Cela faisait déjà plus de deux mois que tu n’avais pas vu Jarod. Deux mois que tu ne prenais plus la potion qu’il te confectionnait. Deux mois que ta vie privée partait de nouveau en vrille, subissant les affres de tes sentiments en roue libre. Avant les événements survenus durant l’attaque de Little Italy, tu t’étais toujours fermement raccroché à cette petite fiole argentée. Effet placebo ou véritable remède, tu ignores ce que cette mixture était véritablement. Mais une chose était certaine, lorsque tu en avalais le contenu, tu avais la sensation d’être maître de toi-même, d’avoir tes émotions sous contrôle. Un contrôle fragile, certes, mais palpable. Et pourtant, tu avais mis du temps à accepter l’existence de cette potion dans ta vie, à faire confiance à ton propre fils. Tu l’avais d’abord soupçonné de chercher à t’empoisonner par ce biais. Et si Rodolphus ne t’avait pas affirmé avec certitude que le liquide était dénué de toute substance dangereuse, tu aurais bien été capable de sceller un serment inviolable avec Jarod. Mais Merlin soit loué, vous n’en étiez pas arrivé jusque là.

Si votre relation père-fils avait connu une accalmie grâce à l’intervention de Freya, les choses avaient quelque peu changé durant votre raid sur la planque de l’Ordre, dans laquelle se terrait Jarod. Ce dernier avait osé prendre les armes contre toi et aurait bien pu te causer de lourds dégâts si tu n’avais pas fait exploser en plein vol l’odieux projectile qu’il avait lancé dans ta direction. Mais malgré l’impudence de son acte, tu avais fini par voler à son secours alors qu’il se trouvait en danger de mort. Tu t’en étais voulu d’être intervenu, d’avoir cessé de protéger Rodolphus l’espace d’un instant, qui aurait pu s’avérer fatal pour ton vieil ami. Aujourd’hui encore, tu ne comprenais pas ce qui t’avait poussé à agir ainsi, à vouloir sauver la chair de ta chair, pour laquelle tu n’avais jamais eu beaucoup de considération. Peut-être te trouvais-tu au début de ton chemin vers la rédemption ? Peut-être refusais-tu encore tout simplement d’avouer que Jarod et Azaël n’étaient pas que de simples étrangers à tes yeux ? Quoiqu’il en soit, la colère et le trouble qui avaient résulté de cette attaque sur Little Italy t’avaient poussé à rompre tout contact avec ton fils. Jusqu’à aujourd’hui.

Freya te connaissant mieux que quiconque avait rapidement remarqué que quelque chose avait changé. Ou plutôt que quelque chose était redevenu comme avant. Comme avant la promesse que tu lui avais faite. Une fois n’est pas coutume, elle t’avait à nouveau mis devant le fait accompli. Elle t’avait fait capituler, comme toujours. Ton cinquante-et-unième anniversaire approchant à grand pas, elle t’avait rappelé que tu devrais faire face aux conventions, aux rencontres insipides avec les membres de ta redoutable famille. Elle avait raison Freya, tu aurais plus que jamais besoin de te raccrocher à ta potion si tu ne voulais pas être la source d’un énième conflit fratricide. “10 novembre, sept heures du matin, plage de Fleetwood.” Par précaution, tu ne signais pas la missive. Tu l’estimais capable de de reconnaître ton écriture. Comme toujours, tu lui indiquas un lieu différent des fois précédentes, isolé, peu fréquenté, en territoire neutre. Et tu envoyas la missive avec un hibou qui ne t’appartenait pas.

Ainsi, la journée de ton anniversaire débuta sur la plage venteuse de Fleetwood. Le bruit des vagues effrénées s’écrasant sur la côte avait quelque chose d’apaisant. Le jour ne s’était pas encore levé, l’obscurité t’enveloppait dans son manteau épais. Tu n’étais pas tout à fait certain que Jarod viendrait. Mais après tout, tu estimais qu’il te devait bien cela.

La veille, Jarod a reçu une missive qu’il n’attendait pas. Ou plutôt, qu’il n’attendait plus. Il n’a pas vraiment été surpris de ne plus être convoqué pour l’échange de potions après l’assaut de Little Italy où il a croisé le fer avec Marlon d’une drôle de façon. Il comprend son géniteur de ne pas lui pardonner son affront de lui avoir lancé une toilette directement à la tête. Marlon a été vif et a fait éclater l’objet en plein vol, mais son contenu liquide s’est déversé sur lui, l’humiliant sur le moment. Le fils a été plutôt fier de son coup, mais le mal était fait. Enfin, c’est ce que Jarod croyait. C’était tout juste avant que le Travers ne décide de jouer les héros et de sauver Jarod d’une mort certaine. Le fils a encore du mal à comprendre le pourquoi du comment. Il essaie de trouver des raisons pour expliquer ce geste aussi surprenant, qu’incompréhensible, mais aucune ne lui vient à l’esprit. Marlon lui-même ne doit pas être en mesure d’expliquer sa réaction. Il semblait tout aussi estomaqué que lui. Le fils refuse de croire que ce n’est qu’une question de sang et de chair. L’homme a toujours été clair que ses enfants n’étaient rien et qu’il n’a aucune sympathie pour eux. Ça fait toutefois deux (voir trois) fois qu’il sauve la mise de Jarod. Ce dernier ne sait plus trop quoi en penser. Est-ce que les dernières semaines d’accalmie et son aide dans le contrôle de sa maladie ont été assez pour changer la donne? Est-ce qu’ils ont réussi à bâtir une base de relation, certes instable, mais assez forte pour ne pas profiter de la faiblesse de l’autre? Pour ne plus vouloir la disparition de l’autre? Il se pose beaucoup de question en sachant très bien qu’il n’obtiendra jamais les réponses.

Le potionniste sait toutefois que sans ses potions, Marlon va retrouver ses travers et que ses émotions vont dicter sa vie à nouveau. Il a été tenté de lui envoyer anonymement au ministère ou de passer par Freya pour lui faire la livraison, puis il s’est dit que ce n’est pas réellement son problème. Ça ne change strictement rien à sa vie si Marlon prend ses potions ou pas. Il n’a pas à s’inquiéter pour lui. Ce n’est pas son rôle. Il se fiche bien de sa santé au fond. Dans cette situation, il est le professionnel, Marlon est son patient. Si ce dernier ne veut plus s’aider, il ne va pas lui courir après. Jarod se demande toutefois ce qui a poussé son père à le recontacter. Ça doit faire mal à son orgueil, encore une fois. Jarod a fixé les quelques mots écrits à la hâte sur le parchemin pendant de longues minutes. Il n’a pas eu de mal à reconnaitre l’écriture, l’ayant vue à plusieurs reprises. Il n’a pourtant pas hésité à confectionner les doses pour le mois. Une part de lui veut continuer à l’aider, la part de médicomage en lui sans doute, il se demande juste à quel point leur relation fragile a été brisée. Par contre, en aucun cas, il ne se dit qu’il le doit à Marlon. Il lui a sauvé la vie certes, mais c’est peu pour tout ce qu’il a détruit autour de lui.

À sept heures pile, il transplane de Albert’s dock jusqu’au lieu de rendez-vous, la plage de Fleetwood déserte à cette heure matinale. La silhouette de Marlon se détache légèrement à l’horizon alors que le soleil monte doucement dans le ciel. Jarod ne s’avance pas immédiatement vers lui, soudainement hésitant. Il sert fortement la poignée de sa besace. Au fond de lui, il sait qu’il n’a pas à s’inquiéter, mais c’est toujours difficile de savoir avec le mangemort, surtout depuis leur dernière rencontre. Il prend une grande respiration et se dirige vers Marlon. Ses chaussures frottent sur le sable, tandis que le vent s’engouffre dans ses cheveux qui auraient bien besoin d’une coupe. Il soupire alors qu’il se trouve à quelques mètres. "J’ai tes potions." dit-il pour toutes salutations. Il lève son sac faisant cogner les fioles entre elles.

Tu n’avais jamais aimé attendre, et pourtant tu arrivais toujours à l’avance. Encore l’un de tes trop nombreux travers, auxquels tu n’aurais renoncé pour rien au monde. Car même si l’impatience te gagnait rapidement, tu appréciais la sensation de contrôle que cela te procurait. Être présent quelques minutes avant l’heure d’un rendez-vous fixé, te donnait l’occasion d’observer les lieux, de te familiariser avec les alentours. Ainsi, tu avais la sensation d’être mieux préparé, plus apte à affronter d’éventuels imprévus. Tu ne faisais confiance à personne, et surtout pas aux membres de ta famille. Et Jarod ne faisait pas exception à cette règle, quand bien même c'était toi qui avais choisi le lieu de votre rencontre.

Les bruits du ressac couvrent celui du transplanage de Jarod. Mais dans la lumière timide de l'aube, tu aperçois soudain sa silhouette. Demeurant un instant immobile, il parait presque hésiter à s’avancer vers toi. Redoute-t-il vos retrouvailles après Little Italy ? A-t-il seulement conscience que tu es au moins tout aussi gêné que lui, sinon plus ? Peu désireux de l’épier jusqu’à ce qu’il arrive à ta hauteur, tu reportes ton attention sur ta montre à gousset. Sept heures pile. Le garçon est ponctuel. Cela te surprend presque. Au fil des ans, des décennies qui s’étaient écoulées loin d’eux, tu t’étais toujours contraint d’imaginer le pire au sujet de tes enfants. Comme pour être certain de les maintenir à bonne distance de ton existence, comme pour être sûr que tu ne les laisserait pas entrer dans ta vie pour qu’ils puissent ensuite la détruire. Leur mère t’avait brisé de par son mensonge et sa trahison, tu n’étais alors pas prêt à leur donner l’occasion d’en faire de même.

Les salutations de Jarod sont froides, presque glaciales. En vérité, ses mots n’ont rien d’une salutation. Bien sûr, tu ne t’attendais pas à ce qu’il te saute dans les bras en te disant à quel point il était heureux de te revoir. Mais tu aurais espéré plus de gratitude de la part de quelqu’un à qui tu avais une nouvelle fois sauvé la vie, sans raison apparente. “Je dois avouer que je suis surpris que tu sois venu. Mais je suppose que l’Ordre a besoin de gallions.” Le ton est méprisant, sarcastique. Tu ignores ce que Jarod fait de l’argent que tu lui donnes en échange de ses fichues potions, et à vrai dire, tu préfères ne pas le savoir. Ce que l’on ignore ne peut pas nous faire de mal, n’est-ce pas ? “Enfin, je devrais sûrement m’estimer heureux que tu ne m’aies pas accueilli en me lançant des sanitaires à la figure, cette fois-ci.” La rancune était tenace. Tu n’étais pas de ceux qui oubliaient et pardonnaient facilement. Tu te souvenais encore avec précision du nombre de goûters d’anniversaire que ton frère aîné t’avait saboté. Tout comme tu te rappelais pertinemment de tous ces ingrédients étranges auxquels la sœur de Jarod était allergique depuis le jour où tu avais voulu la nourrir. “Comment se porte Elena Alvarez ? J’espère qu’elle s’est bien remise de notre visite surprise.”

Plus Jarod avance vers Marlon, plus le froid s’insinue sous sa cape. Ce n’est pas l’air de novembre qui lui donne autant de frisson, mais l’aura glacial qui émane du mangemort. Il ne sait pas pourquoi il se sent nerveux tout à coup. Cette transaction, ils l’ont fait à plusieurs reprises. Peu de paroles mentionnées, des regards lancés rapidement, un échange de gallions silencieux, un signe de tête en guise de salut et c’est terminé. Il n’y a aucune raison pour que ça soit différent cette fois. Sauf que oui, tout est différent. Leur dernière rencontre a été explosive. Leurs deux clans se sont affrontés dans un combat, faisant éclater la trêve instaurée du même coup. Et si c’était un rendez-vous pour se venger? Ou pour réparer sa bévue de lui avoir sauvé la vie? Marlon savait que son fils répondrait présent, c’était donc un excellent moyen de le confronter une ultime fois. Une plage déserte au petit matin en sachant très bien que Jarod n’a dit à personne où il allait. Le crime parfait?

Jarod soupire et malgré toutes les pensées qui lui passent par la tête, il s’avance vers l’autre. Comme chaque fois qu’il se trouve près de son père, il n’arrive pas à se détourner. Ses pas le mènent vers lui sans qu’il ne puisse les arrêter. À sa hauteur, il lui montre sa besace et lui dit que ses potions y sont pour toutes salutations. Il se contente de répondre un : "C’est ça ouais." en regardant ailleurs. S’il savait ce qu’il fait des gallions qu’il reçoit de son géniteur. L’Ordre n’en bénéficie pas d’une seule miette. Après l’achat des ingrédients, tout le reste va dans un compte pour le futur d’Hazan. Il a perdu six ans de sa vie et il a l’impression que c’est le seul moyen pour pouvoir l’aider, pour démontrer qu’il est là pour elle. Il ne peut pas lui offrir un toit sécuritaire, il ne peut pas l’aider dans ses devoirs, il ne peut pas passer beaucoup de temps avec elle, il ne peut pas lui donner de conseils ou la réconforter. Il se sent impuissant. Tout ce qu’il gagne avec la vente de ses potions hallucinogènes et les commandes de Marlon, il les donne à Odalis. C’est tout ce qu’il peut faire pour elles pour le moment. Le coin de ses lèvres s’étire à la mention du lancer de toilette. Jarod est assez fier de ce coup cocasse et il aurait aimé prendre une photo de l’air surpris de son père. Dis à voix haute, c’était comique, alors que la confrontation entre les mangemorts et les résistants n’avait rien de drôle. "Dommage qu’il n’y ait pas de toilette proche." répond-il, arrogant. Il est surpris de l’humeur bavarde de l’homme et se serait attendu à une réunion plus rapide, mais il semble que Marlon veuille s’attarder.

La main qui tient le sac se crispe, alors que c’est celle qui est libre se serre à la mention d’Elena. Jarod a demandé à son amie pourquoi Marlon semblait si intéressé par elle. Cette dernière lui a répliqué une réponse vague et il n’a pas pu la questionner d’avantage. "Ne parle pas d’elle." Il souffle et sent la tension monter dès qu’Elena et la destruction de Little Italy viennent sur le tapis. "Qu’est-ce que tu lui voulais de toute façon?" La curiosité l’emporte. Il a du mal à voir ce que les deux ont en commun. Comment peuvent-ils être liés ou se connaitre? Il se doute que Marlon va se faire une joie de lui raconter. Tout pour planter ses mauvaises graines chez son fils. Tout pour le faire hésiter et tout remettre en question.

Lors de votre dernière rencontre, Jarod s’était permis de t’humilier, comme on l’avait rarement fait auparavant. Et comme à ton habitude, lorsque tu étais vexé ou éprouvais ne serait-ce qu’une once de rancune, tu devenais l’incarnation du sarcasme et de l’amertume. Si ton fils croyait pouvoir te donner la potion, récupérer son argent et s’en tirer ainsi, alors il se fourvoyait complètement. Tu n’allais pas manquer l’occasion de le tourmenter à ta façon. Ce serait ton cadeau d’anniversaire à toi-même, en quelque sorte. “C’est bien pour cela que j’ai pris soin de te convier dans un lieu dénué de tout projectile douteux.” Répliques-tu d’un ton railleur à sa remarque provocatrice. Contrairement à ce qu’il avait dû supposer, tu n’avais pas cherché à l’isoler pour mieux le piéger. Que tu le veuilles ou non, tu avais encore besoin de lui.

Lorsque tu mentionnes cette peste d’Alvarez, tu remarques inévitablement que Jarod semble se crisper. Ses phalanges blanchissent sous sa peau, et lorsqu’il reprend la parole, il t’ordonne de ne pas faire mention de la résistante. Voilà un détail qui ne manque pas d’attirer ton attention. “Navré. J’ignorais que je venais de toucher un point sensible.” Le ton est moqueur, les lippes s’étirent en un mince sourire carnassier. Tu jubiles d’avance, alors que ton fils te sert sur un plateau ce qui semblait être l’une de ses faiblesses. Et bien que le sujet paraisse attiser sa colère, la curiosité ne peut s’empêcher de prendre le dessus, alors qu’il s’interroge sur les raisons qui te poussent à poursuivre Alvarez. Tu ignores quel genre de relation le lie à Elena, mais vraisemblablement, il tient suffisamment à elle pour vouloir te tenir à bonne distance. “Je croyais que tu ne voulais pas que je parle de… qu'est-elle donc au juste pour toi ? Une amie ?” Tu doutes fort que Jarod réponde à ta question, mais tu ne peux te retenir de le faire mariner quelque peu. L’occasion était trop belle pour s’en priver. “Mais puisque tu insistes. Elena a dérobé quelque chose qui m’appartient. Je suis simplement venu récupérer ce qui me revient de droit.” Et c’était précisément la vérité, que tu débites alors avec une assurance sans égale. Néanmoins, tu ne souhaites pas t’étendre davantage sur le sujet. Inutile d’évoquer le fait que tu aies failli perdre la vie au beau milieu des ruines du manoir de Gracefield. C’était là une histoire encore quelque peu sensible. Aussi, comme pour mieux déstabiliser Jarod, tu changes brusquement de sujet et en revient à la raison initiale de votre entrevue sur cette plage déserte, au matin de ton cinquante-et-unième anniversaire. “Combien je te dois pour la potion ? Le tarif habituel ?” Sait-on jamais, peut-être aurait-il eu envie d’augmenter ses prix depuis que tu avais mené une attaque contre le hangar miteux qui servait de planque à ses amis. Et alors que tu entreprends déjà d’extirper une bourse de gallions de la poche intérieure de ta cape, tu décides de pousser Jarod encore un peu plus dans ses retranchements. “As-tu parlé de notre accord à ta sœur ?”