La situation lui file entre les doigts, prend des directions qu’elle n’osait même pas imaginer. C’est pire et c’est mieux, ça la rassure et la terrifie – elle n’a pas l’impression qu’il s’agisse d’une victoire, et pourtant… Elle n’aurait pas pu espérer mieux. Mengwu avait visiblement raison, en lui assurant que tout se passerait bien. Évidemment, Jarod a tous les droits d’être en colère : elle l’aurait été aussi. Merlin en soit témoin, Lillian était dix fois plus furieuse que Jarod alors qu’elle n’avait rien à voir à toute cette histoire. Une chance pour elle, une malchance pour lui – elle espère que le futur leur sera favorable, que tout ira bien pour la Ligue, pour Jarod, pour leur petite fille. Odalis ne peut plus reprendre ses aveux (elle n’oserait quand même pas oublietter le père de sa fille… ?) et la perspective de lier leurs destinées est… Elle n’en sait rien. L’impression de se jeter dans le vide, de faire la plus grossière erreur de sa vie et de la réparer tout à la fois.

Une fois les verres vidés, elle les remplit sans demander. La culpabilité la gruge tout autant mais la nervosité s’amenuise, quoiqu’elle n’ait aucune idée s’il s’agit de l’effet du firewhiskey ou du calme déroutant de Jarod. S’il s’était agi de n’importe qui d’autre, elle n’aurait jamais cru les mots sortant de sa bouche. Se porter responsable d’une enfant qu’il ne connaît pas, en se fiant simplement à sa parole ? Vouloir être dans sa vie ? Dans leurs vies ? Après six ans de mensonges, il aurait été plus que raisonnable qu’il décide de prendre ses cliques et ses claques et d’effacer Odalis de sa mémoire. « Hazan. Hazan Bayat. » La précision faite dans un souffle; évidemment qu’elle a le nom de famille de sa mère et pas celui de son père. Voudra-t-il qu’elle le change, un jour ? L’idée la dérange, sans qu’elle sache mettre le doigt sur une raison valable. Tout est de sa faute; cette dégringolade aussi.

Le verre glisse sur le comptoir entre ses mains, renvoyé de droite à gauche, puis de gauche à droite. « J’ai des photos. Plein. Elle déglutit, la gorge soudainement serrée. Tu peux les voir quand tu veux. » Maintenant ou… plus tard. Odalis a peur de sa réaction en la voyant, ne sait pas s’imaginer la gamme d’émotions par laquelle il passera, si ça ravivera sa colère ou le détruira complètement. « C’est vraiment ce que tu veux ? Rien ne t'empêcherait de la voir. Mais tu n'as pas à prendre toute la responsabilité, je ne t'imposerais pas ça. » Les iris noirs se posent sur Jarod, détaillent son visage, l’expression si semblable à celle de sa fille. Le regard si bleu. Si honnête. C’est un sourire qui se peint sur ses traits cette fois, l’incrédulité et la tristesse qu’elle essaie de réprimer alors que son regard se porte sur le verre qu’elle fait tourner entre ses mains. « Je ne sais pas comment tu fais pour être si… droit… responsable. Un bref coup d’œil sur son visage si sérieux. Je ne savais pas comment tu allais réagir, mais je ne m’attendais pas à ça. » C’est bien pour ça qu’elle a pris des arrangements au préalable – il lui était impensable de laisser le sort d’Hazan aux mains du hasard. « Tu ne me dois rien, tu sais. » Qu’il veuille être là pour la petite, elle peut comprendre. Mais qu’il décide de ne pas couper tout contact avec elle, après qu’elle lui ait menti en pleine face, et pour si longtemps… si elle ne le connaissait pas mieux, elle le penserait naïf et stupide. Le mot qui lui vient à l’esprit, à présent, est tout autre.

Ça lui fait tout drôle de voir Jarod sourire. Parce que la situation ne s’y prête que peu, parce qu’elle ne s’y attendait pas, parce que c’est… doux. Parce que l’expression semble faire briller le bleu de ses yeux, réchauffe l’atmosphère d’un ou deux degrés – Odalis n’est pas pardonnée et rien n’est réparé (ça ne pourrait pas être si facile), mais Jarod sourit, et c’est trop facile de se replonger dans le passé. « Qu’est-ce que tu veux, toi ? » Et c’est bien là le problème : les aveux sont nés de la peur d’Odalis pour sa fille. De la crainte qu’elle disparaisse dans le désert comme Lillian et Cat avant elle. Mais si elle revient ? Si tout se passe bien, et que l’intervention de Jarod n’est pas indispensable ? Qu’est-ce qu’elle voudra, à ce moment-là ?

« Je… La voix lui manque, une seconde puis deux, et Odalis reprend : Je pense qu’elle voudrait te rencontrer ? » Elle n’a pas vraiment… caché quoi que ce soit à Hazan. Elle a peut-être détourné un peu la vérité, rendu la situation compréhensible pour une enfant. Mais pas menti. Elle n’a jamais prétendu que Jarod était mort, ou qu’il l’avait abandonnée. « Je lui en parlerai. Après ? » Ou est-ce qu’elle devrait lui en parler avant ? Elle n’en sait rien. Elle n’a pas envie de dire à sa fille qu’il est possible qu’elle ne revienne jamais. Mais est-ce qu’elle peut vraiment prendre la chance de ne rien lui dire, et de disparaître sans avertissement ? Aucune option ne lui paraît être la bonne. « Et j’aimerais que tu sois là. » L’aveu la surprend presque, elle qui était si réticente à partager Hazan avec qui que ce soit – elle qui avait si peur que Jarod tente d’en avoir la garde, qu’on lui enlève son bébé et qu’elle n’ait plus rien. « Si tu veux. Sans obligations. » Odalis lui fait confiance. Elle ne devrait pas. Elle n’ose même pas se demander si elle est vraiment une bonne juge de caractère – après tout, elle adore (sans pour autant l’avouer) Ambros, et elle ne pouvait pas le voir en peinture pendant les premiers mois.

Jarod a raison, ils ne se connaissent pas tant que ça. Mais si Odalis ne disparaît pas, ou ne crève pas de façon horrible, ils auront le temps… non ?

Pas besoin de laisser ça franchir la limite entre ses pensées et la réalité. L’avenir le leur dira – et peut-être que Jarod ne veut pas être dans sa vie à elle. Peut-être qu’il veut tout simplement connaître sa fille. Ce serait plus simple comme ça. Plus safe. Alors lorsqu’il l’interroge sur les photos, Odalis hoche vivement de la tête – c’est la moindre des choses, de lui en offrir une – et elle se lève d’un mouvement brusque pour aller fouiller dans un meuble du salon. L’album est épais, en cuir, rempli d’une panoplie de clichés mouvants, du sourire brillant de son bébé. « Ce n’est pas dangereux… ? » Elle se sent… coupable de lui poser cette question. Mais c’est légitime, non ? « Je ne suis pas contre, je veux juste… Je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose. » Qu’on l’utilise pour faire du mal à Jarod, par exemple. Il y a bien assez de danger avec son propre métier. « Tu peux prendre celle que tu veux. » Et puis peut-être qu’elle pourrait lui en laisser plus qu’une. Ou lui faire un album. Elle en a tellement… Ça ne remplacera jamais ce que Jarod a manqué, mais peut-être que ça… rendra le tout plus facile ? Elle n’en sait rien. « Pour ce que ça vaut… Je suis vraiment désolée, Jarod. » Elle ne s’attend pas à ce que ça règle tout. Mais quelque part, il y a l’espoir qu’il lui pardonne. Qu’il veuille vraiment faire partie de leur vie.