Le tumulte du mariage n'avait pas été à la hauteur des craintes de Celyn, en dépit de l'engouement de sa tante et de sa cousine, côté Parkinson – sur les préparatifs avait flotté un parfum de mort, laissé par la trace éteinte d'Aloysius et de Jae-Hwa, les premiers inquisiteurs de cette union de choix. Puis il y avait eu Séoul ; et enfin, Londres ; et Celyn avait pu retourner chez Ezekiel, épuisé, pour lui abandonner sa fatigue, dans le silence délicieux de la villa Zabini. Il lui avait fallu plusieurs jours, pour se remettre de l'état de lassitude dans lequel l'avait plongé les voyages et les cérémonies consécutives – les Médicomages l'avaient mis en garde, une fois encore, une armée inlassable lui rappelant constamment ses propres limitations. Puis Celyn, qui était censé vivre, encore, officiellement, chez Benjamin, était retourné chez ce dernier pour s'enquérir de l'emménagement de son petit frère et de sa nouvelle femme, à Potter's End – s'il avait acheté la maison, il n'avait pu s'y rendre dans les formes pour leur présenter ses vœux.

Il y avait eu assez de vœux, en l'espace de quelques jours ; assez de fantômes, assez d'absences, assez de vide pour leur rappeler l'état des choses, autour d'eux.

Irene lui avait écrit un hibou, pour le remercier du généreux cadeau qu'il leur avait offert – qu'ils leur avaient offert, avait-il corrigé intérieurement, à répétition, car cet héritage était et serait éternellement le leur, quoi qu'il se produise ; Celyn n'en était que le gestionnaire, et s'arrogeait difficilement de ce statut d'héritier (et d'un des plus riches du territoire, comme le lui avait rappelé Soeun, puis Pansy, puis Blaise, les uns se succédant aux autres dans leurs intérêts outrageusement matériels, aux yeux de Celyn). Et Irene, en le remerciant, lui rappelait une promesse qu'il avait oblitérée, au milieu des assurances distribuées durant les innombrables politesses dont il avait servi les Park, et la future mariée ; celle qu'il viendrait leur rendre visite, après le mariage. Les formes le rattrapaient finalement.

Benjamin l'enjoignit à accepter son invitation à demi-mots – et avec un soupir discret, vaincu par le poids d'une dynastie de Rosier sur ses épaules, il s'attela à lui répondre. Le rendez-vous avait été fixé un dimanche, et Celyn avait espéré que Caesar aurait la présence d'esprit de se trouver une excuse pour leur éviter une nouvelle incartade ; son nouveau spectacle qui n'était pas vraiment le sien, par exemple.

La maison avait été construite expressément pour le jeune couple : trop grande et spacieuse pour deux, reprenant l'intérieur traditionnel coréen, un mélange de bois et de papier précieux qui rappelait l'ancienne demeure de la famille – le parfait réceptacle d'une nouvelle fratrie Rosier, l'ouverture vers un avenir radieux, que pourtant personne ne parvenait encore à identifier comme tel.

Un elfe de maison le fit entrer à l'intérieur, et Celyn put redécouvrir l'architecture nette et neuve de la demeure, désormais décorée avec goût (peut-être un peu trop ostentatoire pour celui de Celyn) par les Park – ils avaient, encore, respecté les traditions en laissant le choix de la maison à la famille du marié, et celui du mobilier à la famille de Seung-Wan. Ou Irene – comme elle préférait se faire appeler, avait-elle confié avec un sourire durant une conversation anodine, où l'information avait été énoncée devant l'ensemble de la famille et des connaissances britanniques.

Irene ne le fit pas attendre ; quelques secondes après la disparition de l'elfe, elle l'accueillait déjà dans le hall, parée de son sourire habituel – poli, élégant, sans faille. Seule. Le regard de Celyn balaya légèrement le couloir, derrière elle, avant de ciller et de revenir aux yeux sombres de sa belle-soeur.
Il laissa venir à lui l'annonce de l'absence de son petit frère, qui fut servie aux premières salutations – le léger soulagement qui le saisit remua légèrement l'onde nerveuse de son esprit. Bien ; Caesar avait encore assez d'esprit pour se retirer lorsque la situation le demandait.

Ils s'installèrent dans un petit salon, que l'on avait arrangé pour coller aux standards anglais, et faire prendre le thé aux invités sur une assise à l'européenne – Celyn n'était pas certain de pouvoir souffrir une chaise au sol, dans son état actuel. Il y eut quelques silences, d'autres politesses ; et lorsqu'on leur servit le thé, les abandonnant aux affres d'une conversation mondaine que Celyn avait toujours peiné à tenir, il se tint un instant droit sur sa chaise, ses doigts refermés autour de la tasse en terre cuite d'où s'élevait un parfum bien connu du sorcier – du thé de feuilles de kaki, un autre signe de la prévenance de sa belle-soeur pour un convalescent qui devait encore éviter la théine.

Il releva enfin les yeux vers elle, après un bref examen du brun orangé de son thé, se distinguant nettement sur le fond clair de sa tasse. "샛집에 익숙해지느라 고생이 많겠어요." Un fin sourire ornait le coin de ses lèvres, comme pour présenter patte blanche à Irene – les égards et les codes de politesse, encore et toujours, un exercice qu'il n'avait pas oublié, en dépit de longs mois tenu loin du monde. "어떻게, 영국 생활에 적응이 잘 되나요?" Il ne demanda pas comment Caesar allait, lui ; c'était une chose que de laisser remarquer la tension qui régnait entre les deux frères, et une autre de la montrer aussi explicitement qu'en demandant des nouvelles de son cadet, par le biais de sa femme qui ne le connaissait que depuis moins de quelques semaines.

"La maison est magnifique. Encore un énorme merci pour ce cadeau inestimable." Inestimable, et parfaitement nécessaire ; il aurait été mal vu, auprès des Park ou même des Hwang du côté de sa mère, que les Rosier restent sur la réserve en terme de tradition. Il avait fallu se montrer à la hauteur de la famille Rosier, et piocher dans le généreux héritage laissé par l'incendie pour gracier les nouveaux mariés d'une maison à la hauteur de leur rang : luxueuse, extrêmement chère, beaucoup trop grande pour leurs besoins actuels. 마음에 들어서 다행이네요," répondit-il d'un ton égal, illustrant peu le contentement qu'il disait ressentir – une affaire de politesses, encore une fois, auxquelles il avait été habitué dès son plus jeune âge.

"C’est différent, mais ça me plait bien. Je connais bien la culture et j’ai lu beaucoup sur les mœurs. Je ne suis pas trop dépaysée." Celyn esquissa un léger sourire, laissant le son cristallin de son rire emplir l'espace entre eux deux. "Sers-toi." Il considéra un instant les pâtisseries à leur disposition, et sentit son estomac se révulser à l'idée d'accueillir quelques bouchées de nourriture, refermant ses doigts sur sa tasse de thé. "차로 만족해요." Son appétit, qui n'avait jamais été fulgurant, avait disparu depuis l'accident, le laissant à des repas forcés, sans saveur, et de fait parfaitement insensible aux appels sucrés des délices britanniques. "Et permets-moi de te féliciter pour ton excellent coréen. Je ne peux pas en dire autant de celui de Caesar. " Le sourire d'Irene illumina joliment son visage, une harmonie travaillée faisant agréablement remonter ses pommettes – et passer aisément les félicitations malvenues au sujet de l'une de ses deux langues maternelles. Eun-Ji aurait bondi, en s'entendant être notée sur son coréen ; et Celyn se contenta d'afficher un sourire fin, tout aussi poli que celui de sa belle-soeur, en tachant d'oublier qu'Irene aurait pu (dû) lui être destinée en premier.

Sa mère n'en aurait pas demandé moins, pour l'un de ses fils : coréenne, de bonne famille, jolie, élégante, irréprochable – vive ou simple, Celyn peinait à le déterminer exactement, peu intéressé, de fait, par l'intellect de la femme de son frère. "그쪽의 영어 수준이 대단한 것이죠." Il prit une gorgée de son thé, baissant un instant les yeux, et sentit le goût familier, légèrement amer, des feuilles de kaki d'excellente qualité – probablement un cadeau des Park, ou d'un proche de la famille d'Irene. « C'est excellent », reprit-il en anglais, tandis qu'il reposait sa tasse. Il laissa filer un bref silence, puis releva ses yeux sombres sur elle. « Mon frère se montre agréable, avec toi ? », interrogea-t-il d'une voix qui se voulait la plus égale possible, avant de conclure, en guise d'excuse et de défense à la fois : « Il peut être difficile à vivre, parfois. »

"Je ne peux pas dire que nous passons beaucoup de temps ensemble. " Une surprise qui n'en était pas une ; son frère, de nature chaotique aux yeux d'un Celyn réservé et rigide, n'était plus le même depuis janvier – et en dépit de ses grandes paroles, Caesar peinait, bien entendu, à mener la barque d'un mariage dans lequel il s'était précipité. "Mais, oui il est très gentil avec moi." Celyn eut un léger pincement des lèvres, observant un instant les traits d'Irene comme pour déceler le pot-aux-roses. « J'en suis ravi. » La gentillesse n'était, de fait, pas la qualité fondatrice d'un mariage de Sang-Purs, et Celyn redoutait que les explosions virulentes de son frère ne fasse céder trop rapidement les sourires de ce dernier, faussaire de bonheur d'exception. Le choc de leur dernière entrevue restait encore profondément gravée en lui. "On apprend doucement à se connaître, même s’il est peu présent. " C'était beaucoup d'insistance, sur l'absence notable de Caesar : souligner cette dernière par deux fois, dans leur monde de signaux subtils et de codes alambiqués, était un message clair et bruyant quant à l'inconfort d'Irene. Celyn se redressa légèrement dans son siège, dérangé par cet état de faits qu'il aurait souhaité voir disparaître, après le mariage. "Tu sais peut-être où il passe tout son temps?" La question, à la fois douce et frontale, n'offrait à Celyn que peu de façons de s'y dérober, sous le regard patient d'Irene.

Il y avait quelque chose, à propos de la sorcière ; plus que ce qu'elle pouvait offrir, d'un simple coup d'oeil, et que Celyn avait manqué de perdre de vue, acculé par ses propres problèmes. Irene avait vécu au milieu des Park, seule rescapée de la dynastie de Yeun, avalée par la famille de chaebol qui l'avait ensuite recueillie en son sein – un otage moderne, qui avait dû apprendre à se plier sans rompre complètement pour survivre.
Les Rosier, à côté de ces intrigues complexes, avaient mené une vie de famille tranquille.

Celyn reprit une gorgée de son thé, calmement, avant de revenir à Irene. « Mon frère dédie une grande partie de son temps à ses créations. » C'était vrai, avant – trop occupé à sa convalescence (et à entretenir ce froid glacial entre eux ces précédentes semaines), Celyn ne savait maintenant plus à quoi ressemblait l'emploi du temps de son frère. Se rendait-il encore à l'atelier ? Ou s'était-il trouvé une autre occupation, derrière les portes bien gardées du Pegasus ? Celyn réprima un froncement de sourcils réprobateur en s'imaginant son frère perdu dans ce temple de la luxure – dangereux, illégal, et surtout parfaitement dégradant, et indigne de leur nom. « Il n'y a pas de quoi s'inquiéter », réprit-il sur un ton qui se voulait rassurant, un peu froid peut-être entre ses lèvres.

Caesar était une source infinie d'inquiétude dont Celyn avait héritée en même temps que le reste ; le mariage n'arrangeait rien, au contraire – Celyn se sentait plus que jamais responsable de son cadet, rappelé aux réalités du monde par les liens familiaux qui les unissaient, à défaut du reste. « Je suis navré que tu aies à le voir dans cet état. Les choses ont changé pour Caesar depuis la disparition de Basil. » Et celles de leurs parents et de leur sœur, que Celyn gardait enfermées dans un coin invisible de son cœur – le mot mort ne franchissait jamais ses lèvres. « Laisse-lui un peu de temps. » Il cilla légèrement, dans l'inconfort de prodiguer des conseils matrimoniaux à la Coréenne autour du deuil de leur frère, avant de reprendre une gorgée de thé.

"Je lui laisserai le temps." Patiente et compréhensive (en apparence, tout du moins) ; Celyn cocha discrètement ces deux cases dans la liste rapidement griffonnée par ses soins dans son esprit. Irene n'avait pas été choisie par hasard - par les Rosier-Hwang aussi bien que par les Park ; ces derniers avaient poussé cette pièce choisie de leur échiquier, et il s'avérait, qu'au-delà des lettres et de l'impression discrète (et donc parfaite, pour une future épouse Rosier), Irene se montrait digne de l'image qu'on avait pu se faire d'elle. "Je ferai en sorte qu’il sache que je suis là, au besoin." Celyn considéra le sourire discret de la sorcière : si Irene parvenait à dompter la tristesse fulgurante de son frère, alors il lui devrait une belle chandelle. "Très bien", répondit-il sobrement avant de reprendre une gorgée de son thé, son parfum délicat et la justesse de ce choix, fidèle à l'image lisse et sans aspérités d'Irene, le saisissant discrètement de nouveau. "Tu veux faire le tour du manoir? Si tu as le temps de bien sûr, je ne voudrais pas te prendre plus de ton temps." "Oui, bien sûr," mentit-il avec une aise Il n'était curieux ni de cet intérieur qu'il avait fait construire à distance, sans s'y pencher plus avant, alors épuisé, avant de confier les finesses de l'architecture à Benjamin, ni de la façon dont il avait été aménagé - Caesar n'avait jamais été particulièrement soigneux, ou enclin à l'ordre, et Celyn redoutait de retrouver la maison offerte en cadeau dans le même état que leur chambre d'adolescents, à lui et Basil.
C'était pour cela qu'il était venu : des politesses courtoises autour d'un thé et d'une visite qu'il espérait rapide. Ainsi, ils n'auraient pas à souffrir, au moins, la compagnie méconnue de l'un et de l'autre.

Celyn découvrit, comme prévu, le manoir avec un manque d'intérêt criant : les Park avaient offert un mobilier oscillant entre traditionnel et moderne, qu'il considéra rapidement du haut de sa fatigue, le gagnant à chaque pas dans cette maison qui résonnait (déjà) trop vide.
Est-ce que Caesar finirait par l'occuper, ce vide béant qu'il discernait entre les bruits de leurs pas ?

Celyn avait fait quelques pas dans la bibliothèque, à l'étage, lorsque Irene lui avait ouvert la porte ; la pièce la plus complète de l'endroit, en dépit de cet indécrottable sentiment de manque, une impersonnalité qui ne ressemblait pas à son frère - mais plutôt à son désintérêt criant pour son nouveau foyer. "C'est très beau", fit-il pour la deuxième fois en dix minutes, chaque pièce agrémentée d'un simple commentaire du genre, ou d'un hochement de tête approbateur. Son regard retomba sur Irene, et y resta accroché une seconde de trop : ses joues avaient perdu de leur couleur, et ses lèvres tiraient sur un violet inquiétant. "Tout va bien ?" s'enquit-il en espérant une fausse alerte, se sentant lui-même mal à l'aise à l'idée de la voir si pâle - il n'était pas le plus à même à gérer les situations de crise, au contraire, il était foncièrement habitué à les déléguer depuis toujours.

Celyn se raidit, pris de stupeur, en sentant Irene se retenir à lui – en sentant Irene manquer de lui tomber dessus, avec un manque de grâce criant qu'il devinait, après sa performance presque irréprochable d'un peu plus tôt, être lié à la pâleur de son visage. Elle eut un rire embarrassé qui n'avait rien à envier à la gêne à celle de Celyn suite à ce contact physique inapproprié, visible sur ses traits légèrement crispés et dans le regard qu'il lui accorda, l'observant presque en coin pour ne pas lui offrir toute l'étendue de son embarras et jauger, avec une certaine distance, de la raison de cet écart. « Oui, oui tout va bien. Juste une petite faiblesse. Ça te dérange si je m’assoie un peu? » « Bien sûr », lui offrit-il avec une politesse guindée, la regardant s'asseoir sur le banc s'arrangeant merveilleusement bien avec la disposition du couloir, retenant de passer une main sur sa manche où s'était retenue Irene, sentant sa veste de costume légèrement froissée. « Désolée pour ça », s'excusa-t-elle, et Celyn lui fut reconnaissant d'avoir balayé l'incident avec légèreté, pour mieux lui présenter, ensuite les politesses nécessaires – un pincement imperceptible des lèvres lui répondit, ainsi qu'un léger silence, et Celyn, à qui on avait inculqué que rester debout, inerte, était autrement pire que de s'asseoir sans y être invité, prit place à côté d'Irene à une distance respectable. C'était un peu chez lui, après tout.

Il doutait qu'il se fût agi de quelque chose de contagieux, mais on ne savait jamais – et puis, il y avait l'étiquette.

Un léger silence plana, durant lequel Celyn passa discrètement une main sur sa manche malmenée (tout allait bien, fort heureusement), et coula un regard dans la direction d'Irene, sans néanmoins la regarder directement – la voir dans son champ de vision et ainsi anticiper ses gestes, ses dires, ses réactions. Cette dernière ne montrant signe de nouveau vertige et ne pipant mot, Celyn tourna ainsi légèrement la tête, lui offrant les trois-quarts de son visage à la pâleur n'ayant rien à envier à la sienne. « Nous avons un médecin de famille, ici », fit-il en tournant précautionneusement le regard, cette fois, vers sa belle-soeur, afin de rencontrer un instant son regard. « Traditionnel, bien sûr. Il n'est pas excessif dans ses prescriptions, et il nous a sauvés plus d'une fois d'un mauvais rhume. » Ainsi que des maux répétés, presque constants, de Celyn, dans l'enfance – il l'avait vu, à une époque, plus souvent encore que ses précepteurs, presque autant que la mine inquiète de sa mère ; ses souvenirs d'un autre temps lui éraflèrent le cœur en silence, et il se tut un bref instant pour mieux reprendre, sur ce rythme de diction qui lui était propre : « Je lui demanderai de passer. » Avec Caesar, ou sans lui ; car Irene était de la famille, désormais – et parce que Celyn était incapable de lui apporter une autre aide que celle de l'acupuncteur qui suivait chaque Rosier depuis l'enfance, un gage de confiance qui, à ses yeux, ne se gagnait que lorsqu'on prenait officiellement le nom des leurs.