Cinq doses.
La situation devient critique.
Sept, si elle fait un effort. Dix, si vraiment elle les allonge.
Dix jours. Peut-être treize. Quinze. Vingt, si vraiment, il faut pousser.
Elle va bientôt devoir se résigner à faire autre chose. À piocher chez les Warlocks. À risquer que Jin l'apprenne.
Cette pensée lui noue l'estomac.
Elle peut déjà invoquer dans son esprit le regard surpris de son frère. Son choc. Son incompréhension. Sa déception.

Cinq doses.
C'est vraiment pas beaucoup, surtout quand elle peut deviner sans aucun mal le den à l'étage où doivent se prélasser quelques clients. Elle a lu quelque part qu'il était parfois coutume de fumer avant toute affaire, du moins en Chine. La première bouffée l'a souvent aidée à travailler, mais Carrie n'a jamais aimé faire dans la demi-mesure: l'oubli, sinon rien.

Et elle n'aimerait pas que les Wang se doutent de quoique ce soit, ou devinent chez elle une faiblesse qui n'existe pas.

Parce que ce n'est pas de la faiblesse. C'est... un refuge. Une pulsion. Une envie.
Un peu comme Bao.

Heureusement, Mengwu se présente sans elle quand il vient la chercher la petite pièce où ils se sont rencontrés pour la première fois il y a quelques semaines. Son propre garde du corps est resté à la porte, et est déjà sûrement en train de commander un verre au comptoir de l'Opaleye. Maxim n'aime pas trop l'idée de la laisser seule avec le Wang, mais Carrie est bien plus encline à faire confiance à celui-ci plutôt qu'aux autres. La simple perspective de se retrouver assise avec Martin lui donnerait presque littéralement de l'urticaire.

"Enfin," accueille-t-elle donc Mengwu d'un ton boudeur en le voyant apparaître, reposant son verre de grenadine presque fini devant elle. Il est à l'heure, mais elle attend depuis cinq minutes, elle est donc de mauvaise humeur. Ou alors un peu contrariée. Par quoi? Par tout. "Mon verre est presque vide, puisque je t'attendais." Jin lui dirait d'être conciliante et patiente, surtout quand elle est ici pour faire des ronds de jambe et inciter les Wang à faire quelque chose dont ils n'ont pas forcément besoin, mais peu importe. Elle lève le verre en question, qui est à moitié plein (mais Carrie le voit à moitié vide), à son adresse. "Je prendrais un verre de ce que t'as pour toi." Sur ce point-là au moins, ils se ressemblent. Le reste, pas tant que ça.

Ça ira, Carrie a géré des gens encore plus différents d'elle par le passé. Et cette fois, elle n'a pas le choix; parce qu'avec cinq doses, elle n'ira pas très loin. Et pour la première fois depuis longtemps, elle a l'impression de jouer avec sa vie avec cette affaire.

« Deux limonades grenadine. » L'une des rares qualités de Mengwu: qu'ils s'entendent au moins sur ce point-là. Encore aujourd'hui, Carrie doit souffrir du jugement silencieux (et parfois vocal) des autres criminels qui pensent sincèrement que s'enfiler des shots et autres cocktails alambiqués tout en discutant affaires, force le respect. Bon, c'est vrai tout de même qu'elle trouve Mengwu toujours un peu ridicule avec ses boissons colorées et ses pailles, mais elle l'aime bien aussi pour ça.
Mengwu s'assied en face d'elle alors que deux verres apparaissent entre eux sous le regard appréciateur de Carrie qui attend qu'il ait pris sa première gorgée pour s'emparer du sien. Au final, ce serait si simple de l'empoisonner. Mais Carrie n'a pas peur. Malgré le fait que leurs deux gangs soient aux antipodes, elle sait que ce serait un énorme impair de la part des Wang et de Mengwu que de lui faire du mal à un entretien qui se déroule sans gardes du corps.

« Je suppose que Kamala avait aussi des obligations plus intéressantes que gérer son club. » ...et sans les principaux intéressés. Pour être honnête, Carrie pense que c'est pour le mieux. Zhang l'insupporte (et ils ont vite tendance à s'échauffer quand ils se trouvent dans la même pièce), et elle a ausis du mal à prétendre être complice et bien s'entendre avec Kamala quand Jin n'est pas dans les parages. Surtout depuis...
Carrie sent un frisson lui descendre le long de la colonne vertébrale et elle se redresse sur son siège en apportant son verre à ses lèvres (pas de paille, cette fois, dommage). "Je ne pense pas que ton frère puisse être défini comme étant une 'obligation' per se, mais je ne doute pas une seule seconde qu'elle le trouve plus intéressant, oui." Sa voix trahit un peu trop de jugement surtout à la lumière de sa propre relation avec la soeur de Mengwu, mais peu importe; si elle n'aime pas mentir, Carrie est très forte quand elle trempe dans l'omission et l'hypocrisie.

Elle repose son verre devant elle et produit de sa cape un de ses énièmes dossiers rose pâle, duquel elle sort une page où sa petite écriture petite et précise s'étale dans des gribouillis incompréhensibles et confusants pour quiconque n'étant pas elle. Carrie ignore complètement les concepts de marges et "d'agréable" à lire: si elle a une page, autant en recouvrir le moindre recoin d'encre. On ne va tout de même gâcher quoique ce soit. "Comme on en a parlé la dernière fois, le Filet du Diable a connu un pic d'activité ces derniers mois. Nous avons dû fermer l'Emporium parce qu'il n'y avait pas assez de clients." À ces mots, une ombre rapide passe sur le visage de Carrie, et le bout de ses doigts vient corner le coin de la page. Aussitôt après, ses doigts reviennent aplatir le papier maltraité. "Et je ne suis pas particulièrement admirative de leurs pratiques." Un bordel réservé aux créatures magiques est, après tout, d'un certain mauvais goût à ses yeux.
"L'Alberich n'a rien à faire au Royaume-Uni." Même si les Wang sont arrivés juste avant eux, au moins existaient-ils à Hong Kong quand la cité-état faisait encore partie de l'Empire britannique (les connaissances de Carrie en la matière s'arrêtent là). "Ce n'est pas Kamala qui secoue son cul sur scène qui va attirer quiconque au Phoenix tant que le Filet opère comme il le fait maintenant." Elle relève les yeux vers Mengwu. Grâce à Nezha, et d'autres informants, elle sait que le Filet leur a aussi mis quelques bâtons dans les roues - quoique pas autant que pour les Warlocks - mais pour une fois, elle préfère rester polie et le laisser en parler si il le désire. Elle-même a l'impression de lui offrir sa gorge en parlant autant de leur propre situation... peu importe.

Les yeux de Carrie balayent la pièce, chaque recoin. "Nous sommes bien seuls?" se rappelle-t-elle de demander, avec un temps de retard, ses yeux cherchant un peu malgré elle la silhouette cachée de Bao avec un mélange d'irritation et d'attente.

« Oui. Les gardes du corps sont trop souvent une distraction pour les affaires. » Les yeux de Carrie reviennent se poser sur Mengwu, et s'y attardent alors qu'il se consacre à ses propres notes d'un air sérieux. Elle est bien d'accord avec lui sur ce point, mais elle ne peut pas s'empêcher de ressentir une pointe de colère à l'entendre. Une colère frustrée et latente, qui prend la forme d'une seule interrogation: par tous les diables, Bao, qu'est-ce que t'as encore fait?

Mengwu ne lui laisse ni le temps de s'attarder sur sa remarque qu'elle ne peut que considérer avec suspicion, et enchaîne directement sur le coeur de cette affaire: « La clientèle du Filet du Diable ne devrait pas avoir d’impact sur l’Opaleye, mais plusieurs de nos consommateurs réguliers s’y retrouvent, au lieu de profiter de nos installations. L’endroit attire beaucoup de curieux. Et le fait qu’ils puissent agir en toute impunité n’aide pas. » Il faut à Carrie beaucoup de concentration pour elle aussi baisser les yeux vers sa page raturée et réécrite mille fois. Peu importe ce que Mengwu sait ou pense savoir, au fond. Elle ne pense pas que lui et Jin soient en bons termes et que le premier se risque à partager avec le second une information de la sorte impunément. Une sorte de doute désagréable s'immisce chez Carrie, qu'elle repousse franchement quand ses yeux tombent enfin - parmi les gribouillis agencés arbitrairement sur son dossier - sur le noeud du problème. Von Bäume.

A vrai dire, elle est bien contente d'avoir pris les devants de cette entrevue et de ne pas avoir laissé Kamala s'asseoir à sa place. Ce qu'ils fomentent va à l'encontre même de l'esprit de fausse camaraderie du Syndicat. Bien qu'il n'existe pas de livre d'Histoire relatant le fonctionnement historique de cette institution du crime britannique, Carrie sait bien que deux gangs se dressant contre un troisième n'est, si ce n'est inédit, pas du tout encouragé. C'est des plans dangereux qu'ils sont en train de discuter. Kamala, comme elle le fait avec Martin en cet instant précis, serait en train de faire n'importe quoi. « L’Alberich ne partira pas, même si le Lord lui-même chassait les Von Bäume du pays. » Une petite moue irrépressible vient froisser le visage de Carrie. Mengwu a malheureusement raison, même si elle aimerait beaucoup croire au contraire. « Zhang et toi aviez discuté d’un accord autour de l’opium, avant le décès de Wei. M’en ferais-tu un résumé ? Les notes de mon frère à ce sujet sont inexistantes. - Surprenant." Une autre raison pour laquelle Carrie préfère le calme studieux de Mengwu.

En soutenant son regard, Carrie se demande à quoi il pense. Si la mention de son père provoque la moindre chose en lui. Son visage reste impassible et sérieux, et Carrie l'imite, malgré le coup de poing qu'elle vient de recevoir à la simple mention du précieux accord avorté par le décès de daddy dearest.
Une partie malade de son cerveau se demande si Mengwu n'aimerait pas reprendre cet accord-là aussi. Pourrait-elle lui demander un échantillon de la marchandise?
Nouveau coup de poing.

"Nous avons besoin de petites quantités d'opium de manière récurrente," répond-t-il d'une voix égale qui ne trahit rien du déchirement intérieur qu'elle ressent à évoquer même cette substance maudite. "Notre fournisseur était moldu et entre le taux de conversion et tous les autres soucis logistiques de livraison et de commande, ce n'était plus rentable pour nous." Sans compter que la came n'était pas aussi bonne que celle des Wang. Non pas que Carrie partagerait cette information avec quiconque sans y être forcée. "Nous avions fait une proposition généreuse pour établir des livraisons mensuelles à l'Opaleye, après quelques rendez-vous fructueux avec Quon." Carrie parle des Wang avec une familiarité presque dérangeante. Ils bouffent après tout tous à la même table quand ils sont obligés de se rendre aux rendez-vous du Syndicat. Et autant dire qu'elle a l'impression de les reconnaître comme son propre gang, avec toutes les informations qu'elle a récolté au fil des années et en faisant attention au moindre mot sortant de la bouche de Bao. "Je n'ai pas mes minutes à ce propos avec moi." De la paume de la main, Carrie caresse son brouillon actuel sans le regarder, le contact du parchemin contre sa peau étant bizarrement réconfortant. "Nous avons trouvé un nouveau fournisseur, toujours du côté moldu." Parce que le monopole des Wang côté sorcier était insurmontable, et qu'il était hors de question de trop s'approcher d'eux après la mort de Wei et l'agression de Bao, pas alors que Carrie passait le plus clair de ses journées à hurler sur Jin sans s'en lasser. "Pourquoi?" Inutile d'approfondir sa question. Si elle-même peut très facilement lier les deux tentatives d'accord entre les deux gangs, elle préférerait tout autant entendre le raisonnement de Mengwu - et pas besoin d'en dire plus, elle trouve qu'elle s'est déjà suffisamment épanchée.

« C’était une bonne idée. » Même si Carrie est plus que satisfaite de se le faire confirmer, elle ne réagit pas, attendant la suite en arquant un fin sourcil. Il est difficile de ne pas se faire avoir par le calme placide de Mengwu, qui pourrait presque sembler innocent et parfaitement inoffensif à côté de certains de ses frères et soeurs - notamment à côté de l'exubérance arrogante de Zhang, ou la rage violente de Bao. Elle aussi aimerait pouvoir attraper son visage entre deux mains et le lui exploser contre la table, lui ouvrir le crâne pour savoir à quoi il pense derrière son regard sérieux et intelligent.
La conversation est bien plus agréable qu'avec son frère, ça, c'est clair. Elle se demande comment il s'entend avec Mao, et ne doute pas une seule seconde que ce doit être d'un chiant impossible. « Crois-tu qu’une certaine réciprocité serait possible, en permettant que lors d’occasions spéciales, l’Opaleye fournisse du Spitfire ? Ou vous préférez fonctionner en circuit fermé, pour ce produit ? » Carrie cligne des yeux, incapable de maîtriser sa surprise en cet instant précis. Le fait qu'ils reviennent sur cet accord qui n'a jamais abouti était déjà surprenant en soi; que Mengwu veuille y retourner est bienvenu, mais étrange; mais qu'en plus il veule en renégocier les termes...? "Hm." Il serait très bon de le considérer, mais elle ne pense pas qu'elle ait droit de le faire seule - même si elle est plus haute dans la hiérarchie, un Wolf est bien entendu dédié à ce secteur d'activité chez les Warlocks. Et normalement, c'est même Mao qui devrait se trouver à sa place, à négocier les tenants et les aboutissants de tout accord avec d'autres gangs.

Fuck Mao. Elle reste la Fox des Warlocks. "Ça pourrait être intéressant," énonce-t-elle lentement, sans trop se mouiller. Elle devrait peut-être le prévenir qu'une foule de gens en train de consommer du Spitfire sur le dancefloor de Zhang n'est certainement pas une bonne idée mais... bon. Il l'apprendra bien à ses dépens si cet accord se fait. "J'en toucherai un mot à Mao," finit-elle par décider. "Je pense que c'est une bonne idée." Peut-être que cette entrevue ne sera pas aussi douloureuse et compliquée que prévue. Peut-être qu'ils ont encore une chance avec les Wang, au final. Si Zanjin parvient à ne pas en tuer un autre.

« La qualité de l’opium moldu est inférieure. » À la mention de la drogue tant détestée, et tant adorée, Carrie se prépare comme un boxeur s'apprêtant à rentrer sur le ring, et ne répond pas. Elle ignore ce que les Wang font à leurs coquelicots pour rendre leur opium meilleur, mais ça fonctionne du feu de dieu. Du peu qu'elle sait, les moldus apprécient plus l'héroïne; peut-être que c'est pour ça.
Mengwu n'en a pas fini, et Carrie attend patiemment la suite. Elle ignore que rien ne peut l'y préparer.

« Avez-vous besoin de nouveaux échantillons, pour vérifier ? »

Carrie est tellement choquée qu'elle ne réagit pas. Si elle a tendance à regarder ses interlocuteurs d'un regard vide pour les mettre mal à l'aise quand on ose lui poser une question à laquelle elle n'a pas envie de porter de réponse, là, elle regarde Mengwu d'un air vide parce que pendant un instant, elle se sent vide.
Pendant un bref instant, elle a l'impression qu'un trou intersidéral l'habite - un trou qui existe depuis des années en son sein - et qu'il va l'avaler toute entière.

Cette impression passe rapidement - à moins que le trou l'ait avalée et recrachée aussi sec -, et laisse place à une panique paranoïaque et à la fois... euphorique.

Sa première pensée va à sa première véritable amante, l'opium.
Des échantillons. Combien peut-elle en demander sans que cela paraisse suspicieux? Va-t-il les lui donner tout de suite, ou les envoyer? Les enverra-t-il au Dancing Phoenix? Kamala pourrait les voir... peu importe, malheureusement, Kamala sait (le ventre de Carrie se serre à cette idée). En ont-ils plusieurs variétés différentes? Si elle demande des échantillons, en parlera-t-il en Mao? Si il en parle à Mao, Mao en parlera-t-il à Jin? Si Jin l'apprend... le ventre de Carrie a un nouveau soubresaut à cette idée.
Elle est un peu pathétique, et elle s'en rend bien compte. Mais personne ne comprend, parce que Jin n'en a jamais fumé, ni Kamala, ni Mao, personne. À part Stan, mais Stan est plus fort qu'elle, et Stan ne se souvient même pas de quand...

Sa deuxième pensée va à son autre amante, Bao.
L'a-t-elle dit à Mengwu? Non, elle ne lui ferait pas ça. C'était leur secret, son secret. Elle ne l'aurait pas trahie, pas comme ça. Même en pensant elle-même que Carrie l'avait trahie en ordonnant sa mort. Si? Non. Non. Le chien est bien entraîné.
Un étrange ressentiment vient pourtant creuser sa place dans l'arrière de son crâne. Entre ça, et la remarque de tout à l'heure, elle ne peut pas s'empêcher de Mengwu sait quelque chose. Ou pense le savoir.

"Tu nous enverras cinq cent grammes d'échantillon, et je compterai ça comme une compensation pour l'insolence et l'incroyable oisiveté de ton frère lors de nos négociations l'année dernière." Malgré le déluge de pensées et d'émotions qu'elle vient de traverser, la voix de Carrie est égale - presque sèche - et sa réponse vient rapidement. "Pour être honnête, la qualité importe guère mais je suis prête à payer un prix un peu plus élevé pour de la bonne qualité si cela vaut le coup pour les Warlocks qui en consommeront." Ses narines, malgré elle, frémissent à cette idée. "Ça te dérange si je fume?" Elle n'attend pas sa réponse pour baisser les yeux - brisant enfin leur regard -, afin d'attraper son paquet de Lucky Centaurs dans son sac posé à côté d'elle sur la banquette. Elle note le léger tremblement de sa main avec agacement et après avoir glissé le clou de cercueil entre ses lèvres, croise les bras sur sa table pour ne pas que ça se voit.
(Cinq cent grammes, ça devrait lui tenir quelques jours, quelques semaines, même... l'enverra-t-il rapidement? Ou est-ce qu'il la fera attendre?)
Elle semble attendre de Mengwu qu'il allume sa cigarette puis se souvient, confuse, qu'il ne fume pas. Un vague agacement s'invite sur son visage et elle sort sa main de derrière son coude pour claquer des doigts. La première fois ne prend pas; au deuxième claquement, le bout de sa cigarette brûle orange et un petit nuage de fumée s'échappe de sa bouche.

Elle n'aime pas le goût de la cigarette, et pourtant il est plus que bienvenu en cet instant précis, qu'elle peut passer à se concentrer dessus plutôt qu'à la tornade qu'a réveillé Mengwu en elle. Son coeur bat à toute allure, et elle aimerait pouvoir se défaire de ses vêtements: ils ont tous l'air trop petits pour elle et lui tiennent chaud d'une manière très désagréable.
(Va-t-il lui donner l'échantillon maintenant? Elle a un diner ce soir, elle pourra annuler. Elle n'avait pas prévu de fumer mais...)
Il faut qu'elle pense à autre chose.

"C'est dommage que nous n'étions pas en mesure de trouver un terrain d'entente l'an dernier mais..." Le visage de Carrie se pare d'un faux masque désolé. "Je ne te l'ai jamais dit en face, mais je suis désolée pour votre père." Carrie s'est mesurée à lui plusieurs fois et même si le vieux Wang avait tendance à lui peser un peu sur les nerfs (ses regards à la fois dubitatifs et méprisants à son égard sont brûlés sur sa rétine - Carrie garde une liste minutieuse des insultes à son égard, même silencieuses), elle aurait presque été attristée de sa père si elle n'avait pas entraîné une série d'évènements autant incontrôlables qu'insupportables. "J'espère que vous trouverez les responsables."
Elle se redresse un peu et laisse son dos reposer contre le dossier de sa banquette, ravalant son expression faussement désolée pour un visage neutre. "Que quelqu'un se débarasse ainsi d'un chef du Syndicat en toute impunité n'est pas rassurant pour notre Lion. J'ignore si Mao te l'a dit, mais nous serions ravis de vous aider à explorer toutes les pistes nécessaires, si vous le désirez." En temps que bras-droit des Warlocks, elle espère qu'elle parvient à se montrer convaincante. "J'espère que ces négociations permettront à nos deux familles de s'unir et d'apprendre à travailler ensemble," conclut-elle d'une voix ferme, jetant un rapide coup d'oeil à ses notes. "Revenons au Filet du Diable." Et écartons-nous de tout ce qui fâche.

Carrie doit faire un effort monumental pour ne pas complètement décrocher de la conversation maintenant qu'un coin de son esprit est en pur ébullition. Elle a envie de fumer (pas qu'une cigarette), elle a envie de hurler (de joie), elle a envie de danser, elle a envie de sourire, elle a envie de vider son verre et de quitter la pièce et l'Opaleye et de faire les cent pas dans sa chambre jusqu'à ce que Mengwu lui envoie ses fameux échantillons.
Bien entendu, à y repenser, Carrie déteste le Filet du Diable; elle s'use dans cette pensée depuis des semaines, surtout depuis que ces foutus hybrides ont foutu le bordel au Phoenix et leur ont volé une énorme partie de leurs revenus liés aux combats illégaux. Elle les déteste, elle veut les voir couler et l'Alberich quitter le pays.
Mais il est si difficile de se concentrer en cet instant précis.

« Nous pouvons aussi détruire une partie de la clientèle de leur club. » Carrie cligne des yeux, essayant vainement de rassembler ses pensées qui vont trop vite dans sa tête. La clientèle de leurs clubs... une rapide grimace flotte sur les traits de son visage alors qu'elle se redresse, finissant par plier une jambe sous ses fesses pour gagner un centimètre ou deux et être plus à l'aise. Elle voit parfaitement de quoi il veut parler et elle trouve que c'est une très bonne idée.
Elle écoute les pensées de Mengwu en hochant légèrement la tête, les mots tourbillonnant dans son crâne et ayant parfois du mal à trouver du sens. "Il y a autre chose," dit-elle au bout d'un moment. Même si ça ne lui plaît pas d'ainsi avouer à voix haute ses propres échecs, et encore moins à Mengwu, elle estime qu'elle n'a pas grand-choix; et de toutes manières, si Mengwu est aussi intelligent qu'il en a l'air, il sera déjà au courant. "Un groupe dissident," dit-elle du bout de sa bouche pincée, "s'est attaqué au Dancing Phoenix il y a presque trois semaiens maintenant. Plus particulièrement, ce groupe au sous-sol et a interrompu l'un des combats en cours et nous a... pris... les profits des jours précédents." Carrie n'aime pas le terme volé qui dénote d'une certaine faiblesse. "J'ai entendu dire que Van Bäume organisait lui aussi des combats dans son sous-sol." L'évocation du représentant de l'Alberich en Grande-Bretagne lui arrache un frisson dégoûté et désagréable. Carrie écrase sa cigarette à moitié entamée dans le cendrier qui trône de son côté de la table.

"Ce groupe s'appelle le No Safety for Wizards. Je suis sûre qu'ils seraient ravis de réserver au Filet du Diable le même sort qu'au Phoenix. Il serait trop dangereux pour nous de faire quoique ce soit de frontal, bien entendu, et entrer en contact avec ce groupe pourrait être une bonne idée. Pour les mettre dans la bonne direction." Et afin que Carrie puisse leur mettre la main dessus quand l'heure de la vengeance aura sonné.
Elle attrape son verre de limonade. Ses lèvres sont incroyablement sèches. Carrie se sent mal à l'aise, à vif. Elle qui attendait ce rendez-vous avec Mengwu avec impatience, la voilà qui a envie de se tirer aussi vite que possible et échapper à l'ambiance anxiogène de l'Opaleye. La prochaine fois, elle proposera à Mengwu le Dancing Phoenix. Elle ne doute pas qu'il y aura de prochaine fois. "En aliénant leur clientèle et en les chamboulant un peu, je pense que nous serons en mesure de reprendre les choses en main."
Elle soutient le regard du frère de Bao. Elle aimerait tant savoir ce qu'il se passe derrière ses yeux. Elle a l'impression confuse d'avoir fait une très grossière erreur, et elle peut déjà la voir lui retomber dessus. Il va falloir qu'elle planche un peu plus sur Mengwu. Il est le plus ennuyeux des Wang, en apparence; mais Carrie a appris il y a bien longtemps à ne pas se fier aux apparences. "全部人都同意?" conclut-elle dans un cantonais purement prétentieux, imitant sans mal l'accent précis de Yanli et impatiente de se tirer au plus vite de l'Opaleye et du regard serein que Mengwu garde sur elle.