L’insupportable sensation d’en avoir trop dit ne la quitte pas, son ventre se tordant en effleurant les souvenirs de la confiance aveugle que Wei plaçait en elle. Jamais Bao n’a remis en question ses ordres, et surtout, jamais n’a-t-elle trahi les rares secrets confiés dans le cadre des missions solitaires qu’il lui donnait. L’idée de pouvoir révéler la moindre instruction confidentielle remise par son chef ne lui a jamais traversé l’esprit ; il l’a suffisamment bien dressée pour qu’elle ne puisse même pas envisager faire une chose pareille, refermant une main de fer sur sa volonté pour qu’il ne reste à Bao qu’une évidente loyauté et infaillible dévotion envers ce semblant de père.
Maintenant que Wei n’est plus, que la laisse est remise entre les mains de ses frères et soeurs, que Mengwu appuie avec insistance sur ce secret logé au fond de sa mémoire, l’évident dévouement pour leur chef, et surtout son emprise inébranlable jusqu’alors, tente de faire son chemin jusqu’aux synapses agités de l’animal. La main, invisible désormais, la tire violemment vers elle, la faisant vaciller un peu plus. ”Quel... con.” Les yeux de Bao s’agrandissent sous des sourcils froncés, l’envie de lui aboyer dessus pour s’être permis d’insulter Wei la prenant à la gorge. Ses doigts se crispent sur la tasse, quand elle réalise qu’elle est incapable de rétorquer, déchirée entre le réflexe instinctif, profondément ancré, de s’insurger face aux offenses adressés au Clan - et plus encore à son maître -, et le feu ravageant ses entrailles depuis des mois. Alors, tout ce qui en résulte est un regard noir, tourné vers son frère, où se confondent sa rage et sa confusion. Peut-être. Peut-être que Wei a été con. Bao n’a osé se tourner vers cette possibilité, et elle fait pourtant étrangement sens quand elle franchit les lèvres de Mengwu. Peut-être oui. Cela n’enlève rien au fait qu’elle a été plus conne encore - de faire confiance à Carrie, de ne pas anticiper qu’il s’agissait d’un piège visant à l’éliminer.

”Pourquoi… est-ce qu’il t’a dit pourquoi ? Pourquoi il n’a pas laissé les Warlocks s’en occuper ?” Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle pourrait bien en savoir ? Se pencher sur les raisons derrière les ordres qu’on lui donne ne fait pas partie de la liste des comportements qu’on attend d’elle. Et il faut bien reconnaître qu’elle n’y porte absolument aucun intérêt ; tout ce dont elle a besoin, c’est d’un nom, d’une adresse, et d’un horaire. Le reste, elle le laisse volontiers aux frères et soeurs plus curieux qu’elle. ”Non bah non, j’en sais rien Mengwu, s’agace-t-elle fébrilement en haussant des épaules tendues. Je sais juste qu’il devait assez d’argent au Clan pour que Wei m’envoie s’occuper de son cas. C’est tout.” Et que leur chef n’aurait pas envoyé une petite main se charger d’éliminer un membre d’un autre gang - et qu’il lui faisait confiance, et qu’elle le trahit, qu’elle ne devrait pas le trahir, qu’elle devrait fermer sa gueule. What the fuck are you doing Bao?.

”Quel rang, des Warlocks ? Un Dog ?” Les questions de Mengwu, la voix de Mengwu, le regard de Mengwu, l’étouffent un peu plus, une insupportable irritation cognant contre les parois de sa boîte crânienne.  ”J’en sais rien !” Sa voix gronde plus franchement, résonant dans la bulle de silence les entourant, et trahissant certainement son malaise à l’idée de se pencher sur le sujet, autant qu’à la réalisation qu’elle n’a strictement aucune information qui pourrait aider son frère. Elle ne sait rien, elle ne sait jamais rien, on ne lui pose jamais de questions, et cela lui convient parfaitement. ”Tout ce que je sais, c’est que ces bâtards savaient très bien que j’allais leur tomber dessus. C’était pas juste un foirage, c’était un putain de piège. Bao marque une pause pour passer une main sur sa nuque sous l’assaut des images de son agression, qu’elle tente de contenir quand elles cherchent à remonter insidieusement dans son esprit. Ils m’attendaient clairement. Et ils m’attendaient, moi.” Parce qu’il fallait qu’elle disparaissent. Parce que Carrie voulait qu’elle disparaisse.

”Je vais te dire ce que moi je sais.” Aussitôt, les sourcils de Bao se contractent au dessus de ses yeux sombres, une expression agacée habillant son visage déjà froissé. Comment ça, ce qu’il sait ? Est-ce que Mengwu vient de lui prendre la tête pendant dix minutes alors qu’il en savait déjà plus qu’elle ? Etait-ce bien nécessaire de la cuisiner sur un sujet qu’il sait douloureux ? A cet instant, Bao n’a pas envie de savoir ce que son frère souhaite lui révéler. Elle commence à en avoir marre, des cachotteries, des informations secrètes, qu’on la prenne pour une conne, que le Clan agisse comme s’il ne s’était rien passé et qu’on l’oblige à regarder ce qu’il s’est passé. Elle sait qu’elle n’a pas le droit, mais là, maintenant, tout de suite, Bao a envie de mordre Mengwu, avec sa voix calme qu’elle connaît si bien, et qui lui paraît étouffante sur l’instant. Et au fur et à mesure que monte sa frustration, le supplice se fait plus insistant ; coule depuis son esprit, jusqu’à sa poitrine, une douleur presque aussi vive que ce soir de Juillet.

”Je sais qu’il n’y avait pas un seul Warlock endetté dans nos livres, et je le sais parce que je me suis occupé du trafic d’opium jusqu’à la mort de Wei.” La douleur descend brusquement dans son estomac, sur son flanc, où trônent encore les cicatrices causées par la lame enfoncée dans sa chaire tendre. Pourtant, il n’est pas si grave que Wei lui ait caché quelque chose, il savait qu’il importe peu au chien de garde d’avoir des informations véridiques, tant qu’elle peut effectuer le sale boulot qui lui revient. Peut-être est-ce la douleur, peut-être est-ce la scène qui se joue en boucle dans sa boîte crânienne, peut-être est-ce la colère liée à la perte de son Chef. Peut-être. Toujours est-il que Bao n’a pas envie d’entendre un mot de plus, cela, elle en est certaine. ”Stop. − Tu n’es pas idiote, Bao.” Si. Elle a été assez idiote pour faire confiance à Carrie, et elle a été assez idiote pour s’engager dans cette conversation avec son frère - pour se laisser avoir, dans les deux cas. Son poing se serre à côté de la tasse fumante, à défaut de pouvoir s’abattre où que ce soit pour faire taire le ronflement naissant dans ses entrailles. ”C’était un piège et je pense que Wei le savait très bien, et qu’il t’a envoyée quand même. Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne peut pas… il était trop intelligent pour faire quelque chose d’aussi irréfléchi..”

Et tout ce que Bao ne voulait pas entendre franchit les lèvres de Mengwu. Lorsqu’elle s’est réveillée, des semaines après son agression, que Wei ait pu chercher à l’envoyer consciemment dans un piège a été sa première pensée. Bien vite, évidemment, celle que son amante ait commandité son assassinat a pris le pas sur le reste ; et toujours, elle s'accroche à cette hypothèse aussi hasardeuse que sensée. Parce que Wei ne peut pas l’avoir envoyée à l’abattoir, pas elle, pas son plus fidèle soldat. Il n’aurait pas fait ça, il lui aurait dit de se méfier, il lui aurait donné plus d’informations, il aurait-
Bao n’écoute plus, Bao n’entend plus, et elle balaye le reste des questions de Mengwu autant qu’elle balaye la tasse d’un mouvement nerveux, le café se répandant sur la table de la cuisine. ”C’est faux ! C’était un putain de camé j’te dis ! Pourquoi tu m’emmerdes avec tes questions à la con si c’est pour pas écouter mes réponses ?” Elle se dresse face à son frère, se levant de sa chaise pour abattre ses paumes sur la table dans un fracas qui fait remuer la porcelaine. Furieusement, l’animal lève son doigt jusqu’au visage de son frère, le visage empli de cette rage incontrôlée qui lui ravage le corps, qui lui fait mal. ”Je sais que c’que Wei m’a dit, et il ne m’a pas menti ! Putain, mais tu te crois tellement malin. Tu crois que j’ai que ça à foutre de t’écouter raconter de la merde ? Mais va te faire foutre Mengwu ! Va emmerder quelqu’un d’autre !” Quelqu’un qui n’aura pas envie de l’attraper par le col et de le secouer, quelqu’un qui n’a pas causé la mort de leur père.

Bao est seule - elle l’a toujours été, elle l’est plus encore désormais. Seule face à sa rage, face à ses secrets, face à son incompréhension de la réalité dans laquelle se trouve maintenant le clan, face à son deuil qu’elle n’arrive pas à faire, face aux images récurrentes qui affluent devant ses yeux, face à son incapacité à retrouver pleinement ses pouvoirs. Elle aboie face à l’obscurité, et referme ses crocs dans le vide, à la recherche d’une prise pour procurer la même douleur qui lui tord chaque jour le ventre.
Bao est seule, depuis toujours. Mais elle ne l’a jamais vraiment ressenti avant de se réveiller aux côtés de Sen, le corps meurtri, l’esprit anesthésié par la surdose de potions dans ses veines. Et depuis qu’elle a ouvert les yeux sur un monde où Wei n’était plus, Bao a l’impression de se noyer dans sa solitude.
Alors elle explose, car c’est ainsi qu’on lui a appris à faire, c’est le seul chemin qu’on lui a montré pour exprimer les émotions orageuses qui n’ont de cesse de la traverser. Elle a envie d’arracher le calme qu’elle trouve dans les yeux de Mengwu, de refermer violemment sa mâchoire sur sa placidité pour lui faire ressentir ce qu’elle ressent, pour qu’il cesse de l’enfoncer un peu plus au fond d’elle-même, de la mettre face à ce qu’elle ne veut pas regarder.

Et quand Bao perd pleinement le contrôle, qu’elle cherche à lever sa main pour attraper le col de son frère qui s’est redressé dans un bond faisant écho au sien, Mengwu agite sa baguette pour sceller ses paumes sur la table. Le chien se débat en grognant, tournant des yeux furieux vers ses doigts collés, avant de revenir aboyer sous la frustration. ”Enfoiré ! − T’as pas le putain de monopole de la colère, Bao !" Le grondement de Mengwu met un terme soudain à ses sursauts enragés, s’immobilisant un instant en clignant des yeux, ses sourcils creusant toujours une expression agitée sur son visage. Comme tous les Wang, Bao sait son frère capable d’exploser ; mais la perte de son tempérament est assez rare - et contraste surtout tant de son habituel calme - qu’elle se voit marquer un temps d’arrêt pour accuser le ton furibond de son aîné. ”Moi aussi mon père est mort ! Et j’ai failli perdre ma soeur en plus !" La mâchoire de Bao se contracte furieusement sous les mots empreints de colère. Mengwu l'assomme, par sa salve explosive qui lui envoie un coup bien placé dans l’estomac. Elle reconnaît dans cette voix, qui ne lui semble pas être celle de son frère, un écho à sa propre douleur, à sa propre solitude, dans laquelle Mengwu s’invite brutalement. L’animal a l’impression d’y lire ce même deuil incomplet, et de ressentir quelque chose d’autre, d’aussi submergeant que désagréable. J’ai failli perdre ma soeur. Parce que jamais personne n’en parle en ces termes, pas avec cette pointe d’émotion dans la voix et, bêtement, Bao ne sait qu’en tirer, si ce n’est cette boule remontant jusqu’à sa gorge nouée.

Mengwu a raison ; elle n’a apparemment pas le monopole de la colère. Car celle qui agite le ton du Straw Sandal est puissante, incisive - à tel point que la cadette n’arrive à ouvrir ses lèvres scellées, uniquement capable de lui offrir ses sourcils froncés sur ses yeux noirs, les dents si serrées qu’elles menacent de se briser dans sa bouche. ”Je savais pas qu’il t’avait envoyé buter un Warlock, et tu sais, ça en était sans doute vraiment un, mais ce que tu devais buter, c’est au moins un Wolf, ou même, c’était peut-être même Masao ou Carrie, mais t’en sais rien, parce que Wei il a toujours pensé que t’étais juste bonne à bouffer toute la merde qu’il te disait parce qu’il te trouvait trop CONNE POUR TE DIRE LA VÉRITÉ ! − FERME TA GUEULE MAINTENANT !” Les tasses se brisent sous la colère de Mengwu, et sous celle de Bao, la table cède, se brisant en deux quand elle la soulève de ses paumes soudées pour la faire butter brutalement contre le comptoir, la libérant du sort de son frère dans un fracas assourdissant où se mêlent l’explosion du bois et de la vaisselle. ”Fuck !” La brûlure explose dans sa gorge, remontant jusqu’à son visage en feu qu’elle vient enfouir dans ses mains pour cacher les larmes qui lui piquent les yeux. Elle voudrait lui renvoyer une violence semblable, lui faire ravaler ces putains d’affirmations qui intensifient son vertige ; mais Bao reste plantée là, le regard dissimulé, la respiration étranglée, au milieu des débris de leur fureur.

Il te trouvait trop conne pour te dire la vérité. Les mots résonnent dans son crâne, dans sa cage thoracique, trouvant une place confortable parmi le torrent douloureux bouillonnant dans les profondeurs de ses maux. Bao n’a jamais voulu quoi que ce soit d’autre que servir le Clan. Faire preuve d’esprit et se formaliser sur la véracité des informations qu’on lui donne ne font pas partie de la liste des choses qu’on attend d’elle, ni de ce qu’elle attend d’elle-même. Et pourtant… Pourtant, les mots de Mengwu écorchent cette confiance illusoire en laquelle elle n’a jamais osé douter. Et si- et si Wei s’était vraiment foutu de sa gueule ? Depuis toujours ? Et si elle était réellement un chien qu’il avait dressé à sa convenance, plutôt que sa fille ? Et si- ”Je ne pense pas que tu sois idiote.” Et si- ”Je vais trouver qui a tué Wei.” Bao fait glisser ses mains sur son visage, jusqu’à son cou, dans un mouvement lent, dévoilant ses yeux rougis à son frère. Un instant, elle le regarde, les traits déformés par l’émotion, par la rage, par autant de sentiments malvenus, avant de se diriger vers l’entrée de la cuisine, sans un regard en arrière. ”Trouve cet enculé. Trouve le vite.”

Bao n’est peut-être pas aussi seule qu’elle le pensait, mais quand elle claque la porte de l’appartement familial derrière elle, elle n’en veut rien savoir.