L'odeur du souffre agressa les narines du Saint Homme. A ses côtés, un prêtre, pensif, allumait des cierges avec autant de précaution qu'il cherchait les prochains mots qui allaient franchir ses lèvres. Chacune de ses paroles serait  pesée, mesurée, passée au crible par Severino. Celui-ci patientait, mains dans le dos, un rosaire runique glissant entre des doigts calleux,  le regard  perdu dans un vitrail baigné de lumière. L'inquisiteur était de ceux guidés par une voix intérieure. Bien qu'hésitant, le prêtre se lança :  « C'est à Jivan que je fais mes rapports.
Le silence reprit, le temps d'un instant. La loyauté de l'Adepte à l'égard de la hiérarchie de leur ordre était appréciable. Et pourtant. Bien entendu, tu continueras de lui faire ces rapports, et lui répéteras ce que tu vas me dire dans un instant. J'ai néanmoins besoin de l'entendre de ta bouche, là, maintenant. » Quelques jours après la mort d'Ishmael, un autre drame, plus discret avait frappé les rangs des Douze : la mort de frère Aaron. Proche du Disciple Ishmael,  l'Adepte Aaron fut précipité vers l'imminent du haut de son âge avancé. La nouvelle ne fit pas de vagues. Aaron s'était éteint paisiblement. C'était dans l'ordre des choses. N'est-ce pas ?
« Quelle était sa relation avec Ishmael ?
- Bonne. Ishmael appréciait la ferveur d'Aaron. Et ce dernier admirait Ishmael.
- Même ces derniers mois ?
- Il y a quelques semaines, presque un mois de ça, j'ai surpris frère Ishmael et frère Aaron au confessionnal. Le regard de Severino s'affina, attendant qu'il en vienne aux faits. L'homme marmonna contre lui-même, puis céda. Ce n'était pas Aaron qui était à confesse. Nouvelle pause. Les billes du rosaire crissèrent les unes contre les autres ; feulement du verre. En es-tu sûr ?
- Certain. Les Disciples ne se confiaient ainsi qu'au père Tobias. Il n'en avait jamais été autrement. S'il en avait été ainsi, c'est qu'Ishmael avait des choses sur la conscience qu'il ne pouvait confier à leur Père. Je suppose que tu ignores la nature de leur échange ?
- Je n'aurais osé-
- Naturellement. Danger profond. Les Douze dansaient sur un Vésuve latent. Logeait-il au cloître ? Je souhaiterai accéder à sa cellule. »  Ce qu'il fit.

Le regard rapace, les traits figés, Severino observait. Père Tobias feuilletait de ses mains fines et trop douces le bréviaire que Severino lui avait apporté. Le "Ora et Labora", prie et travaille de Saint-Benoit n'était plus la règle d'airain qu'elle était autrefois. Les temps changeaient. En tenir rigueur à leur Père ne rimait à rien. Mais pourtant, à cet instant, rien chez Tobias ne trouvait grâce auprès de Severino.
Le Prêtre parcourait le bréviaire encore et encore, bien au delà du nombre de pages qu'un si petit livre  semblait contenir à première vue. Il le feuilleta de la même manière que le Disciple un peu plus tôt, et le livre devint carnet. Les enluminures et lettres gothiques laissèrent place à la plume nerveuse d'Aaron, confident d'Ishmael. Tobias tenait là son journal. « Des feuilles ont été arrachées. Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché. Par remords, sans doute. Coucher ces pensées impies sur papier n'a pas dû être suffisant pour les faire taire en son âme. Déchirées, gardées hors de la vue du Prêtre. Droit, son esprit répugnait et se cabrait face à de telles intrigues et dissimulations, mais quelque chose dans les agissements de leur Père faisait qu'il ne pouvait se résoudre à le croire sur parole. Avez-vous lu ce journal, Severino ? Au pénitent de répondre, continuant de pécher : Juste assez pour m'assurer de sa teneur, mon Père. Par la confession, Ishmael avait clos les lèvres d'Aaron en ouvrant les siennes. Il n'était pas question d'envisager que l'Adepte ait parlé à qui que ce soit de ce que le Disciple lui avait confié. Mais peut être avait-il cherché d'autres moyens de soulager sa conscience. Le carnet que tenait à présent Tobias avait servi de déversoir. Les dernières pages semblent être cryptées.  De quoi alimenter les soupçons quant à la nature délicate de ce que couchait sur papier Aaron. Jivan en viendra à bout. » Une simple formalité pour lui, à n'en pas douter. Tobias ferma le journal et le posa sur son bureau. Severino, immobile, considérait le bréviaire comme on considérerait un gouffre.

A l'aube de la mort d'Ishmael, Tobias avait demandé à voir le descendant de Thomas l'incrédule. « Il se passe au sein des Douze quelque chose qui exige l'attention d'un homme clairvoyant et prudent comme vous l'êtes, frère Severino. Clairvoyant pour découvrir et prudent, le cas échéant, pour couvrir.
- Frère Jivan serait bien plus à-même de s'occuper d'une telle mission, mon Père.
- Jivan est bien sûr chargé d'enquêter de son coté. L'air préoccupé, Père Tobias s'était détourné du Disciple pour se rapprocher de la fenêtre. Derrière les verres teintés de son étude, quelques jeunes novices s'entrainaient dans la cour. Il avait cru reconnaître Eleazar parmi eux. Vous avez été inquisiteur, vous n'êtes pas étranger à de telles recherches. Et nous devons envisager le pire... Il est fort probable que la mort de frère Ishmael soit le fait d'un traitre. C'était une chose de questionner les faits, se l'entendre faire dire par Tobias en était une toute autre. Il est temps de séparer le bon grain de l'ivraie, avant qu'il ne fasse d'autres victimes. D'ici là, nous ne pouvons faire confiance à personne. Guère du genre à articuler deux mots quand un suffisait, l'inquisiteur se contenta d'acquiescer et de répondre dévotement : Ainsi soit-il. »