière n’arrive pas à contenir le flot d’émotions qui se grugent une place au creux de son ventre depuis des mois. Elle s’en voudrait presque de faire subir tout cela à son amie (s’en voudra assurément lorsque celle-ci quittera son appartement) qui n’avait pas été avertie qu’une crise de larmes était au programme.
La sollicitude de Shaula ne fait rien pour apaiser ses sanglots, bien au contraire. Comme si ses pauvres nerfs n’avaient attendu que ça, qu’une bonne âme à laquelle déverser tous ces sentiments embrouillés et confus, la honte et la rage et la peur et l’impuissance emprisonnées dans sa gorge qui ne demandaient qu’à sortir.

« Excuse-moi, qu’elle renifle piteusement, serrant les doigts fins de Shaula entre les siens. Je ne voulais pas t’accueillir comme ça. » Elle est heureuse de la voir, bien sûr. Leurs retrouvailles en coup de vent lui semblent déjà bien trop loin, et Odalis aurait préféré que cette fois elles puissent se trouver dans de meilleures circonstances. Malheureusement, ce n’est pas le cas – et elle doute fort que les circonstances s’améliorent s’ils ne trouvent pas de solution à leur épineux problème. « Je suis contente que tu sois là. » Il y a même un pauvre sourire qui se cache sous les larmes, honnête et empreint de douceur. Si Shaula et elle n’ont eu que trop peu l’occasion de se voir, dans la dernière décennie, Odalis a l’impression que ça n’a en rien entamé leur amitié. Sa présence lui semble si naturelle et si évidente, elle en oublie que la jeune femme n’a jamais mis les pieds dans son appartement, que pendant des années elle a deviné les inflexions de sa voix dans les traits précis de son écriture appliquée. « Viens t’asseoir, je vais faire du thé. » Le temps de se recomposer un peu, d’endiguer les hoquets qui menacent de reprendre.

Une fois entre ses mains, la tasse brûlante est une distraction, quelque chose pour occuper ses mains et son esprit alors qu’elle essaie de trouver par où commencer. Jusqu’à quel point devrait-elle dévoiler ce qui les afflige ? « Tu te souviens de l’expédition dont je t’ai parlé ? Celle qu’on préparait depuis… des années ? » Elle ne sait même plus depuis combien de temps Lillian les baratine à-propos de ce temple en particulier. Il lui semble qu’il a été là depuis toujours, à rôder dans l’ombre, puis à se presser au-dessus de sa tête comme un nuage d’orage. « Rien ne se passe comme prévu, souffle-t-elle en baissant le regard vers ses mains. Et tout est de pire en pire. » Une autre bouffée d’émotion la saisit à la gorge alors qu’elle se remémore le regard méprisant de ses coéquipiers.

« On a été maudits. Rien que de le dire, la pièce semble plus froide, plus inquiétante. De tous ses proches, il n’y a qu’Ambros, que la Ligue qui soient au courant. Elle n’a rien osé avouer à qui que ce soit d’autre. Colm – celle qui a insisté pour qu’on fasse ce job – est partie seule en avril et a disparu. » Elle hausse les épaules d’un geste qui serait presque nonchalant, si elle n’avait pas été si triste, si désemparée. « Il n’y avait rien, là-bas. On a essayé d’entrer sans y arriver. On ne s’entendait sur rien, Ambros disparaissait sans cesse, Castor est parti sans rien dire. » Elle ose à peine mentionner le manque de confiance de ses coéquipiers. Peut-être l’a-t-elle mérité, après tout. « Je ne sais pas quoi faire, Shaula. Ses yeux s’emplissent de larmes à nouveau et elle les chasse de la paume de sa main. J’ai peur qu’on n’arrive pas à s’en sortir. »