Il se passait quelque chose dans l’air autour d’elles. Comme si la magie de Gloire restait dans l’air, s’épaississait et les enveloppait. Peut-être la barrière qu’elle avait installé et qui faisait des siennes, tentait d’expulser la sans-magie après l’avoir laissée passer. Peut-être aussi que Gloire ne tenait pas si bien sa magie qu’elle l’espérait.
Peut-être que voir la Sœur Madeleine la rejeter, la gronder et, comme elle le disait, l’interroger l’angoissait davantage que ce qu’elle osait s’avouer. Ces derniers jours, Gloire s’était imaginée, peut-être à tort, recevoir un traitement privilégié de la part de la quasi-reine de ces lieux. Elle avait cru qu’elles avaient un lien, quel qu’il puisse être, qui lui permettait des choses autrement punies. Quelque chose dans le regard de la Sœur Madeleine lui avait donné envie d’en savoir plus et de tester davantage ce qu’elles pouvaient partager toutes les deux. C’était ridicule de sa part, sûrement, d’espérer ce genre de chose d’une femme de Dieu mais Gloire peinait à comprendre comment des femmes aussi seules, aussi proches et protégées des hommes pouvaient véritablement ne pas s’aimer… de cette façon.
S’il y avait eu ces doutes, ces pensées chez la Sœur Madelaine ils volèrent certainement en éclat ce jour-là, alors que Gloire cherchait encore une manière de s’en sortir sans avoir à s’en remettre à des méthodes drastiques. Qui pourraient passer l’envie à Madeleine de lui reparler un jour. Les sang-magies, même sans souvenir, semblaient garder un choc, une réticence, face à ceux qui les avaient malmenés.
Gloire ne voulait pas être regardée de la sorte par la Sœur Madeleine.
Tout comme elle ne voulait pas du regard actuel, de cette violence et, effectivement, de cette magie qui montait, menaçait l’air, occupait les poumons de Gloire qui faisait pourtant tous les efforts du monde pour garder son calme et ne pas laisser sa magie déborder. Sans succès, semblait-il.
— Vous devez vous imaginer quelque chose, la fatigue peut-être ? Un jeûne que vous suivriez ? Je vous assure, ma Sœur, vous n’avez rien à craindre de moi… rassura-t-elle encore, plus douce maintenant que la colère n’avait pas fonctionné.
Plus douce de la voir paniquer, de la voir dans une émotion jusque là jamais observée. Et, encore, Gloire s’approcha, mains tendues en signe de paix, comme pour amadouer un chien agressif.
— Ma soeur, vous ne semblez pas bien, précisa-t-elle même quand la religieuse compressa son ventre.
Pourtant, Gloire ne faisait rien, vraiment rien, ses doigts ne bougeaient pas, sa magie était bien enfermée et…
Elle croisa finalement le regard rouge de son interlocutrice et, bientôt, se sentit inspirer brusquement à la vue des lèvres bien trop rouges pour être…
— Madeleine… ! s’exclama-t-elle dans un murmure abasourdi.
Les mains noires de Gloire vinrent agripper les doigts maintenant anormalement rouges de la nonne qui l’avait accueillie en ces murs et qui, finalement, cela ne faisait plus aucun doute, partageait le péché dont Gloire était définitivement coupable.
— Vous êtes comme moi, souffla-t-elle, entre choc et joie. Serrant maintenant ses doigts dans les siens. C’est pour cela que vous m’avez vue, que vous êtes venue, que vous avez senti…
Elle se sentait fébrile et étrangement récompensée pour son audace. Après des mois, des années de solitude elle trouvait enfin sa semblable dans le lieu le plus improbable…
— Pourquoi m’accuser de ce vous êtes aussi ? demanda-t-elle finalement maintenant prête à avouer et se défendre qu’elle avait trouvé un indéniable miroir.

Il ne fallait pas céder à la panique, et pourtant il était difficile, aux portes de l’angoisse et de l’incompréhension, de ne pas sentir les digues de la raison se briser et laisser passer les vagues d’inquiétude et de culpabilité qui se muaient souvent en colère. Rien de tout cela n’était bien chrétien, mais il venait un temps où, quitte à être perdu, on se sentait d’autant plus sombrer dans ce qui nous perdait. Et la remarque de son interlocutrice, qui venait dire que Madeleine n’avait pas l’air bien était presque risible alors que la Sœur avait l’impression de se consumer et de presque mourir, là, devant leur invitée.
Invitée qui s’approcha ce qui provoqua un mouvement de recul de la part de Madeleine qui ne savait pas elle-même si elle craignait cette femme ou bien si elle craignait de lui faire du mal avec tout ce qui renfluait en elle si violemment. « Madeleine ! » entendit-elle alors qu’elle venait plus près encore et finit par saisir les mains anormalement pigmentée de la Sœur. Le contact de sa peau contre la sienne provoqua un brusque mouvement dans les forces qui la traversait, sans les fortifier ou les affaiblir, mais comme un virage brusque, une secousse qui lui fit perdre le souffle un instant.
« Vous êtes comme moi. — Lai-laissez… » Mais ses propres mots lui faisaient peur, parce qu’elle avait l’impression que ses paroles étaient chargées d’un crépitement trop intense pour qu’elle le maîtrise. Elle ferma la bouche, eut l’impression de se noyer dans toute la force qui affluait dans sa gorge, dans sa bouche, sur sa langue. Et Gloire qui serrait ses mains et qui parlait, qui parlait et… « Pourquoi m’accuser de ce que vous êtes aussi ? » La question martelait son esprit bien trop fort. Étaient-elles vraiment semblables ? Parce que Gloire, si elle prétendait cela, ne semblait pas avoir les difficultés qu’éprouvaient en ce moment même. Ses cheveux ne semblaient pas subir les changements que Madeleine devait cacher sous son voile, ses yeux et sa peau ne prenaient pas des teintes étranges.
Et si Madeleine avait passé toute sa vie à lutter, à refouler, à cadenasser, évidemment qu’elle était prête à accuser une consoeur qui elle ne ferait pas cet effort auquel elle s’astreignait au nom de ce qu’on lui avait appris sur son Seigneur.
Mais là, en ce moment, dans la cour de l’abbaye, elle ne désirait pas accuser, dénoncer ou condamner. Elle désirait juste qu’on l’aide, alors qu’elle perdait tout contrôle.
Ses mains tremblaient, dans celles de Gloire, et la couleur pourpre prenait maintenant tout son bras sous ses vêtements blancs. Son sang lui brûlait dans ses veines et l’ourlet de ses manches commença à noircir, en réponse, comme si un feu invisible l’embrasait lentement.
Elle réussit cependant à entrouvrir ses lèvres, avec l’impression qu’une force brusque désirait en sortir pour tout noyer, tout faire exploser, tout détruire.
Elle ne pouvait pas comprendre que d’être en contact avec une autre comme elle, une autre sorcière qui maîtrisait son potentiel, accentuait sa propre force trop longtemps enfouie.
D’une voix trop rauque, mêlée de filament magiques et d’une crainte sourde elle parvint à articuler, bas : « Ai-aidez-moi. » Avant de déglutit : « Si vous êtes… comme moi. Aidez-moi. » Parce que ce n’était pas le Seigneur qui allait venir à son secours en cet instant.

Il y avait de ces enfants magiques qui naissaient parmi les sans-magie. Les pauvres créatures survivaient rarement dans ce monde cruel pour leurs particularités. Ceux qu’on sauvait étaient intégrés comme on pouvait dans la société magique mais Gloire n’avait pas conscience qu’on puisse atteindre l’âge adulte sans être sauvé. Et pourtant, Madelaine, devant elle, entre ses doigts, avait l’expression exacte de ces enfants qu’on amenait au cœur de leur monde et qu’ils ne reconnaissaient pas.
Et cette magie-là, Gloire ne l’avait jamais vue auparavant. C’était trop naturel, trop profond pour un éclat de magie incontrôlé, cette couleur qui envahissait la pauvre sœur et cette chaleur qui lui brûlait presque les doigts, lui donnait envie de lâcher.
Elle raffermit sa pression davantage encore.
— Vous ignorez tout… souffla-t-elle encore un moment saisie par la situation.
L’absurdité de trouver cette personne ici, cachée de tous et même d’elle-même, et qui maintenant se consumait littéralement sous les yeux de la jeune sorcière. Et finalement, l’appel à l’aide, répété, d’une voix que Gloire ne lui avait jamais entendu auparavant.
— Respirez Madeleine, vous n’êtes pas en danger, répondit-elle d’abord avant de finalement relâcher un petit peu la pression sur sa peau.
— Ce n’est que de la magie, vous n’avez à rien à craindre d’elle.
Peut-être n’était-ce pas la meilleure chose à dire mais, en même temps, Gloire passait ses pouces sur ses poignets pour relaxer sa peau, ses muscles et sa magie par un léger sortilège de régulateur de flux. Avec les années passées loin de son peuple, Gloire avait appris à faire une magie discrète, de gestes simples qui pouvaient être confondus pour des mouvements du quotidien. Elle murmura une légère incantation pour amener une odeur relaxante et ses doigts dessinèrent quelques signes face à la poitrine de la nonne qu’on aurait pu confondre avec un signe de croix.
Apaiser son corps, calmer sa magie, défaire les nœuds comme elle le pouvait.
— Vous êtes toujours vous-même, Madelaine, avec moi en ce jardin, au cœur de l’hiver. Vous m’avez sauvée et je vous ai trouvée.
Elle lui sourit doucement et, se massant les mains, se les frottant, pu les colorer de rouge à son tour pour imiter la magie pourtant différente de l’aristocrate. Il fallait juste lui faire miroir, écho.
— C’est le Destin qui nous réunit, je suis désolée que vous ayez attendue si longtemps.
À présent, espérait-elle, elle pourrait libérer la pauvre sorcière de cette haine d’elle-même qu’on l’avait forcé à ingérer et intégrer comme naturelle.