Un léger filet de sang s'échappe du bout de tes doigts, sans que tu cherches à le stopper. Au contraire, tes yeux suivent le dessin que forme cette perle rouge sur ta peau. Toi qui étais si coquette, avec tes belles mains aux doigts fins manucurés, passe maintenant tes journées et tes nuits à te ronger les ongles de manière compulsive. Jusqu'à ce que la douleur de ta chair vienne enfin éclipser celle de ton âme. Il y a bien longtemps que tu as perdu le compte des jours écoulés, à vrai dire, tu es incapable de deviner l'heure qu'il est actuellement. Tout comme tu ne sais plus combien de temps s'est écoulé depuis que l'on t'a balancé dans cette cellule noire. Des jours ? Des mois ? Des années peut-être ? À vrai dire, cela t'importe peu. À quoi bon après tout ? Plus rien ne t'attend dehors. Ni personne.

Celui qui te verrait ainsi, prostrée dans ta cellule, vêtue de haillons, peinerait à te reconnaître. Les formes que la quarantaine a laissées sur tes hanches et ton ventre ont laissé place à des os saillants sur une peau sèche et écorchée. Tes mains aux doigts ensanglantées sont vides de tout bijoux tandis que tes cheveux rasés (tu te les arrachais) dévoilent un visage aux joues creuses, dont les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites semblent avoir perdu tout leur éclat. On dit qu'une personne peut devenir l'ombre d'elle-même, quand on te regarde l'expression prend tout son sens. À première vue, on aurait presque pu croire que tu as reçu le baiser du détraqueur. Tu aurais préféré, en vérité, ce sort pire que la mort laisse une coquille vide. Comme tu aurais voulu ne plus rien ressentir. Tout oublier, ne plus exister. Tu repenses souvent à cette petite fiole que tu gardais toujours sur toi. Une gorgée salvatrice qui d'un en quelques secondes à peine t'aurait libéré. Malheureusement, tu n'avais guère eu le temps d'avaler le poison. Tu es donc condamnée à rester enfermée dans les geôles du ministère, au sein même du département auquel tu as donné tant d'années de ta vie. Toi la chercheuse à la curiosité maladive, obsédée par la soif de réponses, qui avait passé tant d'heures à étudier, tester, chercher de manières presque maladive dans les mêmes murs qui aujourd'hui te retiennent prisonnière.

Ton corps porte les marques des sortilèges utilisés par tes geôliers : des brûlures, des coupures et autres sévices que tu préfères taire. Chaque jour, comme une chorégraphie millimétrée, ils t'emmènent et te font subir des sévices que tu n'aurais imaginés dans tes pires cauchemars. Sortilèges, legilimancie forcée et tortures diverses. Chaque jour, tu retournes dans ta cellule après ces séances macabres sans broncher. Voilà si longtemps que tu n'as plus entendu le son de ta propre voix. Certains jours, tu ne sais même plus où tu es, ni même qui tu es. Seule reste la douleur. Celle de ton corps meurtri, celle de ton âme blessée, celle de ton cœur brisée.  

« De la visite pour la traitresse ! » Tu ne relèves même pas la tête, trop occupée à te mordre au sang, les yeux dans le vide.  Qui est cette traitresse ? Toi ou une autre ? Qu'importe après tout. Le nom du monde est souffrance.

Un jour, tu avais eu le choix. Contrairement à ce dont tu essayais toujours de te persuader, tu avais eu l’occasion de dire non, de tourner le dos à l’obscurité. Mais tu avais choisi la servitude et la cruauté. Envers et contre tout, tu avais sacrifié l’essentiel pour t’enchaîner à la volonté implacable de Lord Voldemort. Aujourd’hui encore, c’est sur ses ordres que tu agis, que tu avances aveuglément vers le bureau du haut-juge Riley, pour clôre le chapitre le plus important de ta vie. Bien sûr que tu as le coeur lourd et que tes pas semblent traîner ton corps avec peine. Néanmoins, tu finis par achever ta course sans te retourner. D’une main tu frappes à la porte, tandis que de l’autre, tu resserres ton emprise sur les documents que tu as en ta possession. Lorsque tu entres dans le bureau, tu salues le haut-juge d’un signe de la tête, sans toutefois briser ton silence. Tu n’es pas venu rendre une visite de courtoisie à l’un de tes plus anciens employés. A vrai dire, tu aurais préféré t’adresser à Myrthild, mais mieux valait ne pas trop impliquer le reste de ta famille dans cette affaire. Alors que le vieil homme achève de te saluer convenablement, et entreprend de résumer la raison de ta présence, tu lui tends sans plus attendre les documents que ton avocat t’avait remis. C’est à croire que tu redoutais de ne plus être capable de les lâcher si tu attendais ne serait-ce que quelques secondes supplémentaires. Refusant de faire durer cet instant plus longtemps que nécessaire, tu refuses l’invitation de prendre place sur l’un des fauteuils réservés aux visiteurs. “Je vois que votre épouse a été déclarée inapte. C’est sûrement ce qui explique son absence aujourd’hui.” Pourquoi fallait-il qu’il pose la moindre question ? Tu avais sommé ton avocat de s’assurer que la situation était suffisamment claire, pour ne pas avoir à expliquer quoi que ce soit à ce viellard. “Oui. Entre autres." Le ton est glacial, comme on pouvait s’y attendre. Le haut-juge te lance un bref regard interrogateur avant de se raviser à te questionner plus amplement. Il termine la lecture des documents, puis entreprend de se lever de son fauteuil. Ses pupilles d’acier viennent finalement se planter dans les tiennes. “La décision finale et irrévocable vous revient donc, Mr. Travers. Voulez-vous véritablement que je prononce votre divorce et révoque ainsi les liens qui vous unissent à Freya Abbott ?” Tu savais pourquoi tu étais là, tu te souvenais parfaitement des menaces que le Seigneur des Ténèbres avait proférées à ton égard si tu ne mettais pas rapidement un terme à ce mariage. Et pourtant, dans la voix du haut-juge, tu avais l’impression d’entendre une sentence qui te crevait le coeur. “Faites ce que vous avez à faire, que l’on en finisse.” C’est alors que le haut-juge hocha de la tête et s’exécuta d’un coup de baguette magique. Les liens magiques qui te liaient à Freya étaient désormais rompus. Mais tu ne ressentais rien. Rien de plus insupportable que d’habitude. Tu te sentais tout aussi vide et misérable que ces derniers mois. Point de sentiment de délivrance. Non, juste de la solitude et de la culpabilité.

Tu avais longtemps songé à aller lui rendre visite, ne serait-ce que pour t’assurer qu’elle était encore en vie et que ton vieil ami Abram ne l’avait pas encore faite exécuter. Mais encore une fois, par lâcheté, tu l’avais abandonnée à son triste sort. Tu avais retardé le moment fatidique en te disant que tu utiliserais les papiers de votre divorce comme prétexte pour aller la voir. Et voilà que te ne pouvais désormais plus reculer, maintenant que tu avais les dits documents en ta possession. Le chemin qui menait aux cellules était pavé de mauvaises intentions, et l’emprunter te sembla aussi douloureux que le jour où tu étais venu ordonner son arrestation.

Après t’être délesté d’une généreuse bourse de gallions, tu suivis le gardien jusqu’à la cellule de Freya. Et si tu t’imaginais déjà lui briser la nuque pour délivrer ton épouse et t’enfuir avec elle, éliminer ce moins que rien devint presque un besoin viscéral alors qu’il annonca ta venue. « De la visite pour la traitresse ! » Ta mâchoire se crispa sous l’effet de la colère soudaine et ta réplique ne se fit pas attendre. “Elle a un nom. Vous feriez mieux de commencer à l’utiliser, au risque d’entraver sa réinsertion dans la société. Sinon, à quoi bon rémunérer le travail de vos collègues ?” Ne s’attendant vraisemblablement pas à une telle réflexion, le gardien finit alors par ouvrir la porte sans plus de cérémonie. Il te laissa entrer avant de refermer la cellule derrière toi. En échange d’une somme conséquente, vous aviez convenu qu’il vous laisse seuls un moment. L’odeur âcre et pesante qui s’élevait des cellules commencait déjà à te dégoûter. Mais ce n’est que lorsque tes yeux se furent quelque peu habitués à l’obscurité que l’horreur du bureau d’expérimentation sur les traitres consentants te frappa de plein fouet. Tu avais travaillé au Département des Mystères pendant des années, tu connaissais le sort que l’on réservait aux ennemis du gouvernement, et tu l’approuvais sans exception. Jusqu’à aujourd’hui. Qu’as-tu fait, Marlon ?

La silhouette rachitique, les pupilles éteintes, le crane râsé, les cicatrices. Ceci est ton œuvre. En as-tu seulement conscience ? Par lâcheté et égoisme, tu avais condamné Freya Abbott au pire des sorts. Il ne restait plus rien d’elle. Face à tes yeux coupables et impuissants se tenait une sorte d’Inferius, pas encore tout à fait mort. Mais ton épouse, elle, avait disparu. Tout comme votre mariage, elle avait sombré. C’est alors un flot d’émotions contradictoires qui commence à bouillir dans tes veines. Une profonde tristesse, un sentiment d’impuissance cuisant, mais surtout de la colère. Et alors que tu sens ta respiration s’alourdir et tes genoux trembler sous l’effet du choc, c’est la haine qui finit par l’emporter, comme toujours. “Ils paieront. Ceux qui t’ont fait tout cela. Ils paieront.” Et toi le premier, Marlon.

Parfois, tu as l'impression d'être aveugle et sourde. Quand la faiblesse de ton corps rattrape celle de ton esprit, et que les sombres pensées t'entourent comme pour te noyer. Dans ses moments là, seule reste la souffrance. Sourde et insidieuse. Tu as oublié ce que c'est d'avoir faim, ou d'avoir froid. Ces sensations désagréables qui pourtant te rappellent que tu es encore en vie. Coincée dans un corps qui en devient lui-même une cellule. Le simple fait d'être encore en vie devenant la plus terrible des geôles. Quand la voix de Marlon se fait entendre, hurlant sur les gardes, tu sens ton cœur se serrer. Comme si ses longs doigts l'enserraient jusqu'à ce qu'il explose. Ainsi donc, le prédateur revient se repaître du cadavre encore fumant de sa proie. Tu entends ses pas se rapprocher, ce rythme que tu reconnaîtrais entre mille. À mesure qu'il s'approche, tu serres les poings jusqu'à ce que tes phalanges te brûlent. Tu ne relèves pas les yeux vers lui, au contraire, tu baisses le visage pour ne pas lui laisser le loisir de croiser ton regard.

Chacun de ses mots se figent en toi comme des poignards. Tu ne pensais pas pouvoir souffrir davantage, c'était sans compter sans l'hypocrisie de celui qui t'a trahie. Le monstre auquel tu t'étais liée à jamais. Par un lien bien plus fort que celui du mariage. Un lien magique et puissant qui t'avait fait baisser ta garde et oublier tous tes principes. Un amour aveugle qui t'avait poussé dans la gueule du loup, littéralement. Rassemblant tes dernières forces, tu ouvres la bouche. « Ils ? » Ta voix est rauque, cassée comme certains de tes os. Parler te fait mal tant tes lèvres sont sèches, si bien qu'un filet de sang s'échappe des craquelures. « Quel hypocrite tu fais. Tu parles de ceux qui m'ont fait ça ... Regarde-toi dans une glace, monstre. » Ton souffle s'accélère, parler t'épuise tant l'énergie a quitté ton corps. Tu reprends difficilement ton souffle comme si tu avais couru un marathon. Tu ne parviens toujours pas à le regarder. « Contemple ce que tu as fait, et laisse-moi donc. Contemple ton œuvre , tu me dégoutes. » Tu trembles, de fatigue, de colère, de rage et de souffrance. Tu n'as plus d'énergie à dépenser, plus de larmes à faire couler. Plus rien. Sauf la souffrance. Et son absence. Épuisée, tu laisses ta tête retomber en avant comme si elle était trop lourde à porter. Ton souffle est rauque et pénible.  « Laisse-moi crever. »

L’air est lourd, vicié. Tu n’es pas dupe, tu sais pertinemment que du sang a été versé entre ces murs et que le sol en est encore entaché. Et malgré le dégoût phobique que t’inspirent les endroits crasseux et misérables, tu fais à peine cas de l’état déplorable de la cellule. Toute ton attention est rivée sur Freya, comme au premier jour, mais pour des raisons toutes autres, cette fois-ci. “Tu as raison. C’est de ma faute, si tu te retrouves enfermée ici.” Tu pourrais lui raconter comment tu en étais arrivé là, comment tu t’étais retrouvé acculé devant les accusations alors que Shafiq avait pris possession de ton esprit. Tu pourrais lui dire que tu aurais pu tomber avec elle, et peut-être même que vous auriez partagé la même cellule. Mais c’aurait été la condamner à une mort certaine. Alors que si tu passais un pacte avec Shafiq, si tu conservais ton poste et tes privilèges, alors il subsisterait une chance pour qu’elle retrouve un jour la liberté. Trahir Freya pour la sauver, tel était le choix douloureux et impardonnable que tu avais fait. Mais à quoi bon lui révéler tout cela maintenant qu’elle était brisée, maintenant qu’elle n’éprouvait plus qu’une haine viscérale et implacable à ton égard ? Elle ne te croirait plus jamais.

“Moi aussi je le paierai. Sûrement très bientôt.” A tes yeux, tu avais déjà la sensation de commencer à payer pour les horreurs que tu avais commises. Les menaces du Seigneur des Ténèbres avaient déjà planté leurs graines putrides. Il y avait d’abord eu le divorce contraint, puis rapidement avait suivi l’injonction à te trouver une nouvelle épouse pour faire oublier les allégeances de la précédente. “Il se pourrait bien que les jours du gouvernement soient déjà comptés. Les perturbations magiques prolifèrent, le voile s’est brisé et les morts reviennent hanter les vivants. Les temps sont en train de changer.” Tu te gardes bien de mentionner l’esprit de ta première épouse, revenu te tourmenter depuis les fêtes de fin d’année. Mais ta voix s’est faite plus lourde, plus rocailleuse. On peut y percevoir une certaine once de préoccupation. Difficile de savoir pourquoi tu lui racontes tout cela, pourquoi tu sembles autant douter de ton propre camp. Vois-tu en cette conversation l’occasion de confier tout ce que tu as sur le cœur à la seule et unique personne qui ait réellement compté à tes yeux ? Ou cherches-tu à lui redonner une once d’espoir pour lui permettre de tenir bon ? “Mais je resterai en vie, jusqu’à ce que tu sois de nouveau en sécurité. Auprès de l’Ordre.” Ces derniers mots t’arrachent un rictus de dégoût. Ils te rappellent la force de vos divergences, celles-là même qui avaient fini par vous séparer et avoir raison de votre couple. Ils te rappellent ton échec à la protéger, à lui offrir tout ce que tu lui avais promis. A tes côtés, Freya avait toujours couru un véritable danger. Auprès des rebelles et autres ennemis du gouvernement, elle serait en sécurité. Cela faisait déjà des mois que tu fomentais le plan parfait.

Tes yeux n’ont pas quitté la silhouette cadavérique de Freya, depuis que tu es entré dans la cellule. Contrairement à ce moment fatidique où tu avais ordonné son arrestation, aujourd’hui, tu t’ordonnes à la regarder en face, peu importe ce que cela t’en coûte. Tu as commis bien des crimes dans ta vie, mais celui-là est sans aucun doute le pire d’entre tous. “Si tu le souhaites, je peux demander à ce qu’un legilimens efface l’ensemble des souvenirs que tu as de moi. Je trouverais certainement un prétexte convaincant.” Une bien maigre consolation, pour toute la souffrance qu’elle endurait à cause de toi. Mais tu pensais bien faire en lui proposant de rayer à tout jamais ta présence de son esprit. Même si au fond de toi, tu espérais désespérément qu’elle se raccroche aux bribes de votre passé commun. Avant qu’elle ne réponde, tu cèdes à ce caprice, qui hantait tes pensées depuis que tu avais franchi le seuil de cette immonde cellule. Tu t’avances prudemment vers Freya, avant de finalement venir t’asseoir à même le sol, à ses côtés. Elle te détestera sûrement pour cela aussi. Mais c’était peut-être bien la toute dernière fois que tu la voyais, alors tu t’autorisas à prendre place à quelques mètres seulement de ce qui restait d’elle.