lost in time (abbas)

lost in time

Crawling through the burning sand, just a man who's lost in time

20 mars 2007 » Les deux derniers jours n’ont pas été de tout repos, ni pour elle, ni pour sa fille, ni pour le visiteur inopiné qui s’est frayé un chemin jusqu’à chez elle en plein milieu de la nuit et qui n’a pas décollé depuis. Dépourvue devant la détresse d’Aries – ledit visiteur – Odalis n’a pas su faire autrement que de lui offrir de rester. Ses propos confus l’ont inquiétée, tout comme la blancheur de son visage, la froideur moite de ses mains. Et ça, c’était avant qu’il se mette à crier, à hurler chaque fois qu’il était gagné par le sommeil, réveillant par le fait même Odalis et sa fille, terrifiée de ce qu’on pouvait bien faire à son oncle Ambros, qu’elle aime tant. À glacer le sang, à lui briser le cœur. La sorcière l’a finalement convaincu de délaisser le canapé pour sa chambre (en tout bien tout honneur), mais pas avant qu’Hazan lui ait confié sa peluche préférée.

Seule enfin, la petite étant chez une voisine pour l’après-midi – elle soupçonne la voisine de soudoyer sa fille à coup de sucreries, et elle espère que la petite aura le cœur (et la décence) de lui en ramener une part, cette fois – elle se permet quelques minutes de répit, accompagnant un sandwich des plus basiques d’une bonne rasade d’alcool qu’elle cache d’ordinaire soigneusement au fond des cabinets.
Elle se réveille plusieurs minutes (heures ?) plus tard d’une sieste imprévue, les traits tirés, la joue écrasée contre la table de la cuisine, parce qu’on frappe à la porte. Odalis se frotte les yeux pour tenter d’en chasser le sommeil, repousse sa chaise et se lève en constatant un point douloureux entre ses omoplates – la vieillesse, sûrement. De la table à la porte d’entrée, elle capte son reflet dans un petit miroir ouvragé, et s’arrête presque : une longue ligne rouge lui barre la joue, vestige de son épuisement momentané, et elle poursuit sa route en frottant frénétiquement la marque disgracieuse (une fissure dans le bois, ou l’empreinte du couteau à beurre ?) en espérant vainement la faire disparaître.

Elle ouvre sans regarder par le judas, s’imaginant que c’est sa fille, et en place d’une gamine de sept ans découvre… Abbas Shafiq. Elle cligne lentement des yeux, un peu déboussolée devant l’inattendu de la chose, se demandant brièvement si elle n’est pas, en vérité, toujours endormie sur la table (un bref coup d’œil par-dessus son épaule l’informe que non). « Comment t’as eu mon adresse ? La question sort avant qu’elle réfléchisse, qu’elle se dise que ce n’est ni pertinent – elle la chasse d’un geste de la main. Laisse tomber. » Il y a plus pressant et plus important que les techniques d’investigation d’Abbas pour un truc aussi banal. Il est par ailleurs assez aisé de comprendre pourquoi le sorcier est à sa porte : le type du bouquin, c’est lui. Le magicien de l’esprit qui devait aider Ambros. Aider, ici, est un bien grand mot pour Odalis, encore effrayée par l’apparition nocturne d’Aries sur le palier; par les sanglots déchirants contre son épaule; par les explications entrecoupées qui n’ont suffi qu’à l’inquiéter encore plus. « Ça tombe bien que tu sois là. Elle a quelques questions à lui poser. Je peux t’offrir quelque chose ? » Elle s’efface pour le laisser entrer, la fatigue pas oubliée mais repoussée quelque part au creux de sa poitrine – ils ont à faire.

@abbas shafiq

Ils vont y retourner, Abbas en est persuadé. Ils vont y retourner et ils vont mourir, de ça aussi il en est persuadé. D'un côté, ça le rassure, qu'Ambros aille crever pour son dieu profane et n'en revienne pas; de l'autre, ça l'inquiète énormément. Hisham ne voudrait pas qu'Ambros meure, pas comme ça en tous cas. Azra non plus.
Il y a tellement de choses qui tourbillonnent dans l'esprit d'Abbas. Les choses qu'il a vues, ressenties, devinées dans l'esprit cadenacé d'Ambros. Ils ont ouvert la porte à quelque chose de trop grand pour eux et même si Abbas aimerait oublier, il n'y parvient pas. Il a mis la plupart des pensées d'Ambros dans une Pensine, cachée dans un placard dans l'appartemment de Penelope. Mais même avec ça, il y pense sans cesse. À ce dieu qui ne peut pas en être un, à ce mal lancinant qui n'a de cesse de grandir, à ce temple auquel ils n'auraient jamais dû toucher. Qui pensaient-ils être pour y pénétrer impunément? "Only two things are infinite, ghalbami," lui a dit Penelope. "The Universe, and the greed of men."

Il n'a même pas eu besoin de se poser la question quand l'appartemment d'Ambros s'est révélé vide. Comme si il restait un peu de l'Irlandais dans ses pensées, il a transplané avec assurance dans le couloir d'un immeuble dans lequel il n'a jamais mis les pieds, et a frappé à la porte d'un battant qu'il n'a jamais vu avant. Odalis, évidemment qu'il est allé se réfugier chez Odalis.
Abbas n'aime pas du tout cette impression étrange que la moitié de son cerveau est habité par quelqu'un d'autre. C'est Odalis qui ouvre la porte. Il aurait peut-être pu contaster l'heure, elle n'a pas l'air très réveillée, mais l'espace et le temps ont un peu perdu de leur sens à ses yeux, ces deux derniers jours - il a pris une semaine de repos, passe la plupart de son temps au lit, bercé par Penelope quand elle est là, hanté par ses questions quand elle ne l'est pas. « Comment t’as eu mon adresse ? » Par où commencer? Abbas a l'air vaguement embarrassé. "Hm... - Laisse tomber. » Avec un soupir de soulagement, Abbas hoche la tête.

Il n'a pas le temps d'expliquer la raison de sa venue qu'elle reprend: « Ça tombe bien que tu sois là. » Il arque les sourcils, et s'avance quand elle s'écarte pour le laisser entrer. Abbas jette aussitôt un coup d'oeil à l'intérieur à la recherche de la silhouette d'Ambros. Rien. « Je peux t’offrir quelque chose ? - Du thé serait bienvenu." Quelques pas sont faits dans l'entrée, et il reste immobile, obséquieux et gêné, en laissant ses grands yeux sombres balayer le lieu avec curiosité. "Joli appartemment." Sa mère ne le claquera pas pour avoir été impoli.
Ses yeux retombent sur Odalis. "Où est-il?" Sa voix trahit une intensité presque effrayée, et garde une pesanteur sérieuse où il essaye de ne pas faire voir sa panique. "Sais-tu qui je suis?" Ils se sont croisés quelques fois à l'époque, mais peut-être pas assez pour qu'Odalis reconnaisse le frère effacé d'Hisham.

L’apparition impromptue d’Abbas dans son salon la déstabilise – qu’il y ait quelqu’un d’autre qu’Hazan (et parfois Ambros) dans le petit logement est d’une étrangeté sans nom. Et pire, encore, le fait qu’Aries soit dans sa chambre. Toute cette histoire lui fait l’effet d’être dans un univers parallèle, et pendant un moment Odalis se demande s’ils sont vraiment revenus d’Irak ou si tout ça n’est qu’une vaste blague, un long rêve (cauchemar) destiné punir leur introduction dans la sépulture. À son compliment, elle jette un regard distrait sur le décor dépareillé, et le remercie d’un bref hochement de tête et d’un mince sourire. C’est gentil de sa part d’observer les politesses, mais pas franchement nécessaire. « Il dort, indique-t-elle brièvement, avant de désigner la table d’un geste de la main. Tu veux t’asseoir ? » Elle ne mesure même pas les feuilles de thé avant de les balancer au fond de sa théière aux motifs défraîchis, la pose sur la table en échange de l’assiette vide devant laquelle elle dormait quelques minutes plus tôt. « Abbas. Je me souviens de toi. » Ils ne se sont pas croisés très souvent, et parlé encore moins – elle ne se serait peut-être pas souvenu de son prénom si Ambros ne le lui avait pas rappelé, à leur dernière rencontre. Mais elle ne risque plus de l’oublier.

Odalis se laisse lourdement choir dans l’une de ses chaises grinçantes, réprimant l’envie tenace d’écraser son visage au creux de sa main. Le peu de sommeil qu’elle réussit à grappiller depuis deux jours est parsemé de cauchemars. Au moins, songe-t-elle, ils ne sont certainement pas aussi terribles que ceux qui terrassaient Ambros à chaque fois qu’il glissait vers l’inconscience. « Il est arrivé en plein milieu de la nuit. » La bouilloire se met à siffler, et le son strident fait tressaillir Odalis – elle s’empresse de la retirer du feu et d’en verser le contenu dans la théière. « Il était terrifié, elle continue d’une voix basse, inquiète. » Elle considère le bois vieilli de la table, les fleurs presque effacées sur la porcelaine des tasses anglaises. « Je ne l’ai jamais vu comme ça… » C’est à peine si Odalis l’a déjà vu inquiet, mais alors terrorisé de cette façon, si blême, recroquevillé sur lui-même comme un enfant… « Il a- je lui ai demandé de m’expliquer. C’était… vague. » Vague est même plutôt généreux. Entre les sanglots et les phrases à demi formulées, l’impossibilité -ou le refus- d’expliquer ce qu’Abbas et lui ont découvert (ils n’ont pas vu, mais ils ont vu), elle n’a saisi que quelques fragments. Il est question de mort, d’insectes et d’une malédiction; une combinaison qui ne rassure pas particulièrement la sorcière. « Il a dit qu’il avait fait une erreur. » De ça elle ne doute pas. Ambros a probablement fait un nombre incalculable d’erreurs – mais de laquelle il était question, ça, elle n’en sait rien. « Abbas… qu’est-ce qui s’est passé ? »

En temps normal elle ne s’inquiéterait pas des recherches d’Aries, et ne mettrait pas certainement le nez dans ses affaires. Mais s’il a décidé de frapper à sa porte en plein milieu de la nuit et de squatter son canapé, il a aussi décidé d’en faire son problème.

« Il dort. » Abbas doit réprimer l'envie d'aller le chercher et le tirer du lit par l'oreille pour l'asseoir et lui parler. Il sait, malheureusement, combien le sommeil a été rare et perturbé ces derniers temps. Si Ambros parvient à fermer les yeux pendant quelques heures et à se reposer, il ne peut pas lui voler ça - quoiqu'il en ait envie, par pure cruauté puérile, pour se venger de toutes les heures de sommeils qu'Ambros lui-même lui a volé depuis cette nuit fatidique.
Abbas s'assied sur la chaise désignée par Odalis, reportant son regard sombre sur elle, l'observant préparer le thé avec grand intérêt semblerait-il. « Abbas. Je me souviens de toi. » Abbas sent quelque chose de désagréable se répandre dans sa poitrine, aux souvenirs douloureux d'Hisham le mettant sur la touche au profit de la Ligue. Il les connait tous par coeur, les ayant espionnés malgré lui, mordu de jalousie et d'envie; récoltant aussi tous les récits de son frère, qui essayaient malgré tout de partager ce pan de sa vie avec lui, l'écoutant parler de sa Ligue comme de sa propre famille. Il se demande si Hisham parlait de son petit frère de la même manière, et en doute pour être honnête - ce constat est désagréable, gênant presque par l'intensité de la douleur que ça lui apporte.

« Il est arrivé en plein milieu de la nuit. » Abbas la regarde s'asseoir, sursauter, aller chercher le thé. Il sent une sueur froide lui couler le long du dos, et il imagine Ambros sortant de la maison qu'il partage avec Elisabeth, titubant dans les rues de Manchester, avant de transplaner jusqu'à chez Odalis et s'écrouler dans ses bras, l'esprit bouillonnant encore de leurs visions. Abbas a laissé les siennes dans un coin de Pensine, mais il a encore ces sensations de panique et d'inconfort qui bourdonnent à l'arrière de son crâne, lui rappelant ce qu'il a vécu sans pour autant mettre de véritables images et souvenirs dessus. « Il était terrifié. Je ne l’ai jamais vu comme ça… » Abbas inspire de manière souffreteuse, pendu aux lèvres d'Odalis, incapable de prononcer le moindre mot. « Il a- je lui ai demandé de m’expliquer. C’était… vague. Il a dit qu’il avait fait une erreur. » Vous avez fait une erreur, a-t-il envie de lui dire mais aucun mot ne sort, ils sont tous barriquadés derrière ses lèvres, terrifiés à l'idée d'en sortir.

« Abbas… qu’est-ce qui s’est passé ? » Il déglutit difficilement, tendant les doigts presque timidement vers une des deux tasses de thé; quand Odalis ne le rabroue pas, son index s'accroche à la anse et amène la tasse. L'eau est encore trop chaude et pourtant sa brûlure sur ses lèvres, sa langue et dans sa gorge le rassure étrangement. Il repose la tasse sur sa coupelle dans des gestes tremblants. "J'ai aidé Ambros à explorer certains de ses souvenirs qui avaient été... manipulés lors de votre expédition," souffle-t-il lentement, les mots le faisant grimacer parce qu'il ne les trouve pas tout à fait corrects - son esprit étriqué a parfois du mal à se contenter de certaines formulations quand d'autres sont bien plus pertinentes. "Pas seulement manipulés... cachés. Verrouillés. Nous sommes allés dans son esprit pour faire sauter ces verrous." Il ignore si telle chose fait du sens à une non-initiée comme Odalis, mais si elle est de la même trempe que le reste de la Ligue, Abbas ne doute pas qu'elle le croira. "Et ce que nous y avons vu..." Il baisse les yeux sur son thé, rendu silencieux à cette perspective terrible. Il pince des lèvres, se les mord, se les humecte anxieusement. Quand il relève les yeux vers Odalis, il est blême. "Il veut y retourner, n'est-ce pas?" demande-t-il d'une petite voix précautionneuse.

Abbas est muet, pendant qu’elle parle, et il lui est impossible de savoir ce que ça veut dire. Si son mutisme est bon signe, ou pas. Elle ne le connaît pas assez pour savoir déchiffrer son expression, mis à part l’inquiétude, et une certaine part d’inconfort qu’elle ne saurait attribuer à la situation en général ou au fait qu’il se retrouve à boire le thé dans l’appartement d’une étrangère. Au moins, songe-t-elle, il n’a pas l’expression fermée de ceux qui garderont obstinément secrète une information convoitée. Peut-être n’aura-t-elle pas besoin de mettre feu (littéralement) à Abbas pour enfin savoir ce qu’ils ont bien pu découvrir, lui et Ambros – pas que la technique aurait donné quelque résultat que ce soit sur ce dernier. Sa question semble mettre le sorcier mal à l’aise; néanmoins, il finit par desceller les lèvres, alors même qu’elle allait le presser de répondre. Elle-même n’ose même pas prendre une gorgée de thé.

« J'ai aidé Ambros à explorer certains de ses souvenirs qui avaient été... manipulés lors de votre expédition. » Il s’en faut de peu pour qu’Odalis ne l’interrompe sur le champ, les sourcils froncés, le regard vissé sur Abbas comme si ce simple fait pouvait lui donner toutes les réponses. « Pas seulement manipulés... cachés. Verrouillés. Nous sommes allés dans son esprit pour faire sauter ces verrous. » Comme une pierre qui lui tombe dans l’estomac. Si Medea ne saisit pas, en pratique, ce qu’ils ont fait dans l’esprit d’Ambros (elle n’est pas une magicienne de l’esprit), la vulgarisation d’Abbas est plus que suffisant pour qu’elle en saisisse les implications. Quelqu’un (quelque chose ?) s’est amusé de leurs souvenirs. Ça explique tout ce temps qu’ils ont vraisemblablement perdu, entre le moment où ils ont traversé les défenses du temple et celui où ils se sont réveillés à l’extérieur de celui-ci, dans le sable, en ce qui a semblé un simple battement de cil.

Elle n’arrive pas à détacher le regard du visage de son visiteur, même lorsqu’il baisse les yeux, et surtout pas lorsqu’il les relève de nouveau; blême et inquiet. « Je… J’en sais rien. C’est difficile à dire. Un coup d’œil inquiet vers la porte de sa chambre, où il a fini par sombrer dans l’inconscience à l’aide d’une potion achetée en urgence la soirée précédente. Il tenait à y aller pour finir le travail… mais ça c’était avant. » De toute façon, Aries n’était pas vraiment assez cohérent pour répondre à cette question. Il a réussi à lui faire comprendre l’essentiel, au-travers d’explications confuses de ce qu’il a vu et pas vu, entre les sanglots qui menaçaient de reprendre, et la terreur si vive qu’il en perdait la voix. « Je ne voulais pas y remettre les pieds, mais maintenant je ne sais pas si on a vraiment le choix. » Un aveu, à voix basse, alors qu’elle examine attentivement la marque en croissant de lune au creux de sa paume. C’est la première fois qu’elle en parle à quelqu’un d’extérieur à la Ligue, de cette foutue marque. Celle qui l’inquiète, qui la répugne, qu’elle voudrait graver hors de sa chair par n’importe quel moyen. Normalement, elle ne ferait confiance à personne. Mais il est déjà dans la confidence, alors... pourquoi pas ? « Il faut qu’on s’en débarrasse… non ? » La question est tout autant pour elle que pour lui – aucune idée de la marche à suivre, alors que les réponses apportées par Abbas et Ambros ne soulèvent que plus de questions, en l’absence d’indications claires. « Est-ce que tu peux me… montrer… ? ce que vous avez vu ? » Mais vu l’état dans lequel est son ami, et l’appréhension sur les traits du Shafiq, elle n’est pas sûre d’en avoir réellement envie.

Les yeux d'Odalis restent fixés sur lui, le détaillant d'une manière qui pourrait le gêner si lui aussi n'était pas du genre à dévisager autrui avec la même intensité et curiosité. Il se demande ce à quoi elle pense, et Abbas doit réprimer l'envie de poser sa main sur sa baguette pour s'introduire dans ses pensées discrètement, y retirer ce dont il a besoin. « Je… J’en sais rien. C’est difficile à dire. » Abbas suit son regard jusqu'à une porte, devine sans mal qu'Ambros se trouve de l'autre côté; il doit réprimer l'envie de se lever et de le tirer de sa torpeur, l'agiter pour que lui réponde aux questions entêtantes qui l'obsèdent depuis des jours maintenant. « Il tenait à y aller pour finir le travail… mais ça c’était avant. » Les yeux sombres d'Abbas reviennent se ficher sur elle, une bouffée d'angoisse éclatant dans sa poitrine à cette idée. Finir le travail... Abbas, lui, ne voit qu'une fin à leur triste expédition: la mort, pour eux tous, sans différenciation.

« Je ne voulais pas y remettre les pieds, mais maintenant je ne sais pas si on a vraiment le choix. » La désapprobation s'invite sur le visage d'Abbas, avant qu'il ne jette un regard en biais à son thé, s'y abîmant dans sa contemplation pendant quelques secondes pensivement. Quand il relève les yeux, Odalis ne le regarde pas, mais a les yeux baissés vers sa main. Même sans la voir, Abbas a l'impression que la marque de la déesse de la ligue, comme si elle scintillait dans le clair-obscur de l'appartement d'Odalis. « Il faut qu’on s’en débarrasse… non ? - Oui," répond simplement Abbas, dans un souffle qu'il pense qu'elle n'a pas entendu. « Est-ce que tu peux me… montrer… ? ce que vous avez vu ? » Les mains d'Abbas disparaissent de la table où elles étaient posées, revenant sur ses genoux: le rejet est immédiat et physique, et il secoue un peu sèchement la tête.

Il se souvient s'être enfoncé dans la tête d'Ambros, y avoir vu des choses impossibles, avoir eu l'impression d'être lui, et de n'être rien à la fois. D'être devenu grand, petit, élastique, fait d'eau ou de gaz, d'avoir été immortel, et terriblement fragile à la fois.
Abbas ne croit qu'en un Dieu, mais il a l'impression d'en avoir rencontré un autre dans les souvenirs d'Ambros.

"Non," souffle-t-il après une courte réflexion. "Non, ce ne serait pas une bonne idée. À moins que tu veuilles finir dans cet état." Il fait un geste du pouce en direction de la porte close, imaginant un Ambros se roulant parterre en se tirant les cheveux de l'autre côté. Sa bouche se crispe en un fin sourire maladroit et forcé. Abbas n'a jamais été très bon pour exprimer des sentiments qui n'étaient pas sincères, et encore moins face à des gens qu'il ne connait pas très bien. "Ce que vous avez réveillé en Irak est bien plus puissant et destructeur que... à vrai dire, même moi je ne sais pas." Son "même moi" laisse bien entendre toute l'opinion qu'il a de lui-même, déformation professionnelle du directeur du N9 et mage de l'esprit trop zélé qui a entendu à de trop nombreuses reprises qu'il était un petit génie. "Mais vous avez fait une terrible erreur, en libérant ce que vous avez libéré. Je suis même surpris qu'il n'y ait pas eu d'autres conséquences que votre amnésie commune..." Il fronce les sourcils, avant que ses yeux ne reviennent effleurer le dos de la main d'Odalis, en se demandant si cette marque n'est pas symptomatique d'un mal plus profond. "N'est-ce pas?" insiste-t-il en revenant croiser le fer avec les yeux sombres d'Odalis, sourcils toujours froncés.

Toute cette situation la frustre au plus haut point. Dans le refus d’Abbas d’accéder à sa requête, elle ne voit que de la prudence – il n’y a aucune malice, aucune méchanceté dans ce « non » à l’expression fermée. Odalis fronce les sourcils, contrariée mais sans que le sentiment vise Abbas, spécifiquement. Puis son regard se tourne vers la porte de la chambre, à nouveau, comme si elle pouvait y voir son ami dormir d’un lourd sommeil magique. Elle espère de tout cœur qu’il ne soit pas en plein cauchemar, incapable de se réveiller à cause d’une potion qu’elle lui a fait ingurgiter. Elle se le pardonnerait difficilement. « Ce que vous avez réveillé en Irak est bien plus puissant et destructeur que... à vrai dire, même moi je ne sais pas. » Un dieu, voudrait-elle dire. Un dieu, ou quelque chose qui s’en approche – il est parfois difficile de séparer ce qui relève de la magie de la spiritualité. Divinité ou entité magique, Odalis ne le sait pas non plus; mais si Aries était confus, et effrayé, et que les paroles qui sortaient de sa bouche étaient frénétiques et désorganisées, elle ne doute pas une seule seconde de ce qu’il lui a révélé. Nanna les a punis, Puabi les a maudits en son nom.

« Mais vous avez fait une terrible erreur, en libérant ce que vous avez libéré. Odalis voudrait bien accuser Colm, parce que c’était son idée, parce que c’était elle la spécialiste, elle qui devait déchiffrer ce qui était gravé sur les murs du temple. Et ils n’ont eu, pour toute récompense à leur confiance, qu’une putain de malédiction à la gueule. Elle se contente d’acquiescer lentement. Je suis même surpris qu'il n'y ait pas eu d'autres conséquences que votre amnésie commune... N’est-ce pas ? » Elle s’apprête à dire non, ouvre la bouche et hésite, sa certitude entamée par un et si. « Rien de significatif. » Rien d’incongru, rien qu’il soit facile de lier à cet événement précis. La maladie magique qui afflige le gamin de Pollux n’a techniquement rien d’extraordinaire, bien que cette fois aucun médicomage n’ait réussi à mettre le doigt sur la cause du problème. Et avec le climat politique actuel, et malgré que la remarque d’Ambros il y a quelque mois ait été acerbe et déplacée, il est tout à fait possible que Cat soit dans les mains du gouvernement. Mais ça, elle ne risque pas de le dévoiler à Abbas. « Aucune… expérience commune, sauf ce qui s’est passé au temple. » Il faudra qu’elle contacte les autres, pour en avoir le cœur net. Les dernières rencontres du groupe ont été tout sauf concluantes – chacun en colère, en train de ruminer ses reproches et ses inquiétudes et les garder pour soi. Peut-être qu’il y a quelque chose, et qu’elle ne le sait tout simplement pas.

Odalis retient un soupir de découragement, opte plutôt pour se brûler les lèvres contre la porcelaine trop chaude et le thé qui n’a décidément pas assez refroidi. « Est-ce que tu peux m’expliquer, commence-t-elle lentement, d’un ton posé (bien plus que ce qu’elle ressent) son regard sombre ancré dans celui d’Abbas, à défaut de me montrer ? » Ils ont besoin d’information. Elle a besoin d’informations. Elle refuse de continuer à tâtonner dans le noir à la recherche de bribes de peut-être vérités, au milieu de la confusion. « J’ai besoin de quelque chose. » Tout autant pour calmer son propre esprit que pour l’aider à préparer la suite.

« Rien de significatif. » Le soupir de soulagement d'Abbas l'agite tout entier, et il hoche la tête d'un air satisfait comme un professeur ayant entendu la bonne réponse de la bouche d'un élève. Rien de signifcatif, rien d'important, rien de dangereux: au moins, ils n'ont rien ramené avec eux depuis cette tombe maudite, tant mieux. L'idée qu'Ambros utilise des mains salies par de la magie impie pour toucher Azra donne à Abbas envie de casser quelque chose, mais il calme son emprise sur la tasse entre ses mains, se contentant de la laisser réchauffer ses paumes par à-coups. Il l'a dit à Ambros: t'es maudit. Peut-être qu'ils ne le savent pas encore, ou peut-être que c'est une malédiction insidieuse, que c'est ça qui va les pousser à y retourner. Peut-être qu'Odalis l'ignore. Il espère pour elle.

« Aucune… expérience commune, sauf ce qui s’est passé au temple. » Ou alors, peut-être qu'elle lui ment. Abbas soupèse cette possibilité, et se dit qu'elle n'est pas totalement impossible. Une partie de lui est secrètement soulagée qu'on ne lui dise pas tout et qu'on le garde à l'écart - cela lui permet de légèrement se dédouaner de cette situation impossible et douloureuse. Il craint que la Ligue emporte trop de gens dans leur sillage, et qu'ils finissent par semer la ruine et damnation que les dieux païens appréciaient tant. "Très bien, très bien."

Parce qu'ils ne sont que ça: des dieux païens et vengeurs, qui ne seront jamais bons comme Dieu, qui n'arriveront jamais à sa cheville, et qui ne cesseront pas de se battre tant que des inconscients comme la Ligue parcourent la tête, prêts à retourner toutes les tombes, à fouiller tous les caveaux. Ces aventuriers de l'extrême jouent avec des choses qui devraient rester intouchées pendant des siècles. Mais toute la frustration qu'Abbas a ressenti peu après sa courte expérience avec Ambros a disparu. Maintenant, il ne ressent qu'une profonde lassitude - et une certaine peur, aussi, à l'idée qu'ils aient ramené dans leurs pas la colère de leur déesse.

« Est-ce que tu peux m’expliquer à défaut de me montrer ? » Abbas gigote sur son siège, tiré de ses pensées par sa voix, mal à l'aise tout d'un coup à l'idée de pleinement se replonger dans ce qu'ils ont découvert, Ambros et lui. « J’ai besoin de quelque chose. » Il étudie le visage d'Odalis sans un mot pendant un instant, avant de hocher la tête. "C'est compliqué. J'ignore ce qui était réel, et j'ignore ce qui était faux. Ce qui était à moi, et ce qui était à lui." Un regard en direction de cette porte fermée. "Toi aussi, tu l'as. La marque." Il montre le dos de sa main, glisse son regard vers celle d'Odalis. "Je pense que votre dieu vous a revendiqués, et que vous avez été sacrifiés quand vous êtes entrés dans ce temple. Je pense que vous allez y retourner. J'ignore si vous allez revenir." Sa voix tendue, pourtant, semble présager que même si il l'ignore, il n'en pense pas moins, et semble imaginer qu'ils n'ont pas toutes les chances de leur côté. "Je pense qu'il y avait dans ce temple une vérité qui n'aurait jamais dû être dévoilée, et qui pourrait apporter misère et douleur à bien des gens qui n'ont rien à voir, de près ou de loin, avec votre Ligue." Un ressentiment amer, et un certain dédain, s'enroulent discrètement dans sa voix. "Je pense que vous avez été inconscients," conclut-il. "J'ai vu... je vous ai vus y entrer. J'étais avec vous, dans le temple, avec Ambros, Sid, Cat... j'ai tout vu. J'ai tout senti..."

Les yeux d'Abbas se troublent, retournent au thé. Il tremble, légèrement, des frissons qui parcourent sa peau désagréablement et qui s'arrêtent à la tasse encore chaude entre ses paumes. "Crois-moi, tu as de la chance de ne pas t'en souvenir," dit-il après un moment trop long, son regard perdu à mille lieues de là, dans une tombe irakienne qui aurait dû rester fermée.

Elle s’en voudrait presque d’insister. De le pousser à révéler ce qui s’est passé pour qu’Ambros soit si mal en point, si effrayé – mais le sentiment est bref, chassé par la nécessité. Si son collègue (et ami) souffre tellement par la faute d’une erreur qu’ils ont tous commise, elle ne peut pas s’attarder aux sentiments d’Abbas. La Ligue et ses membres, avant tout. Et si le frère d’Hisham est celui avec les réponses – et, de toute évidence, celui qui a été le moins affecté par ces réponses – elle ne peut pas se permettre d’être délicate.

Ça n’est pas pour dire qu’elle ne lui est pas reconnaissante de céder à ses demandes, après un court silence. Abbas se montre particulièrement coopératif et la sorcière n’est pas près de l’oublier. « C'est compliqué. J'ignore ce qui était réel, et j'ignore ce qui était faux. Ce qui était à moi, et ce qui était à lui. » L’une des raisons pour lesquelles elle n’est pas particulièrement emballée par la magie de l’esprit. Ça lui semble trop… capricieux, subjectif et incertain. Mais ils n’ont rien d’autre, et aux dires d’Ambros, Abbas est particulièrement talentueux. « Toi aussi, tu l'as. La marque. » Elle se retient de tirer sur sa manche pour la cacher, de glisser sa main sous la table pour la soustraire à sa vue. Ils l’ont tous, et bien que la sorcière ait su, dès le départ, que c’était un bien mauvais présage, elle n’imaginait pas à quel point.

Et plus Abbas explique, plus Odalis est glacée, jusqu’à ce que la seule chaleur dans la pièce provienne de la tasse entre ses mains. Revendiqués. Sacrifiés. Elle voudrait lui dire que ce n’est pas leur dieu. Qu’elle ne veut pas lui être associée, en dépit de la lune gravée dans sa main, à son insu et à son plus grand désespoir. Elle voudrait se braquer au ton de sa voix, se justifier, mettre toute la faute sur Colm qui les a entraînés dans cette histoire; sur Ambros qui parlait sans cesse de cette excursion comme de l’opportunité d’une vie. Mais elle sait qu’elle est tout autant à blâmer que les autres. Elle n’a rien remis en question (ou du moins, pas avant qu’il ne soit trop tard) et n’a pas non plus refusé de participer. « Crois-moi, tu as de la chance de ne pas t'en souvenir. » Elle acquiesce faiblement, glisse un regard incertain vers celui qui n’est guère plus qu’un étranger. « Il n’arrêtait pas de se réveiller en hurlant à la mort, elle commence à demi-voix, s’arrêtant pour tremper les lèvres dans son thé d’un geste nerveux – elle a la bouche sèche. Dans son regard, toute la frayeur et le chagrin d'avoir vu son ami souffrir de la sorte. Je lui ai donné quelque chose pour dormir. » En d’autres termes, il ne se réveillera pas de sitôt, et sa visite risque d’avoir été bien moins utile pour lui que pour elle. Elle n’en est pas désolée. Au moins, à présent, elle sait à quoi s’en tenir, même s’ils sont toujours dans le noir, même s’il leur reste cent fois plus de choses à découvrir, maintenant.

« J’imagine que tu dois regretter de l’avoir aidé. » Odalis devrait sûrement s’excuser – lui dire qu’elle est désolée qu’il ait eu à subir quelque chose d’aussi atroce (d’après Ambros, et d’après lui) même uniquement par les yeux d’un autre. « Mais, merci. » Oh, Abbas n’a sûrement rien à faire de ses remerciements, tout comme il n’aurait rien à faire de ses excuses – mais il ne sera pas dit qu’Odalis Bayat est ingrate.

Abbas surprend le regard d'Odalis et se tire difficilement de ses souvenirs et autres mémoires volées qui se mélangent confusément dans ses pensées, les agitant d'une énergie nocive et tendre. Tendre, comme une blessure encore vive, sensible, prête à s'ouvrir de nouveau. « Il n’arrêtait pas de se réveiller en hurlant à la mort. Je lui ai donné quelque chose pour dormir. - Tu as bien fait," laisse-t-il tomber d'une petite voix, attrapant une gorgée salvatrice de thé avec un soulagement certain, ses yeux se baissant nerveusement sur le comptoir. Si Ambros n'est pas en état, il reviendra plus tard... et pour quoi exactement? Pour rien. Tout ce qu'il avait à dire, il l'a dit à Odalis qui lui semble un rien moins folle que ce cher O'Neill. Peut-être qu'elle sera celle qui saura lui mettre du plomb dans le crâne et qui le convaincra que leur joyeuse aventure était une terrible erreur, et devrait être enterrée...

Et pourtant... et pourtant, Abbas ne peut pas s'empêcher de s'imaginer ce que Hisham aurait pu en penser. Et il n'aime pas les réponses qu'il peut trouver à ces interrogations silencieuses et privées.

Son frère, il le sait, aurait voulu avoir le fin mot de l'affaire. Et, Abbas le découvrir avec un certain déplaisir, lui aussi.

Il fait passer cette réalisation désagréable avec une autre gorgée de thé amer. « J’imagine que tu dois regretter de l’avoir aidé. » Il reporte son attention sur Odalis en reposant sa tasse sur sa coupelle. « Mais, merci. » Il penche la tête sur le côté, vaguement amusé. "Tes remerciements n'ont pas grande valeur à mes yeux," dit-il simplement. "Je crois que je fais ça pour mon frère. Ou alors pour lui," fait-il avec un regard en direction de la porte derrière laquelle Ambros se cache. Ou même pour moi. Il voulait tellement faire partie de la Ligue à un moment, comme son frère - comprendre ce qui passionnait tant Hisham, ce qui l'avait rapproché d'Ambros et ce lien indiscible qui existe entre tous les vaillants Briseurs de Sort. C'était tout ce à quoi il pensait. Maintenant, il se rend compte à quel point il avait tort et combien il s'était fourvoyé sur eux et leur quête impossible et profane. Un long soupir agite le directeur du Département des Mystères et lui traverse l'échine, la hérissant d'un frisson désagréable, alors qu'il presse rapidement sa main sur son visage.

Lentement, il se laisse glisser de son siège. "Tu lui diras que je suis passé," décide-t-il de mettre un terme à cette rencontre, se pinçant rapidement l'arête du nez avant de lui jeter un regard en coin, l'observant un dernier instant. "Et Odalis, s'il vous plaît... faites attention." Son regard placide et immense s'assombrit légèrement, surmonté de deux sourcils un rien froncés dans sa direction. "Je n'aimerais pas vous voir devenir des dangers publics et avoir à prendre une décision désagréable." Cette fois, pas de sourire, imaginé ou pincé, sur ses lèvres - juste un air sérieux, et vaguement menaçant, du Mangemort qui n'aimerait pas un danger millénaire devenir le problème des siens. Du moins, plus qu'il ne l'est déjà.

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