Au premier "Noona?", Dan-bi ne réagit pas. Elle a les yeux tournés vers la mer alors qu'elle continue de remonter l'allée. Le bruit des vagues résonne entre ses oreilles (plus elle vieillit, plus elle a l'impression que les flots l'appellent) et elle s'y abandonne pour ne songer à rien d'autre au moins encore quelques instants. Dan-bi a peur - elle connait ce sentiment mieux que jamais, il lui tapisse l'estomac et lui tord le ventre dés qu'un clocher de village l'ouvre - mais pour une fois ce n'est pas les chasseurs qu'elle craint. Dan-bi a honte aussi. De sa silhouette trop maigre, de son regard hanté, du triangle bleu sur sa joue, de sa promesse non tenue. "Je vais ramener Na-ri à la maison" pour que ce soit elle qui finisse perdue, exilée à des milliers de kilomètres de son île et sans même l'envie de rentrer. Elle va lui expliquer quoi à Conan ? Quelle est sa bonne excuse pour avoir échoué à ce point et attendu si longtemps.

Il lui en faut deux pour qu'elle se rappelle de là où elle est et qu'ici, toutes les femmes ou presque ne se sentent pas concernées par un noona lancé en pleine rue. "Noona!" La voix est comme sortie d'un rêve (ceux où parlent les gens disparus depuis si longtemps que l'on a oublié leurs intonations et au réveil, on a presque l'impression qu'ils flottent encore dans la pièce). Les bras s'ouvrent dans un réflexe d'un autre temps. Ils sont si minces qu'ils paraissent démesurément longs, cassants comme des brindilles. Pourtant, ils résistent à l'impact, serrent en retour Conan à la mine déjà disparue dans sa nuque. Elle l'entend sangloter, elle sent les larmes dans son cou et Dan-bi ne peut rien faire d'autre que resserrer un peu plus sa prise. Elle aussi a envie de pleurer et pour une fois, elle y arrive. Elle sent ses yeux devenir humides et peut-être pas juste à cause des embruns qui lui fouettent le visage. Elle croyait en avoir fini avec les sanglots, il faut croire que non. "J-j'suis désolé." Ca y est, elle pleure pour de bon.

"Si j'avais su que t'étais là-bas je-" Une main vient se perdre dans les cheveux noirs du garçon - non, de l'homme - le réconfortant comme quand il ne faisait pas exactement sa taille ou presque et Dan-bi recule d'un pas sans le lâcher pour autant. "C'est moi qui suis désolée" finit-elle par dire, essuyant une larme du revers de la main et un sourire vient éclairer son visage. Un sourire un peu triste mais un vrai, un comme avant Gracefield, comme avant la disparition de Conan, comme avant même qu'ils ne se retrouvent plus que trois petits descendants de selkies sur leur île. "Comme tu as grandi." Elle pose la main sur la joue de son cousin (il n'a pas de triangle, une bouffée de soulagement lui desserre la gorge), la caresse du pouce pendant qu'elle le dévisage. "Je suis tellement contente que tu sois vivant." Et à son tour de s'effondrer sur Conan dans un torrent de larmes retenu depuis trop longtemps, corps agité par les sanglots. Il est plus fort qu'elle maintenant et ça lui fait prendre conscience de toutes les années qui ont passé sans qu'ils ne puissent se voir. Il est plus qu'un cousin, il est un frère, le seul qui sait aussi bien qu'elle ce que ça fait d'être laissé sur une plage à l'aplomb d'un cimetière rempli des siens.

Elle sent la honte lui serrer la poitrine alors que Conan l'observe. Son regard s'arrête sur le triangle bleu ornant sa joue tandis que Dan-bi détourne les yeux, voudrait même disparaître d'entre les bras de son cousin. "Oh, Dan-bi .." Plus que de la honte ou même de la haine envers son incompétence, voir le visage du sorcier s'attrister lui fait détester son reflet (les joues émaciées, le triangle, les yeux vides). "Mais qu'est-ce qu'ils t'ont fait..." Elle est partie le sauver et c'est elle qui a fini victime. Qu'est-ce qu'elle s'est fait à part se bercer d'illusion, se croire dans Taken et penser que tout irait bien comme elle l'a prédit sur son plan. Quand elle y repense, elle se dit qu'elle aurait mieux fait de rester sur son île mais aussi qu'il fallait retrouver son cousin (la prochaine fois, son plan sera meilleur). "Merci d'être restée en vie." L'est-elle vraiment ? Mérite-t'elle des remerciements ? Combien de fois la voix de Lottie surgissant dans son dos l'avait empêché de se laisser basculer dans le vide ? I failed you, c'est ce qu'elle voudrait lui dire mais ça aussi elle le rate.

Ca l'arrange que Conan passe à autre chose, elle finit de sangloter, se redresse un peu avec le fantôme d'un sourire aux lèvres. "C'est v-vraiment t-t-toi, h-hein? Pour de vra-vrai? Je rêve pas? Tire moi les cheveux." La main de Dan-bi s'enroule dans les cheveux courts de Conan sans les tirer pour autant. Elle se contente de les ébouriffer et laisse à l'air humide le soin de les figer dans cette position. "Bien sûr que c'est vraiment moi" dit-elle en se séchant les yeux avec la manche de son pull. Elle sort un paquet de mouchoirs de sa poche, en tend un au brun, s'en garde un pour elle. "Qui d'autre te parlerait en mermish espèce d'idiot ?" Il y a toute l'affection du monde dans son idiot. Elle l'a appelé comme ça des milliers de fois quand il était petit et se perdait dans les rochers entre deux plages. Dan-bi se souvient l'avoir cherché puis consolé en l'amenant à la pêche aux coquillages (c'est loin, ses souvenirs sont un peu effacés).

Et comme elle en est au souvenir, elle ouvre son sac, farfouille un peu pour en tirer une boîte enrubannée. Elle a parcouru tout le Devon (peut-être encore plus de kilomètres au compteur que lorsqu'elle a cherché le cirque) pour trouver LA boutique coréenne de toute la région (ou du moins des bleds non loin du chapiteau). Il a fallu ensuite passer au peigne fin les rayons poussiéreux avant de mettre la main sur ce quel voulait acheter (ce n'est pas la marque que l'on trouve à Jeju mais ça y ressemble suffisamment pour que Dan-bi l'achète).  "Je t'ai trouvé ça mais... Tu es grand maintenant. Un mètre soixante-quinze..." Grand et beau avec toute l'objectivité que l'on a quand on regarde les gens que l'on aime. Elle lui tend le paquet, se sent presque idiote d'avoir oublié qu'il n'est plus un enfant à qui l'on offre des bonbons pour se faire pardonner (même si c'est les bonbons dont il raffolait à dix ans). "C'est fou ce que tu ressembles à Haneul." La satisfaction perce dans sa voix, Conan serait le portrait de son père qu'elle l'aurait eu mauvaise. "On est ensemble maintenant. On..." Les mots restent bloqués dans sa gorge alors que ses yeux s'embuent de nouveau. On rentre à la maison. Iseul nous attend.

"Tu t'en souviens .." Et Dan-bi rigole vraiment, pour la première fois depuis longtemps. "Bien sûr que je m'en souviens !" Pas tout à fait comme si c'était hier, le temps est passé et les souvenirs se font moins détaillés mais elle revoit Conan, ses joues de petit garçon et son air émerveillé parmi les montagnes de coquillages ramenés par les pêcheurs. Elle se revoit elle-même, le visage moins triste et les années pesant moins lourd sur ses épaules. Si Dan-bi avait eu des doutes sur l'identité de l'homme se tenant face à elle, ils se seraient tous évaporés à l'instant. Elle couve le visage du regard, redécouvre les traits plus si enfantin et les yeux si semblables aux siens. "Iseul! Noona, Iseul !" Du bonheur, elle passe à l'inquiétude. Rien que la façon dont il a sorti le prénom si brusquement. Son sang se glace, son souffle se coupe et ses entrailles se recroqueviller dans un dé à coudre. Elle a l'impression de mourir, un peu comme au son de cloche des Battues mais en dix fois pire. "Quoi Iseul ?" Dan-bi imagine le plus terrible un instant avant de ne plus s'attendre à rien : pas de nouvelles de Conan depuis des années, pourquoi en aurait-il d'Iseul ?

"Elle- elle est ici!" Hein ? Hein ? "Hein ?" Les mains osseuses de la brune s'agrippent aux épaules de son cousin, le secoue presque. "Je suis venu seul parce que je-" Elle plonge son regard dans celui de Conan et il n'y a plus une once de nostalgie qui y scintille, juste l'urgence d'avoir des réponses. "Je ... voulais être sûr. C'était dangereux de la laisser venir et-" Dan-bi saisit un mot sur deux, elle a presque l'impression que la terre s'ouvre sous ses pieds. Dangereux. Un frisson lui remonte le long de la colonne vertébrale. "Iseul est au Royaume-Uni. Elle est à l'abri. Elle est avec nous." Nous qui ?

"Iseul est ici." Dan-bi répète soigneusement, articule presque trop. Iseul est ici. Dans un putain de pays en guerre. Où des putains de sauvages attrapent les hybrides pour les marquer et s'amuser aux jeux du cirque. Elle s'écarte de Conan brusquement, passant de l'inquiétude à la fureur. "Comment ça elle est ici ?? Pourquoi elle est ici ? Elle devait être à Jeju, là elle était vraiment à l'abri ! Qu'est-ce qu'il lui a pris ?" Foutue gamine butée comme tout qui part faire des dingueries sans réfléchir (les mauvaises langues diraient comme sa mère). "Et qu'est-ce qu'il t'a pris de la laisser ici ?" Pourquoi ne l'a-t-il pas mise directement dans un avion pour Jeju ou même mené jusqu'à la mer pour qu'Iseul rentre à la nage (ça aurait été mérité). "C'est encore qu'une petite fille !" Sa petite fille, son bébé et les flots seuls savent à quel point Dan-bi se sent mal de ne plus lui avoir donné de signe de vie.