Partie 3

« Bon, les mioches, allez voir Phil, là... » Tu chasses les petits sur ton chemin de vagues coups de pied dans le vide. Les soirs de pleine lune, c'était toujours le gros bordel dans le camp. De base, ça l'était, I mean, on parle d'une poignée d'adultes tous plus dégénérés les uns que les autres, en charge d'une multitude de gamins en passe de devenir comme eux. Ajoutez à ça l'énervement et l'agitation intestine qui vont de paire avec la pleine lune, et vous obtenez... un joyeux chaos.

D'un autre côté, à force, tout le monde était un peu rompu à l'exercice. Aussi, les marmots, c'est qu'ils y tenaient vraiment, à te courir dans les pattes puis à se faire engueuler, que ce soit pour purement te faire chier, ou pour te chouiner dessus, tellement ils avaient peur de ce qui allait se passer. Mais toi, tu fends le troupeau à grandes enjambées, résolu à retrouver un loup en particulier. Parce que la pleine lune, c'était toujours cet habituel foutoir, sauf quand il fallait initier un nouveau. En l'occurrence, c'était Arse, ou Arsène (personne s'était jamais vraiment fixé), qui était en train de glandouiller tu sais pas trop quoi avec ses bâches et ses chiens.

Généralement, quand tu devais initier un loup à sa première lune, c'était un môme ; et tu te voyais mal te comporter avec le vieux schnock comme tu te comportais avec les petits. Ça te va bien, de rassurer une petite gueule d'ange, ça te va bien, de consoler un enfant avec la morve qui coule partout à cause de la douleur. Tu sais compatir, quand ils assistent avec horreur au spectacle terrifiant de leurs propres membres qui se tordent et se transforment, à l'instar d'une puberté monstrueuse et accélérée.
Avec Arsene, ça allait être autre chose... Et un autre chose que tu savais jamais vraiment comment aborder. C'était pas la première fois que tu mordais un adulte, en témoignent Nums, Wyvern ou même Cook. Mais c'était la première fois que c'était par accident, et que tu n'attachais pas une importance particulière à ce loup-là, bien que ton instinct et ta fierté d'alpha t'empêchent de le laisser se carapater, comme l'autre fois...

« Oi, Arse', tu lui colles un ptit coup de ton pied nu et poilu dans la patte. Ce soir, c'est ta première lune, pas vrai ? Tu fais genre, tu te renseignes, et aussi pour que tu sois sûr qu'il l'ait pas genre... oubliée... Tu vas la passer avec moi ; c'est un truc qu'on fait, pour les premières fois... » Tu n'as aucune idée de si tu dois le prévenir cash que ça allait être le phénomène le plus douloureux qu'il ait jamais expérimenté (la morsure en elle-même, à côté, c'est rien), ou si au contraire, tu devais banaliser le truc, histoire qu'il se doute de rien... en espérant qu'il avait pas eu la brillante idée d'aller se renseigner auprès de ses petits camarades. Wyvern se serait fait une joie de lui lister dans les détails tout le processus de désarticulation, ou Chip aurait même pu tenter de lui faire peur. « J'sais pas trop ce qu'ils t'ont raconté, les autres, mais en tout cas, fais pas gaffe ; personne la vit d'la même manière, tu vois ? »

Ça avait beau faire plus de quarante ans que tu mordais à tout-va, tu avais toujours l'air dans tes petits souliers, quand il s'agissait d'initier les nouveaux à leur première pleine lune. Bold statement quand on voyait la taille de tes panards, pourtant. C'est que, de vous deux, Arse était de loin le plus légitime à pas se sentir dans son assiette (pas comme s'il en avait vu une, ou juste une propre, ce dernier mois). Mais tu laisses rien paraître, parce que c'est toi l'Alpha et que tu venais de passer une demi-heure dans ton bout de salle de bain, à te tortiller devant le miroir, pour repérer un coin de ta couenne encore vierge de morsure. L'ironie du sort a voulu que ce soit sur ta fesse gauche... Ce qui expliquait peut-être pourquoi tu étais pas méga méga à l'aise, présentement.

« Juste avec toi papy ? qu'il coasse, t'arrachant un froncement de sourcils ennuyé. - Oui, enfin nan ; y'aura les autres, aussi. J'veux dire, ils vont s'transformer, hein, mais juste : reste avec moi, ce soir, ok ?" Si l'intonation donne l'impression que c'est une question, il n'en est rien. Que tu le lui ordonnes au préalable ne changera pas grand chose, une fois la lune au plus haut dans le ciel. C'est sous forme de loup que l'aura d'alpha est la plus suffocante ; aussi, il n'aura pas d'autres choix que de te coller au train (et d'y apposer sa morsure au passage, d'ailleurs).

« Jpeux me déchirer la gueule à la bière avant ou ça va poser probleme... ? Les loups peuvent être bourrés ? Ça doit être drôle à voir. Tu clignes de l'oeil, désarmé face à cette question saugrenue. D'un côté, ça te rassurait qu'il pose ses questions, c'était toujours mieux que de le sentir mariné dans son jus d'incompréhension et de peur ; mais de l'autre, tu restais bien interdit face au fonctionnement chaotique de sa matière grise. - Euh, écoute, j'veux pas m'avancer d'trop, mais pour sûr que Fish, elle passe rarement une pleine lune sans être un chouïa imbibée..." Pour ne pas dire qu'elle passait même rarement un jour normal sans l'avoir entamé avec une demi-douzaine de bibine.
Tu attrapes celle qu'il te tend et en boit une première gorgée. "T'sais quoi? J'pense même que ça peut t'aider à t'détendre..." Tu t'interromps un peu trop brusquement pour être honnête, noies la fin de ta phrase dans une seconde goulée. Un peu trop tôt pour lui parler de la douleur, peut-être.

Fort heureusement, Arse en a encore toute une liste, de questions improbables. « T'es bien sûr que je vais me transformer, hein ? » Celle-ci manque de te faire recracher ta bière. "P-pourquoi tu te transformerais pas?? rétorques-tu, interdit. Tu lèves les yeux au ciel, et c'est en les posant sur la caravane qu'Arse partageait avec Gy' que tu penses faire le lien. Hé, c'est Gy' qui t'raconte des cracks ou bien? L'écoute pas, hein, il est pas fini, lui... J'veux dire vraiment. C'est c'qui arrive quand j'vous mords mais genre en restant comme ça. Crois-moi qu'si vous comparez vos morsures, ça rend pas exactement pareil... D'un mouvement du bras de haut en bas, tu désignes ton gras du bide. Faut qu'il arrête d'te r'tourner le cerveau, le p'tit, là. J'sais qu'il est pas rassuré, 'faut dire que ça va pas être sa meilleure nuit, mais il est chiant, à la fin!" Tu donnes un coup de pied dans la roue de la caravane, et t'accroupis à la hauteur d'Arse, histoire de mélanger un p'tit coup vos haleines.

"Ecoute, j'vais être franc ; ça va pas être facile. Mais tu vas voir qu'après, une fois que c'est fait, ça va bien t'plaire. Nan parce que, tes p'tits camarades, là, ils en rajoutent des caisses pour dire que ça va faire mal, ok. Mais est-ce qu'ils t'ont dit à quel point ça va faire du bien, à un moment?" On sait pas trop si ton regard qui s'illumine est plutôt rassurant, ou s'il n'est que l'éclat d'un cerveau un peu fou, rongé par l'idée que le retour à la nature lupine était un rétropédalage bénéfique, réservé à une minorité élue.
Tu te redresses sur tes gambettes, lui fais signe de t'imiter. "Allez, lève ton cul troué, on va r'joindre les autres. Ah, et dessape-toi, au passage..."

« Tu comptes pas me la jouer ptit poucet et m'abandonner dans les bois ou trouver une fillette avec une capuche rouge pour m'ouvrir le ventre et me balancer dans la rivière hein ? » Tu lui avais momentanément tourné le dos, histoire de retrouver le reste de la troupe, tandis que la luminosité baissait à vitesse grand v. On avait allumé des lanternes en papier un peu partout dans le camp, ainsi qu'un lampadaire magique qui semblait avoir été directement arraché du pavé du Chemin de Traverse, à en juger par son pied encore cimenté. "Mais qu'est-c'tu racontes encore?!" Tu te masses douloureusement l'arcade sourcilière, ton pouce s'enfonçant dans ton unique œil mort. "T'sais que quand t'es un loup, j'pourrais essayer d'te perdre autant qu'tu veux dans la forêt, tu finirais par nous r'trouver, hein... Et c'est valable dans les deux sens." Tu appuies ton avertissement en le matant en coin, les yeux plissés, histoire que l'idée lui vienne pas de vous fausser compagnie, une fois qu'il aura la vélocité et les quatre pattes d'un loup.

« Hum... T'crois que les loups ça peut roter ? » Tu restes silencieux un court instant, procédant sûrement la saugrenue question de ton loup. Tu finis par laisser tomber, battant l'air d'un mouvement ample du bras, terminé par une main gigantesque comme un claquoir. "Rah! J'abandonne!..."
Finalement, Arse décide à bouger son cul, mais c'est pour s'agripper de nouveau à la porte de sa caravane, comme une hémorroïde au cul d'un troll. "Ouais, c'esr ça, vas-y; mais crois-moi, te voir à poil, c'est le moindre de leur soucis hein... j'te signale qu'ils ont déjà eu droit à mon cul..." Arse a disparu quelques instants, et tu en profites pour enlever ton marcel cradingue. "Et dis à Gy' et Bertha de bien fermer à clefs!" aboies-tu, avant qu'il revienne.

Quand il revient, tu as balancé ton pantalon en travers du barbecue, découvrant un caleçon qui a vu de meilleurs jours. Quand il arrive à ta hauteur, tu passes un bras énorme autour de ses épaules maigrichonnes. Sa peau est glacée, recouverte d'une fine couche de sueur. "M'dis pas qu't'as fait autant d'manières à ta nuit d'noces, hein? T'es pas un d'ces sang-purs coincés du cul, quand même?!"
S'il te répond, tu ne l'écoutes pas, le lâchant en le poussant au milieu des autres plus ou moins déjà à poil. "Bon, les enfants, vous êtes prêts?" Tu lèves le pif vers le ciel. "Ça risque de commencer dans quelques minutes! Phil, lâche ce joint! Fish, lâche Phil! Vous gardez un œil sur les mômes! Arse, viens par là! Tu sens qu'ça vient?" Tu souris malgré toi de toutes tes dents carnassières, tandis que les poils sur tes bras, remontant jusque tes épaules et ton dos se hérissent, comme si l'air se chargeait en électricité statique.

La particularité des bizutages Greyback, c’est qu’ils ne finissent vraiment jamais. Aussi, plusieurs fois par semaine, autour du barbecue dinatoire, ça finissait par prendre les paris sur combien de pintes Arse pouvait s’enfiler avant de se mettre à faire n’importe quoi. Jusqu’à présent, les plus consciencieux de la meute avaient pu noter qu’au bout de cinq verres, s’il faisait suffisamment froid pour qu’on aborde la question du chauffage (minable) du campement, Arse faisait tomber le manteau et se mettait à belly dance. Au bout de sept verres, à jeun, s’il pleuvait, il finissait généralement par se faire enterrer dans la boue par les mômes du campement. Le nombre de verres avant qu’il ne tourne de l’œil, lui, variait considérablement selon ses humeurs, et selon la qualité de l’alcool en stock.

Dans tous les cas, on mesurait la qualité d’une soirée Greyback à la mesure de la difficulté à se réveiller le lendemain. Et de fait, hier avait été une bonne soirée.

Camel déboule dans la caravane de Fenrir, en hurlant à tue-tête. Le vieux loup n’y prête tout d’abord pas plus attention que ça; depuis le temps, il avait le sommeil lourd, et puis, pour que les vociférations du marmot fassent plus de bruit que les ronflements de l’alpha, il fallait y aller. C’est qu’il s’égosille, le petit, parce qu’il a peur pour Pug, et par extension, il a peur aussi pour Arse, qui avait encore l’air bien déchiré de la veille.
"Ta gueule, Camel!!" aboie Fenrir, sans décoller son visage du coussin fait de vieux t-shirts. A tâtons, il cherche un projectile pour lui couper le sifflet, et une pluie de chaussures trouées accueillent le garçon qui, depuis le temps, a appris à esquiver les sautes d’humeur de son daron d’infortune.

Camel ne s’arrête pas, et Fenrir est bien obligé par tendre un poil son oreille poilue afin de faire tourner sa cervelle pour rendre le son intelligible, bien que la panique du garçonnet n’aide pas. "Y’a Pug qui est partie mais elle revient pas et maintenant c’est Arse qui est parti mais j’suis sûr il va pas revenir non plus et moi j’ai pu revenir mais j’veux pas y retourner!!!!" Sur fond de sanglots, Fenrir s’extirpe soudainement de son plumard, demandant à son fils de répéter. Le loup se force à rester calme, même si Pug et Arse perdus dans la nature, ça ne pouvait rien donner de bon.

Fenrir a dû forcer un peu sa grosse patte sur le colbac du garçon pour qu’il le conduise jusqu’à Arse. Il faut dire que, tout au fond de lui, Camel était curieux de ce que pouvait donner le face à face Arse/Fenrir, lendemain de cuite sur fond d’enlèvement d’enfants; en somme, rien de bon et qui n’inclut pas quelques étincelles (et postillons). Fenrir aurait aussi bien pu y aller tout seul, ceci dit. C’est que le vieux et tout récent loup de Fenrir était facile à suivre à la trace, fort de son doux fumet de crasse et de gueule de bois.
Fenrir déboule dans la clairière, Camel sur ses talons, interpellant Arse qui lui tourne son dos courbé. "C’est quoi c’bordel, elle est où, Pug?" Il poignarde Arse du regard, le tenant sans scrupule pour responsable, au vu du temps qu’il passait avec la petite fille (des fois, il avait du mal à les discerner l’un de l’autre, c’est dire).

Et, comme une réponse, Pug hurle de nouveau, son cri vrillant les tympans de ses aînés. Tous les poils du dos de Fenrir se dressent (et ça en fait un paquet, c’est moi qui vous le dis), alors qu’il aboie: "Arse! Pars devant!! J’te jure, s’il lui est arrivé quoi que ce soit j’te...!!" Il n’a pas vraiment besoin/ le temps de finir sa phrase, tandis qu’il repousse Camel pour le forcer à retourner au camp, avant de s’élancer à la suite de son comparse.