tw: kidnapping
Agnes a aidé sa tante toute la journée dans le jardin et tous ses muscles lui font mal: elle n'a qu'une envie, aller s'allonger. Pourtant, elle ne proteste pas quand, dès son retour, sa mère lui attrape le poignet et la tire pour la mettre au boulot: les pommes de terre pour le ragoût de ce soir ne vont pas s'éplucher toutes seules. Calla prend sa fille sur ses genoux et lui embrasse les cheveux, passant ses bras autour d'elle pour lui montrer comment manipuler le couteau sans se blesser, peu regardante semble-t-il des petites coupures qui vont très certainement orner les doigts maladroits de la gamine de cinq ans. Mais ici, tout le monde doit mettre la main à la pâte, et Agnes ne proteste pas malgré le fait que la lame soit un peu trop grande pour ses petits doigts.
Elle se mordille la langue en s'appliquant, faisant bien attention, recopiant les gestes appris sommairement grâce aux instructions de sa mère. “ Good girl, ” la complimente-t-elle en lui embrassant les cheveux de nouveau. “ What did you do today? ” Tout en laissant sa fille faire, Calla se détache un peu pour prendre ses longs cheveux blonds dans ses mains, commençant à les démêler des doigts avant de les rassembler en trois mèches séparées afin de commencer à y nouer une natte.
Agnes est une gamine bavarde et pleine de vie, et se lance aussitôt dans une longue explication de tout ce que sa tante Kalliope lui a appris. Elle parle du jardin, des plantes qui y poussent, des fruits et des légumes qu'ils vont pouvoir récolter dans quelques semaines, ceux-là même qui permettront à leur communauté de survivre. Elle raconte qu'elles sont allées chercher de l'eau au puit, et qu'elles ont croisé Stamatis sur le chemin. Avec toujours la même admiration dans la voix, Agnes parle de l'Életad qu'elle et Kalliope ont vu dans ce qui fait office de place du village. L'arbre centenaire, sur le tronc duquel elle a laissé courir ses doigts avec émerveillement pendant un bref instant, était aussi coloré et beau que d'habitude.
Calla écoute soigneusement sa fille sans rien dire, humant parfois quand la situation le demande, continuant de démêler et manipuler ses cheveux pour les tresser tandis qu'Agnes trouve toujours quelque chose à rajouter à son long récit.

Dans un coin de la pièce, une radio semblant appartenir à une autre époque grésille une chanson depuis longtemps oubliée. When the world seems to shine like you've had too much wine, that's amore. La porte est laissée ouverte: il fait si chaud, ces temps-ci, que c'est le seul espoir pour laisser un peu d'air entrer à l'intérieur de la maison en pierre. L'endroit est rudimentaire, arriéré diraient peut-être les critiques. Cela fait bien longtemps que les vélanes de Psará ont décidé de se couper du monde moldu et du monde sorcier, les deux mondes leur étant tout aussi hostiles. Elles ne sont pas beaucoup, environ une cinquantaine, les trois-quarts des femmes, et se mélangent parfois avec les hommes des îles voisines: il y a une entente entre eux, un secret magique qui lie ce coin de la Grèce éloigné de tout. Si les villes des moldus, un peu plus loin, prospèrent, ces petits villages ressemblent à des capsules temporelles, vivant dans une bulle férocement protégée. Les vélanes apportent santé et miracles à ces pauvres moldus qui gardent leur secret, leur amènent parfois des produits et objets venus tout droit du futur. Mais la plupart du temps, elles se contentent du peu qu'elles ont, reconnaissantes de leur liberté et de leur vie à part.
“ Ouch! ” Agnes interrompt son long récit quand, malencontreusement, le couteau dérape et entame la peau; aussitôt, les mains de Calla recouvrent les siennes alors qu'une perle de sang vient s'échapper de la petite plaie. Agnes se mord la lèvre pour ne pas pleurer, mais gémit un peu quand sa mère appuie légèrement sur sa blessure. “ It's alright, mi amore, ” lui dit-elle, copiant la voix suave du chanteur à la radio, ce qui a le don d'effacer un peu de la douleur sur le visage d'Agnes. “ Look... ” Agnes regarde avec de grands yeux plein d'émerveillement quand sa mère, en murmurant un sortilège sous sa respiration, agite ses doigts et que le sang disparaît, laissant la plaie se résorber toute seule.

La magie fait partie intégrale de leur vie et malgré son jeune âge, parce qu'elle en a déjà fait preuve, on a déjà commencé à apprendre à Agnes certains tours. Elle n'y arrive que rarement, plus préoccupée par la musique, les dessins à la craie et les morceaux de chocolat (une denrée rare mais appréciée par cette communauté coupée du monde) auxquels elle a parfois droit avec le goûter. Mais un jour, comme sa mère, Agnes sera une grande, une femme, une adulte, et elle aussi pourra utiliser la magie pour soulager les petits bobos, ou pour faire tourbillonner les feuilles qui tombent des arbres, ou même pour faire danser les flammes de la cheminée avec des formes impossibles le soir!
Comme sa mère, il est probable qu'elle ne prenne pas un mari, juste un compagnon peut-être: parmi les veelas qui vivent parmi elles, ou leurs voisins moldus qui protègent leur enclave. Elle aura sûrement des filles, et peut-être un garçon, et vivra longtemps, très longtemps, sans jamais quitter son coin du monde: et alors? Agnes a entendu parler des vélanes qui partaient et ne revenaient jamais, et elle ne comprend pas — sa mère lui a dit que ça lui viendrait peut-être avec l'âge. Il y a tout ce dont elle a besoin pour survivre, ici. Elle a une maison, un lit, le soleil, les fruits juteux qu'elle peut cueillir où elle veut, et les grands champs où elle coure sans s'inquiéter chaque jour.
Et du temps, elle a du temps, pour apprendre et grandir et vieillir.
Du temps à ne pas savoir quoi en faire.

Feyza, Stamatis et Kalliope sont venus dîner et Agnes a passé toute la soirée à les écouter sans rien dire, même quand ils ont cessé de faire du sens à mesure que la bouteille de liqueur de pêche a commencé à se vider. Quand ils ne regardaient pas, elle a trempé ses lèvres dans le fond d'un verre et a failli tout vomir; elle a fini par se traîner dans sa chambre, se sentant malade après avoir fourré son nez trop près de l'alcool trop fort, s'allongeant sur son lit et fermant les yeux jusqu'à ce que la pièce cesse de tourner. Le sommeil est venu ensuite et elle s'est endormie en écoutant à travers la porte les bruits de sa mère, ses tantes et son oncle, en train de parler et de rire et de faire tourner la bouteille, heureux comme toujours, leurs ombres dansant à la lueur des flammes magiques sans chaleur de la cheminée, tirant sur le sol sous la porte des silhouettes rassurantes et familières pour Agnes.

Quand elle se réveille, il y a un homme dans sa chambre, ses yeux étincelants dans le noir la clouant sur place; il la voit sur le point de hurler, et il pose sa main sur sa bouche, la sensation et le goût de son gant en cuir retournant l'estomac d'Agnes. Elle le mord et malgré la protection de son gant, il grogne de douleur mais il est bien trop grand et trop lourd, et elle ne peut pas lui échapper peu importe qu'elle le roue de coups ou s'arc-boute dans tous les sens. Elle sent finalement l'inconscience la menacer, et elle se demande si ça a un rapport avec la branche d'arbre que l'homme agite dans le noir; pas le temps de faire quoique ce soit qu'elle s'écroule, inconsciente.

Elle se réveille sans savoir où elle se trouve, ballotée par un mouvement étrange qui l'entoure toute entière. Elle se réveille à peine qu'elle étale le contenu de son estomac sur le plancher de la cabine où elle se trouve, et elle se met à pleurer.
Elle a mal partout, et il fait sombre, et elle se sent malade, reconnaissant vaguement le mouvement incessant d'un bateau; sauf qu'à la place d'une barque tangeante mais familière, elle se retrouve dans les tripes terrifiantes d'un bateau si grand qu'il ressemble à une maison. Il n'y a personne pour l'entendre, pour s'assurer qu'elle va bien, et la porte vers laquelle elle se dirige en quelques enjambées maladroites est verrouillée.
Agnes entend des voix, qui semblent venir de nulle part et de partout à la fois; parfois, elle attrape des bribes, reconnaissant quelques mots sans parvenir à comprendre toutes les conversations qui courent autour d'elle.

À l'étage, Nikos est en train de passer un sale quart d'heure. “ You damned idiot! You almost killed them all - I saw you! — They were fucking running around-- — Of course they were running around! This is literally our job to capture them and make sure that they don't finish fucking disentrailed-- — My wand slipped! — Your wand-- ” Leonidas lève les mains en l'air d'un air dramatique avant de se laisser retomber derrière son bureau. “ You better fucking hope they take her in. — It's fine, Leo. We give the two off-whites to the Salvatores in Milan, ginger to the Broussards and... — Yeah? And what do we give to the fucking Warlocks, genius? We told them we'd bring them two of them, almost of age, as well as plenty of hair and nails to resell. But noooo, you and your genius brain had your wand slip and now we got some fucking five year old in there! ” Nikos grince des dents, et baisse les yeux alors que Leo cache son visage dans ses mains en soupirant audiblement. Pas facile tous les jours, le traffic de créatures magiques, surtout quand on est entouré d'incapables. “ I don't think her age will be an issue for them. ” Leo reste silencieux pendant un long moment, comme si il n'avait pas entendu la dernière intervention de son subordonné. Il sait qu'il n'a pas tort.
Ils ne sont que des trappeurs de basse échelle. Ordinairement, ils se contentent de trouver des vélanes, en Europe de l'Est, en Turquie et en Grèce: il suffit d'avoir une tête bien faite pour apprendre comment les trouver, ces idiotes finissent toujours par se rassembler autour de leurs arbres magiques comme si ils avaient les sauver. Comme tout le monde, ils ont commencé à les chasser pour les propriétés magiques de leurs cheveux, leurs ongles, leur sang. Et puis il ont appris qu'il y avait une manière de se faire encore plus d'argent avec. En les revendant aux quatre coins de l'Europe au prix fort, aux associations qui ont besoin des monstres jeunes et dociles. Beaucoup plus de fric à se faire comme ça. Et puis merde, Leo a une famille à nourrir et des factures à payer. C'est pas de sa faute si ces pauvres bêtes sont en forte demande ces temps-ci.
“ You better fucking hope so, ” assène-t-il à l'adresse de Nikos, lui jetant un regard noir à travers ses doigts écartés sur son visage.

Plusieurs semaines s'écoulent alors que le bateau se traîne paresseusement dans les eaux de la Méditerranée puis de la Mer du Nord. Agnes pleure beaucoup et il lui faut des jours et des jours avant que son estomac s'habitue aux roulements des vagues contre la coque du bateau où se trouve sa chambre. Enfin, sa cellule. L'homme qui lui amène ses repas est grand et il fait peur, comme ce soir-là où il l'a réveillée en plein milieu de la nuit. Il ne répond jamais à ses questions ou à ses pleurs, mais parfois il lui sourit et il lui a même donné une barre de chocolat un matin.
Le soir, Agnes entend des voix s'élever dans les cellules autour de la sienne. La plupart sont groggy, mal réveillées. Des mots sont échangés dans une langue qu'elle ne connait pas, des chansons sont murmurées, des plans sont échafaudés. Parfois, quand elle pleure trop fort, l'homme dans la cellule à côté de la sienne lui parle, toujours dans une langue qu'elle ne comprend pas, et sa voix rauque l'accompagne dans son sommeil.

Enfin, après un voyage interminable, c'est la porte de sa cellule à elle qui est ouverte. Agnes n'a jamais pu rien voir à travers les barreaux, ceux-ci étant bien trop hauts pour que sa petite stature puisse y parvenir, mais elle a entendu que des prisonniers comme elle partaient parfois, ne revenaient jamais. Peut-être qu'ils finissaient par retrouver leur familles, enfin...
Agnes est trop heureuse d'enfin pouvoir respirer correctement, de sentir le soleil sur sa peau même si il se cache timidement derrière les nuages. Malgré les rayons solaires, il pleut. Il pleut! La sensation des gouttes dans ses cheveux et sur sa peau lui arrache un sourire; Nikos a l'impression de sentir son coeur se briser, alors qu'il la tire vers le bureau de Leonidas, sa main puissante refermée autour du bras de la gamine. “ Come on, now, ” grogne-t-il, en grec, à son adresse, et la gamine ne répond pas.
Il y a un homme, dans le bureau dans lequel Nikos l'emmène, qui se tourne pour accueillir la gamine avec un grand sourire. Agnes comprend qu'elle ne retrouvera jamais sa famille, ou sa maison, ou son île, ou son lit. “ Well, well, well, ” dit Blake en la regardant avec des yeux avides. “ What do we have here? ”

tw: maltraitance infantile
Ils ont décidé de l'appeler Charybdis, parce qu'elle essayait de mordre le moindre doigt qui s'approchait de son visage; elle n'a pas cherché à les corriger de leur inculture, de toutes façons, elle ne cherche même pas à leur parler. Agnes ne comprend rien à ce qu'ils baragouinent, elle ne réagit ni aux menaces ni aux tentatives pour la radoucir; elle se contente d'observer chaque nouveau visage avec un froncement de sourcils, de se rétracter quand on fait le moindre mouvement vers elle et de montrer les dents quand on s'approche trop.
Quand ils la mettent dehors pour faire la manche, elle essaye de s'enfuir; elle comprend alors que la marque douloureuse qu'on lui a brûlé à même le pied est dotée d'un truc qui leur permet de savoir où elle va et ce qu'elle fait. Elle reste trois jours recroquevillée dans un coin après ça, passée à tabac par Blake et quelques gamins plus âgés, pour lui rappeler sa place; elle survit simplement grâce à un autre gamin qui lui fourre de force une partie du porridge immonde qu'il a reçu en échange de ses travaux aujourd'hui. Ce soir-là, ils font front à deux quand un garçon plus âgé vient les emmerder pendant la nuit. Après ça, ils sont quasiment inséparables.
Agnes comprend au final que quand tout le monde dit kiri kiri kiri, ils lui parlent à elle. Carrie, explique même Jin, son sauveur, au bout d'un moment, en articulant bien. Ca-rrie. Elle y comprend rien, mais elle observe, et elle apprend.
Agnes apprend à se battre, et à baisser la tête quand elle se mesure à trop grand et fort pour elle. Elle apprend à voler, et surtout à mendier, puis à se faufiler dans les ruelles et derrière les poubelles quand les flics débarquent. Elle apprend les mots d'ici, ainsi que les mots d'ailleurs que parlent parfois les autres gamins. Elle apprend à survivre.

Ils sont nombreux à pleurer la nuit, elle en fait partie. Elle pleure parce qu'elle pense à sa mère, et elle pense à leur maison, et elle pense à la radio. Elle pense à son père, et elle pense aux tomates du jardin, et elle pense au chocolat auquel elle avait droit parfois. Agnes pense surtout aux détails, parce que la plupart du reste est déjà en train de s'effacer, de disparaître dans ses souvenirs. Jin lui dit que c'est pour le mieux. Que lui aussi il aimerait oublier.
Au moins ici la pièce ne tangue pas. Elle et Jin ont fini par se construire un matelas de fortune, avec du carton détrempé et des vieilles fringues inutiles: ils dorment côte à côte, l'un d'eux le dos contre le mur, les yeux vrillés sur les autres habitants du sous-sol de la maison où les Rats des Warlocks prolifèrent. Tous les gamins ont les traits émaciés et la rage au ventre. Elle la sent aussi, cette rage sourde, qui crépite parfois jusque dans ses doigts. Parfois, les gamins disparaissent. Certains arrêtent de bouger dans leur sommeil, d'autres ne reviennent jamais de leurs excursions diurnes et nocturnes dans le monde moldu où ils essayaient de mendier et de rafler tout le fric qu'ils peuvent. Certains, ceci dit, quelques rares, sont sélectionnés par Blake. Il dit que c'est toujours les plus méritants, the good children, et qu'ils ont droit à manger et à un vrai lit et à ne plus avoir à sortir. Agnes pense que c'est des mensonges. Jin dit que rien ne peut être pire que ce qu'ils vivent là.

Ça ne leur vient même pas à l'esprit qu'ils puissent un jour être séparés jusqu'au jour où Blake la sélectionne elle, et qu'il laisse Andrew tabasser Jin pour que celui-ci ne puisse pas la suivre. “ Jin! ” Mais peu importe qu'elle hurle ou se débatte; en la sentant résister, Blake finit par passer un bras autour de sa frêle silhouette pour la soulever sans mal et la porter en montant les marches l'éloignant définitivement du sous-sol des Rats. Elle rue, elle hurle et elle finit par essayer de mordre tout ce qui lui passe sous les dents mais Blake se contente de rire, amusé semble-t-il jusqu'à ce que le coude d'Agnes lui rentre dans le nez; sous le choc, il la relâche et aussitôt que ses pieds trouvent le sol, elle s'élance vers les escaliers dans l'espoir de retrouver Jin. Elle se fait choper à la volée par Blake qui grogne avant de lui donner un coup de poing.
Il va sans doute se faire taper sur les doigts pour avoir blessé la marchandise, mais peu importe. Au moins, elle ne bouge plus, et il peut transplaner sans mal pour Liverpool, le corps inconscient de la gamine de onze dans dans les bras.

tw: prise de drogue involontaire, viol de mineurs, mutilation, avortement forcé
Blake n'avait pas menti. Quand elle s'est réveillée, elle a eu droit à un repas chaud, ainsi qu'à un lit. Ils lui ont même fourni de nouvelles fringues, quoiqu'elle ait insisté pour garder le sweat rouge que Jin lui a volé il y a quelques semaines. Elle voulait rester éveillée, méfiante vis-à-vis de la flopée de gamins inconnus au bataillon avec lesquels elle partageait désormais sa chambre, mais elle s'est écroulée: sans doute l'effet de la soupe au poulet chaude et délicieuse qu'elle a avalé sans rechigner.
Le lendemain, elle a fait la rencontre de ses nouveaux colocataires. Nina, Maxim, Yanli, Stan, Selma, Viktor, Adrian, Sonia et Zora. Il y a des grands, et des petits et si ils vont tous les jours mendier, les portions de nourriture ne changent plus au fond de leur assiette: peu importe le montant qu'elle ramène, Agnes est toujours nourrie et dort du sommeil des innocents chaque soir, repue. La situation devient presque idéale quand Jin la rejoint quelques semaines plus tard. Malheureusement, ils n'ont pas le droit de tirer leurs lits pour qu'ils soient côte à côte, ou de dormir dans le lit de l'autre pour se protéger mutuellement, mais sa présence l'aide. Et ils apprennent bien vite qu'ils n'ont pas besoin de se protéger parce que la nuit, ils sont en sécurité. Même si ils ne s'entendent pas tout à fait avec tous leurs colocataires, ils apprennent lentement à les apprivoiser, à les considérer autrement qu'avec mépris et suspicion.

Ils trouvent une équilibre. Ils trouvent un simili de vie. Certains jours, ils sont trop fatigués pour sortir — et bizarrement, Blake les laisse faire, et ils arrivent même à voler des moments qu'ils passent à se raconter des histoires. Ils parlent rarement de leurs vies, mais Agnes en apprend beaucoup des autres, à défaut de contribuer. Les semaines deviennent des mois. Les mois deviennent des années. Elle voit Jin grandir, atteindre des sommets impossibles, elle voit son corps se développer et surprend même le sien perdre un peu de son apparence chétive, se remplir.
Elle voit les yeux d'Andrew, l'un des hommes qui veillent sur eux, mais elle n'y pense jamais deux fois.
Les journées se ressemblent. Les matins sont les plus durs: Agnes a toujours l'impression de se réveiller d'une fausse mort. Elle a les yeux gonflés et qui piquent, et le corps tout entier encore un peu endormi; quand il se réveille, il n'est pas rare qu'elle ait mal et doive s'étirer sur son matelas pendant de longues minutes, jusqu'à ce que les courbatures soient supportables. Ils ont droit à un déjeuner, et puis ils partent travailler, parfois rendus mous par leur confort et leurs longues nuits; et pourtant, quoiqu'il arrive, ils ont de quoi manger au déjeuner, puis au dîner. Quoiqu'ils fassent, peu importe le fric qu'ils ramènent à la maison — du moment qu'il y en a —, ils sont nourris. Agnes sait que c'est le plus important. Elle ne se souvient que trop bien de la faim qui a régi son existence avant d'arriver ici. Et elle préférerait mourir que d'avoir faim de nouveau.
Elle ne sait pas quand exactement elle devient Carrie. Elle sait juste qu'un jour, elle arrête de penser à la maison, à la radio, à sa mère et à son père, aux tomates et au puits et à l'arbre et au reste. Elle arrête d'y penser, parce qu'elle sait qu'elle n'y retournera jamais ou plutôt, elle sait qu'il n'y a plus rien là-bas, pour elle ou pour quiconque. Elle a vécu plus longtemps en tant que rat qu'en tant qu'Agnes. Elle a quatorze ans maintenant. C'est la seule vie qu'elle connait et elle pense que c'est la seule vie qu'elle connaître jamais. Et alors? Du moment qu'elle a le ventre plein, elle ne peut pas se plaindre.

Le jour où elle apprend la vérité, elle n'a même pas la force de s'insurger ou de pleurer.

Elle vient de passer trois jours entiers dans son lit, à l'agonie. Impossible d'expliquer cette douleur qui l'a prise un soir, elle sait juste que la souffrance a continué sans s'arrêter, sans diminuer, jusqu'à ce qu'elle ait l'impression de se vider de son sang. Parmi la fièvre et la douleur, elle a vaguement perçu la main de Jin dans ses cheveux de temps à autre, la voix de Zora, distante mais apaisante, les prières de Stan.
“ You were wretched sick, what do you want me to say? ” grogne Blake quand elle s'enquiert, au petit-déjeuner, ce qui lui est arrivé. “ If you're feeling better, you're going back to the streets. ” Carrie aimerait bien passer quelques jours de plus à se reposer: son estomac lui fait encore un mal de chien, et elle peine à marcher sans support. Mais elle a depuis longtemps appris à ne pas protester. Jin se propose même de l'aider, aujourd'hui, et c'est lui qui lui dit la vérité.

Ils ont fini sur un banc faisant face à la mer. Après une hésitation, Jin a acheté une glace avec un peu de l'argent qu'ils ont récolté aujourd'hui. Il n'a aucun appétit donc il a refusé de partager, laissant Carrie en profiter seule — un luxe pas commun, mais apprécié. Elle se régale, se souciant peu quand la glace se met à fondre, à couler sur ses doigts et sur ses genoux.
“ Are you not going to say anything? ” Elle entend la tension, le dégoût, la colère, le désespoir dans la voix rauque de Jin. Il lui a dit la vérité, il lui a tout expliqué, et Carrie touche mentalement du doigt tout ce qu'il vient de lui révéler.
La drogue dans la nourriture. Les hommes, et les femmes, venant le soir quand ils sont inconscients, incapables de résister. Pourquoi des gens comme elle, ou Stan, ou Nina, sont choisis: à cause de leur beauté surnaturelle, qui pourtant ne devrait pas attirer un adulte. Ou peut-être que c'est le fait qu'ils soient sans défense qui les attirent.
“ I'll make them pay. We'll make them bleed. ” Carrie comprend la rage dans la voix de Jin. Il a survécu grâce à sa rage et elle, elle a survécu grâce à lui. “ They made me bleed, ” dit-elle lentement, les premiers mots qui sortent de sa bouche depuis qu'il lui a dit. “ You said... Blake said I was pregnant? Before that? ” Elle jette un coup d'oeil à Jin, qui soutient son regard. Cette rage encore, dans ses yeux, dans ses poings fermés sur ses genoux, dans son corps tout entier qui en vibre presque, en crépite: elle sait que ce n'est pas qu'une impression, que même avec l'entraînement improvisé qu'ils s'octroient mutuellement, il a encore du mal à maîtriser sa magie. Il l'observe manger sa glace sans rien dire avant de lâcher entre deux rangées de dents serrées: “ Yes. ”
Carrie a l'impression de ne pas s'être réveillée ce matin: qu'elle est encore coincée dans les limbes de son agonie, mais qu'elle s'est réfugiée dans un endroit au plus profond d'elle-même.

Elle pense à sa mère.

Devant son absence de réponse, Jin s'échauffe. “ I swear I'll fucking kill them all, ” crache-t-il en se détournant pour regarder à la place les vagues qui, indifférentes à leurs soucis, vont et viennent inlassablement. “ I'll gut Blake myself and-- — No. ” La glace est enfin finie et Carrie s'attaque au cornet. Elle pense à sa mère et surtout, elle pense à Agnes, qui pèse encore sur sa conscience. Elle regarde la mer, et elle s'imagine prendre un bateau, avec Jin sans aucun doute, pour s'en aller. Où iraient-ils? Ils descendraient en France, en Italie, retourneraient en Grèce. Elle lui apprendrait tout ce qu'elle sait, c'est-à-dire pas grand-chose, et ils improviseraient le reste.
Elle se complait dans cette illusion, ignorant la douleur sourde qui émane toujours de son bas-ventre, l'impression d'avoir été littéralement vidée de l'intérieur. Elle a eu l'impression de se vider de son sang mais en réalité, elle a été purgée d'un de ses organes.
“ We will make them bleed, Jin. We will make them pay. ” Une main tremblante se lève et s'abat sur l'épaule de son ami qui tressaille avec force.  “ Carrie? — I need... I need to go back... ” Elle sent sans même le voir le sang qui se remet à couler, l'hémorragie interne qui revient. “ Take me home, ” dit-elle sans réfléchir, se rendant à peine compte qu'il la prend dans ses bras et l'éloigne des bateaux, cet idiot, pour la ramener dans l'antre des Warlocks.

tw: viol de mineurs, prostitution de mineurs, prise de drogue involontaire
La douleur sourde la poursuit pendant des jours, et cesse seulement quand ils lui redonnent ce qu'ils lui avaient administré rapidement pendant le début de sa convalescence: le thé qu'ils lui font boire a une odeur très sucrée, doucereuse même, et il lui coupe complètement l'appétit. En revanche, malgré ce que lui a révélé Jin, ce nouveau thé lui permet parfaitement de faire ses nuits, sans rêve, presque reposantes parfois. Le plus dur, c'est le petit-déjeuner, le matin, quand elle est confrontée aux regards hagards de ses colocataires qui n'en mènent pas large. Certains de leurs anciens amis sont partis. Des nouveaux sont venus. La plus jeune, Violet, a huit ans.
Jin et elle sont d'accord: ils ne comprendraient pas. Alors ils gardent le secret, et ils fomentent. Pendant des semaines, ils grappillent des informations, Carrie parvient à se faufiler dans le bureau de Blake et ils passent des heures à lire et relire les documents, avant de les placer de nouveau dans le tiroir de son bureau. Ils vont survivre. Ils vont se battre.
Et surtout, surtout, ils vont se venger.

Certains jours, c'est dur. Le thé est fort, son effet est encore plus dévastateur que la drogue qu'ils donnent aux autres Rats de leur apanage; et quand vient le dîner, Carrie devient anxieuse et nerveuse, surtout quand Blake prend trop de temps à lui préparer son infusion. Un soir, il lui dit qu'il n'en a pas assez. Ce soir-là, Carrie se souvient de tout.
C'est des mois avant qu'ils ne parviennent à leur but, et Jin devient un Dog. Pendant un temps, ils y ont cru. Qu'elle aussi aurait droit à cette promotion inespérée et qu'elle aussi pourrait rejoindre les rangs des clébards. Aussi malins qu'ils soient, ils peuvent quand même être sacrément cons. À la colombe qu'ils tatouent sur son dos, elle aimerait bien qu'ils ajoutent une cage mais non: l'affreuse tâche d'encre volète partout sur son torse, une fois l'oeuvre achevée. Murphy, un haut-gradé du gang, la félicite. C'est pas tous les jours qu'on devient une Pinkbutton et qu'on a ses papiers!
Charybdis Pinkbutton. Ils en ont des bonnes.

Jin et elle sont séparés, sans cris ni coups cette fois: ils se promettent de continuer à travailler, tant qu'ils le peuvent, là où ils seront. Devant lui, Carrie essaye de rester fière, et elle pense y parvenir, à le convaincre. Elle le regarde rejoindre les Dogs, alors qu'elle rentre au service de la pire d'entre eux, Marth, quand elle se fait enfermer au Tuskers, l'une des "maisons de plaisir" des Warlocks. La Dog matrone, Marth, est une femme terrible et odieuse, vulgaire et violente, qui prend à peine le temps d'expliquer à Carrie comment tout fonctionne. Elle apprend sur le tas. C'est le métier le plus vieux du monde, comme on dit, et depuis le temps, il n'y a pas eu beaucoup d'évolution en la matière.
Au moins, Carrie est réunie avec Nina: l'une de ses anciennes camarades de chambre, la plus âgée d'entre eux, partie rejoindre les colombes à l'aube de ses dix-sept ans. Toutes les colombes sont plus âgées qu'elle, au Tuskers. Et Carrie ne peut pas s'empêcher de faire les gros yeux quand l'une d'entre elles révèle qu'elle vient d'avoir trente ans.
“ You are not thirty years old, ” l'interrompt-elle d'un ton catégorique. Carrie déteste les mensonges. Un bref silence, puis quelques rires. La prétendue trentenaire rit le plus fort. Elle a de grands yeux verts et des longs cheveux blonds et elle semble à peine plus âgée que Carrie elle-même: quinze ou seize ans, grand maximum. Ou dix-huit, en poussant un peu. “ Oh dear. You're new, you wouldn't know. ” Carrie serre les dents et les poings, n'appréciant pas le ton condescendant de l'autre fille. “ When did you get here? Last week? — Something like that. — And you've just been doing what you're told, hm? Drink your tea, eat your meals, spread your legs, open your mouth. ” Carrie ne répond pas. “ What do you think they put in your tea? ” Oh, elle a une très bonne idée de ce qu'ils mettent dans son thé. Il a toujours la saveur doucereuse du thé de Blake. C'est une potion, un truc magique, n'importe quoi, quelque chose qui rend tout supportable. C'est un peu comme s'endormir, mais sans être inconscient, et tout d'un coup, elle se sent légère et à l'aise et elle se fiche comme d'une guigne de ce qui lui arrive.
Elle aimerait bien avoir la rage de Jin, en cet instant précis, mais elle lui a donné toute sa colère quand ils ont été séparés, lui demandant de s'en occuper pour elle, de rester fort grace à elle. “ And so what? ” s'impatiente-t-elle en fronçant du nez. “ Soon, they'll give you the pipe, and make you drink something else. A potion, a good one. It'll make you feel happy and it will make you giggle and laugh and think you're the luckiest girl in the world. You'll have it everyday, just like us, and you'll ask for it everyday, just like us, ” lui dit fille en riant toujours un peu. “ And as your insides rot the more cum they welcome, your body will not grow, will not change, will not age. Isn't that just lovely? ”

Si au début Carrie a envie de vomir, elle apprend bien vite que la pipe mentionnée par la trentenaire devient salvatrice. Les effets de l'opium sont bien plus forts quand la drogue est fumée plutôt qu'ingérée dans du thé; et très vite, les jours s'additionnent, les semaines se multiplient, les mois s'écoulent, les années passent, et Carrie ne se surprend même plus de son reflet qui ne change pas, se mettant parfois à rire sans raison quand elle s'imagine un jour toute grise et fripée.

tw: prise de drogue involontaire, crise de manque, idéation de suicide, menace de viol
Ils ont fini par mettre leur plan à exécution.

Jin l'a visitée à de nombreuses reprises. Elle l'a toujours couvert d'attentions, a toujours ri en le voyant, pour le rassurer, quoiqu'une partie d'elle savait pertinemment bien que son comportement manique quand elle était défoncée était bien plus douloureux pour lui qu'autre chose. Elle l'a aidé comme elle a pu, récoltant des informations grâce aux nombreux clients du Tuskers, beaucoup d'entre eux étant des Warlocks eux-mêmes; elle l'a aidé sans jamais faillir, l'a conseillé sans jamais hésiter et l'a attendu sans jamais douter, persuadée depuis le temps que Jin tenait toujours ses promesses et qu'il finirait par la libérer.

Ça a pris longtemps. Ils ont démoli les sous-officiers un par un. Puis les officiers. Puis les commandants.
Ils ont appelé les polices, les brigades, toutes les autorités ayant un minimum de pouvoir sur cette basse terre.
Ils ont dénoncé, fabriqué, ruiné, trompé tous ceux sur leur passage.

Bientôt, ils en auront fini une bonne fois pour toutes.

En attendant, Jin l'a mise en cage.

Il a fini par venir la chercher, comme il l'avait promis. Carrie n'a pas trop compris quand ni comment: elle venait de fumer, dans le secret de sa chambre, quand les cris ont résonné partout dans le Tuskers. Elle se rappelle vaguement de la main d'Elias autour de son bras, et des sortilèges à foison quand ils sont descendus en bas. Le sang. La douleur. L'inconscience.

Quand elle parvient à rouvrir les yeux sans avoir l'envie immédiate de les refermer, elle est allongée dans un lit et Jin lui fait face; malgré l'obscurité ambiante, elle peut voir ses grands yeux noirs vrillés sur elle. Elle est encore un peu défoncée, mais cette fois elle est fonctionnelle alors lentement elle lève la main et, s'assurant qu'il la voit venir, elle la pose sur le cou de Jin. “ You did it, ” murmure-t-elle, la langue pâteuse et la voix rauque. “ We did it. ”
Carrie ferme brièvement les yeux pour ignorer un vertige qui lui donne envie de vomir. Elle sait parfaitement quelle est l'étape suivante. Les derniers Wolves. Et le Lion.
Elle sait aussi ce qu'elle fait ici. Son pouce trouve le pouls de Jin et elle se focalise sur ses battements, avant de retirer sa main quand elle rouvre les yeux et voit l'expression paniquée sur le visage de son frère. Elle la repose sur l'oreiller entre eux. “ I don't think I can do this, ” lui révèle-t-elle finalement. Elle se sent si fragile, si faible. “ You don't have a choice. ”

Elle n'a pas le choix effectivement, alors elle tient bon. Jin aussi tient bon.

Au début, c'est gérable. Elle est anxieuse, et s'accroche à lui, et il finit par la prendre dans ses bras, par la couvrir de son corps comme pour la protéger des sueurs froides qui se mettent à la prendre. Elle ne parle pas beaucoup, et l'écoute surtout, quand il lui parle de ce qu'ils ont fait à Marth, quand il lui dit que le Tuskers est tombé sous l'assaut de la Brigade, quand il la rassure en lui disant que Nina a pu s'en sortir aussi. Ce n'est pas agréable, mais c'est gérable, pendant environ une journée.
C'est le plus long qu'elle ait jamais passé sans opium. Généralement, quand elles énervaient Marth, faisaient une connerie, ou quand la matronne était de mauvaise humeur, les colombes étaient privées d'opium pendant une journée entière. C'était suffisant pour les rendre dociles et prêtes à tout pour avoir leur dose. Carrie n'est jamais allée au-delà, malgré l'envie parfois de s'en prouver capable. Mais non, à chaque fois elle se disait: la prochaine fois.

La prochaine fois, la voilà. Et ce n'est pas très beau.

Pour la première fois depuis des années, Carrie pleure. Pendant la deuxième journée, elle pleure, ses doigts accrochés au col de la chemise de son frère. “ Please, Jin, one, just one, I can't... ” Et elle le supplie toute la nuit, et il la raisonne sans se lasser: “ you know you can't Carrie, no more, I can't give you one. ” Et Carrie pleure dans ses bras, à chaudes larmes, le suppliant, essayant de négocier, de l'apprivoiser, de le séduire même dans un profond moment de désespoir — en vain.
La colère vient ensuite. “ I'll fucking kill you in your fucking sleep if you don't give me one, I will fucking rape you and kill you and when Elias comes check how you're doing, I'll fucking kill him too and then I'll get the rocks from downstairs and I'll fucking smoke them over your fucking dead body. ” Quelques fois, elle croit même surprendre des larmes qui ne coulent pas dans les yeux de Jin. “ I'm sorry, Carrie, but you know I can't let you do that. ”
Elle essaye une fois, et hurle quand il la plaque sur le matelas en emprisonnant ses poignets dans ses mains. “ You like that? You fucking like that? Being on top of me? ” Elle dit tout pour le gêner, l'énerver, le faire réagir, l'affaiblir, dans l'espoir qu'il abandonne, qu'il finisse par lui donner sa dose afin qu'ils puissent se remettre au travail. “ You fucking make me sick, you're just like them. ” Pendant ces moments-là, Carrie entend sa voix mais ce n'est pas elle qui parle, mais le démon que Blake et Marth ont glissé à l'intérieur d'elle avec leur thé et leur pipe.
Et puis elle devient catatonique. Réagit à peine quand Jin passe sa main dans ses cheveux, ou quand Elias l'aide à boire un peu d'eau — ils ont cessé d'essayer de la faire manger, la retrouver en train de dormir dans son vomi étant après tout une vision plutôt désagréable. Jin passe des heures à caresser ses cheveux poisseux de sueur, à lui raconter des histoires qui tombent dans des oreilles de sourde.
Dans les tréfonds dans lesquels elle évolue, Carrie entend ses mots sans les comprendre, suit ses histoires sans les écouter. Elle apprécie ses doigts dans ses cheveux, qui lui rappellent les nattes que lui tressaient sa mère. Elle apprécie sa présence, sa respiration, ses mains sur elle quand il l'aide à se nourrir, se laver, se déplacer jusqu'aux toilettes. Une poupée de chiffons. Exactement comme quand ils étaient encore des Rats, et qu'ils se faisaient manipuler la nuit par des dizaines, non, des centaines d'ombres sans visage. Même en repensant à ça, Carrie ne s'insurge pas. Elle se remémore l'unique nuit dont elle se souvient et, à travers les hallucinations, angoisses et sentiments absurdes dus au manque, elle se surprend à rire en se rappelant qu'elle pensait sincèrement à l'époque qu'elle échapperait un jour aux Warlocks.

“ Marth... you said you killed her. ” Ses lèvres sont parcheminées, sa langue pâteuse et gonflée dans sa bouche. Tout son corps se bat encore, inlassablement, mais elle commence lentement à reprendre le contrôle. Elle ignore combien de temps elle a passé enfermée dans cette chambre. Des années, peut-être. Une vie entière.
Elias, assis dans un coin en l'absence de Jin, la regarde. Les traits de Carrie n'ont jamais été aussi creux, son corps aussi osseux. Ils se connaissent mal, Elias et elle, mais ils savent que Jin leur voue une confiance entière et irrémédiable à tous les deux. Alors ils se font confiance aussi, par procuration. Décontenancé par le fait qu'elle parle, Elias finit par s'éclaircir la gorge et par s'approcher du lit où repose la jeune femme, s'asseyant au bord lentement. “ I didn't kill her, but I saw her dead, yes. ” Carrie ouvre lentement les yeux pour le regarder. Injectés de sang, gonflés, un peu vitreux, ils finissent par se ficher sur ce qu'Elias tient entre son index et son majeur. “ Give me one of those, ” marmonne-t-elle. Elias l'aide à se retourner sur le dos puis glisse une cigarette entre ses lèvres: il y a quelque chose d'incroyablement gênant et vulgaire à donner une cigarette à une fille qui ne semble pas avoir plus de treize ans. Même si ils l'ont forcée à se sevrer de l'opium, la potion Glamour, elle, est un peu plus complexe; et sur le conseil de Masahiro, ils ont continué à la lui administrer par intraveineuse.
La gamine qui n'en est pas une s'assied, le dos contre le battant du lit, fermant les yeux en inspirant un peu de la cigarette. Le goût âcre est désagréable et lui pique la gorge, ça n'a rien à voir avec le goût doucereux et ô combien satisfaisant de l'opium. L'opium. Rien que d'y penser... le goût, l'odeur, la sensation de la pipe entre ses doigts... le sentiment de plénitude, de légèreté, d'euphorie... “ What about Marth? ” l'interrompt Elias dans le fil de ses pensées. Carrie lui jette un regard agacé, après avoir rouvert les yeux, n'appréciant pas être tirée de ses rêveries de camée. “ I'd fucking gut the bitch myself if I could. ”

Pour être sûrs, il la garde une semaine de plus qu'il n'en faut: cela fera presque un mois qu'elle est enfermée et aujourd'hui, Jin lui a dit qu'ils partaient. Un mois. Quand il lui a dit, Carrie s'est mise à rire. Elle a l'impression d'être passée par tout le panel des émotions humaines, des expériences de la vie et de la mort dans cette pièce; et tout ça en un mois?
Pendant ce mois, elle n'a jamais rêvé que d'une chose: partir, fumer, s'échapper, et que Jin aille se faire foutre. Et pourtant, maintenant, elle n'arrive pas à bouger, assise au bord du lit, son visage caché dans ses mains.
Jin, près de la porte, l'attend. Il ne bouge pas, ne tape pas du pied, ne montre rien d'une impatience réelle ou factice. Elle sent son regard sur lui, pesant mais rassurant à la fois, d'une certaine manière.
Carrie sent la panique monter dans sa poitrine, jusque dans sa gorge, à mesure que le temps passe. “ You know that the first thing that I'll think about when you unlock this door, is where and how I'll find some rocks, ” finit-elle finalement par dire pour briser le silence, la voix tremblante, ses traits toujours cachés dans ses mains nerveuses. “ I'll walk out, and then I'll-- — No. ” Carrie sursaute presque, interrompue par la voix définitive et tranchante de Jin, et elle a presque envie de pleurer. “ The first thing you'll think about is me. ”

Elle détache lentement son visage de ses mains pour le regarder. Il est grand, son frère, il l'a toujours été, mais plus encore maintenant que l'écart de leurs âges se creuse. Il est bien habillé, bien coiffé, bien rasé; rien à voir avec elle qui porte une robe trop grande, avec ses cheveux à la couleur délavée, son petit corps osseux et nerveux qui a souffert de plus d'une carence pendant les semaines passées. Il est beau, elle ne l'est pas; c'est un comble, elle imagine. “ Well, that's self-centered, ” lâche-t-elle mais Jin ne rit pas. “ You'll think about me, ” tonne-t-il en s'approchant avant de poser un genou sur le sol face à elle. “ And about the Warlocks and about the Lion and how we're going to rip him apart and take his place. You'll think about my throne. You'll think about our throne. ”
Carrie pince des lèvres, les humidifie du bout de la langue, avant de lever la main pour la poser sur le cou de Jin, son pouce sur son pouls. Il est là, il est en vie. Et, d'après ce que lui dit les battements de son coeur, il ne ment pas.

Cette fois-là.

“ I don't know if I have the strength for this, ” finit-elle par admettre, la voix entravée de larmes qui remontent désagréablement dans sa gorge. “ Maybe you don't. ” Le pouce de Carrie s'enfonce un peu. Elle s'attendait à des encouragements, pas à ça, et elle a de nouveau envie de pleurer. Pourquoi la laisse-t-il en vie si il ne croit pas en sa force? si il ne veut même pas lui donner une dernière dose?
Carrie sait que si elle sort maintenant de cette pièce, elle ira chercher sa dose elle-même. Elle prendra la plus grosse possible et imaginable, et fumera tout d'un coup dans l'espoir de pouvoir mourir dans son sommeil. Ah, que ce serait doux... s'endormir un sourire aux lèvres et ne jamais se réveiller. Ce serait si simple.
Si lâche. “ I need you. ” Jin a besoin d'elle. Et elle est si lâche. “ You gave me your strength when I became a Dog. ” Carrie s'en souvient. Depuis qu'il est devenu chien et qu'elle est devenue colombe, elle a l'impression d'être vide. Que rien n'existe, rien ne l'agite. Que les Warlocks lui ont volé sa famille, son enfance, son innocence, son feu; qu'elle n'est plus qu'une coquille vide, qu'un corps qu'on a vendu tous les soirs au plus offrant, qu'on l'a vidée de son âme, de son utérus, de son coeur. Qu'elle n'a plus rien, sauf un manque omniprésent alors que ses pensées sont tournées vers l'opium et rien d'autre.
Qu'elle n'a plus rien, sauf Jin, qui respire et dont le coeur bat sous ses doigts. “ And now I give it back to you. I need you, Carrie, ” répète-t-il avec force, et lui aussi lève la main pour la poser sur sa cou, son pouce sur sa gorge. La sensation est désagréable, et rassurante à la fois. C'est Jin. Elle ferme les yeux. “ A Dove doesn't need strength, ” rit-elle faiblement, et elle s'étouffe quand Jin raffermit sa prise sur son cou; elle lâche aussitôt le sien pour à la place attraper son poignet, mais il est plus fort qu'elle. Sa main sur sa gorge, son regard dans le sien, sa présence et sa force irrévocables. Les doigts qu'il a passé dans ses cheveux, les coups qu'il a supporté de sa part, les nuits entières qu'il a passé à lui parler. Leurs promesses de gamins, leurs promesses d'adolescents, leurs promesses d'adultes. Les nuits qu'ils ont passé sur leur matelas de carton, à se protéger mutuellement, les bagarres qu'ils ont instiguées, les fois où ils ont perdu, sont allés se coucher sans bouffer, le visage en sang. Les petit-déjeuners à la maison avec les autres, les regards entendus après leurs longues nuits volées, les plans fomentés pour faire tomber Blake, le frisson d'adrénaline qu'elle a ressenti quand il lui a raconté sa mort. Et puis toutes les fois où il l'a visitée au Tuskers, leurs rires rares, leurs regards intenses, leur compréhension silencieuse. Carrie a besoin de tout ça pour s'ancrer dans cette nouvelle réalité, celle où ils ne sont plus les victimes, où ils ne seront plus jamais les victimes.

Jin lui offre un sourire. Sans joie ni chaleur. Un sourire ivre de pouvoir. “ A Dove doesn't need strength. ” Il la relâche, et Carrie se lève en attrapant sa main, le suivant jusqu'à la porte. “ But my Fox does. ”

tw: violence, mention de viol sur mineur, mention de prise de drogue involontaire
Carrie soupire un peu en posant son menton dans sa paume, jetant un regard agacé à la forme inconsciente assise de l'autre côté de la table. Elle observe sans rien dire les longs cheveux roux, la poitrine qui se soulève légèrement et à grand mal, les vêtements déchirés à certains endroits. Elle imagine dans l'obscurité le visage constellé de tâches de rousseur, les dents aiguisées comme celles d'un fauve, les yeux bleu clair. Lucky Charms, qu'ils l'appelaient. À cause de son accent irlandais, à cause de ses cheveux roux, à cause du fait qu'il semblait capable de rameuter tout le monde à son avis, comme par chance.
Facile de faire en sorte que tout le monde soit d'accord avec soi quand on les bourre d'opium.
Lasse, Carrie finit par laisser sa main retomber sur la table, ses ongles venant la tapoter avec impatience alors qu'elle jette un regard en biais à Stan qui comprend silencieusement. Il s'approche de Lucky et le secoue jusqu'à ce que sa tête s'agite faiblement. “ This is for you. ” Carrie pousse le verre d'eau vers lui alors que Stan libère ses poignets des liens qui gardaient ses bras immobiles jusque là. “ Is he awake? ” grogne-t-elle à l'adresse de Stan qui hausse les épaules en reprenant sa place à côté d'elle. Elle regarde Lucky lever la tête très lentement vers elle; elle soutient son regard haineux avec un plaisir évident.

Quand il tend une main aux doigts tremblants pour s'emparer du verre, Carrie sent une vague de satisfaction lui étreindre l'estomac et la faire sourire. Cet homme était le Wolf qui s'occupait du réseau de prostitution des Warlocks. Carrie l'a vu à de trop nombreuses reprises visiter le Tuskers, profiter des services de la maison aussi. Elle a subi ses caprices, ses ordres, ses blagues vaseuses.
Et le reste auquel elle n'a pas envie de penser.

Satisfaite de le voir boire son eau, elle sort un paquet de cigarette de sa poche et s'en allume une avant de le jeter devant lui avec un briquet. Elle l'observe, avec une curiosité presque malsaine, glisser lui aussi une cigarette entre ses lèvres ensanglantées. “ So when are you goin' to kill me? ” demande-t-il après quelques longs instants de silence. “ Soon, don't fret. ” Elle rit un peu, détournant les yeux pour regarder sa cigarette se consumer entre ses doigts, fascinée par les cendres. “ Well, first, of course, we want the combination to your safe. ” Lucky esquisse un petit rire. “ You're better off just killin' me the now then, blondie. ” Il secoue la tête et retient un grognement de douleur en sentant ses muscles se rappeler à lui. Il a été tiré de chez lui et passé à tabac par les hommes envoyés par Carrie, avant d'être amené ici, dans une pièce sombre sans fenêtre.
Il sait qu'il ne s'en sortira pas vivant. Cela fait des mois que des membres du gang disparaissent, sont arrêtés ou pire: sont retrouvés morts chez eux. Se retrouver face à l'un des orchestrateurs de cette révolution est un indice suffisant que malheureusement, il aurait dû s'enfuir avant. “ I'm not going to speak. ” Carrie détache son regard de sa cigarette seulement quand le premier centimètre de cendres se détache naturellement du reste. Elle le repose sur lui, et soupire. “ You know, I remember one night. From before, from the house, ” fait-elle d'un ton pensif. “ It was shortly after my first forced abortion, when Blake had started giving me opium for the pain. You remember Blake? ” Lucky ne répond pas. “ That was us too. Even at the time, we were already planning all this. ” Le regard de pur haine qu'il lui lance la fait sourire malgré elle. Elle devrait avoir peur, ou s'énerver, ou quelque chose d'autre. Mais tout ce qu'elle ressent, c'est une profonde satisfaction. “ Anyway, I remember it clearly because one day, Blake didn't give me a dose. We were still Rats, he didn't have much on hand, I don't know. That's the first time I went through withdrawal. And that night, I couldn't sleep. ”

Lucky baisse les yeux et Carrie devine que lui aussi se souvient. Le sang de Carrie se glace dans ses veines et elle sent ses traits se froncer, s'assombrir, revêtir toute l'horreur de son sang de vélane; quelque chose crépite dans la pièce et quand elle se lève en frappant ses paumes contre la table, elle voit que c'est ses doigts. “ It was you, ” crache-t-elle. “ You were the one that came to visit me that night. I remember. I remember you laughed. I remember you turned me over. I remember you hit me. ” Lucky garde ses yeux vissés sur le sol alors que Carrie se détache lentement de la table pour la contourner et le rejoindre, glissant ses doigts dans les trous du coup-de-poing américain dans la poche de son manteau rose pâle. “ You're one unlucky bastard that it's the one night I remember. ” Elle s'assied sur la table à côté de sa figure prostrée sur sa chaise et attend, lentement, en silence, qu'il trouve le courage de lever les yeux vers elle. “ What do you want from me? I'll give you the code, I-- — Do you really think we need the code? I don't fucking care about your safe, ” gronde-t-elle avec agacement, ignorant le regard surpris que Stan pose sur elle et qui lui picote la joue. “ I just wanted a good reason to do this. ”
Malheureusement pour elle, et heureusement pour lui, elle n'a pas beaucoup de force; et même avec l'arme en fer, elle ne le frappe pas aussi fort qu'elle pourrait. Le corps de Lucky est néanmoins projeté au sol et un craquement sinistre laisse une bonne impression de l'état de sa mâchoire. “ Then I went on to work for you, and you gazed me up with your poppy rock until I couldn't think. But here I fucking am, Lucky. I survived, thanks to you, despite you, against you. We fucking survived, and we're going to fucking kill all of you. ” Ses doigts crépitent encore et ses traits sont encore froncés, sombres, presque inhumains en cet instant alors qu'elle s'approche de lui. Lucky rit. Elle ne veut pas lui demander pourquoi, reste debout à côté de lui. Petite, mais mortelle. Elle ne comprend pas ce qu'il dit au début et reste immobile, tendant l'oreille pour comprendre les mots humides et difficiles à entendre qui sortent de sa bouche aux dents cassées. “ ...and how ugly you are... ” Elle n'attend pas d'entendre la suite et laisse plutôt la rage qui l'habite depuis des années l'envahir.

Même l'opium ne peut pas la débarrasser de ça. Plus maintenant.

La Purge, comment on peut s'y attendre, est sanglante. Carrie y prend goût. Ils n'ont plus peur maintenant. Ils ne sont plus les victimes. Peut-être que c'est pire encore d'être les coupables. Cela fait bien longtemps qu'ils ont cessé d'y réfléchir. Carrie blâme chaque tête qui tombe, de toutes manières. C'est de leur faute si ils ont grandi comme ça. C'est de leur faute si ils ont grandi pour devenir ce qu'ils ont créés, en les affamant, en les battant, en les violant. Carrie ne croit pas au karma, mais elle voit clair et nette la causalité qui a mené à la mort du Lion et de ses Wolves. Si ils n'avaient jamais transformé ces gamins en monstres, alors ces monstres ne les auraient jamais tués.
Quand le calme retombe, après de longs mois de rebondissements de dernière minute, de révoltes intestines déplaisantes, de menaces et d'exécutions et de tortures et de pardons, ils ont encore tant à faire. Jin devient le Lion, mais Elias prend officiellement sa place: Jin tirera les ficelles depuis l'ombre. Carrie devient sa Fox, prenant la place d'un petit homme rabougri et véreux au nom sans importance. Leurs anciens colocataires, les good children comme ils se surnomment, trouvent aussi leur place dans ce nouvel ordre. Certains Dogs quittent (ou essayent de quitter) le gang, pas mal d'associés se désistent. Les Rats restent fidèles à eux-mêmes. Carrie n'a aucune pitié ou aucune compassion pour eux. Qu'ils vivent ou qu'ils meurent, c'est leur problème. Elle a déjà assez donné.

tw: racisme
Pendant des mois, les Warlocks ont été aux abonnés absents des réunions bimensuelles du Syndicat; au bout d'un certain temps, ils reçoivent un message de la part du Tsar actuel, les enjoignant à venir participer, à moins de se voir éradiquer par les sept autres gangs britanniques. La note est adressée à Elias, bien entendu. Ils décident d'y aller à trois.

Ils ne sont pas du genre à partager leurs émotions les plus profondes, surtout quand elles sont négatives: pas le peine, du coup, de communiquer à voix haute qu'ils sont stressés. Mais Carrie peut voir la légère appréhension dans les yeux de Jin, et la nervosité dans les gestes d'Elias. Elle-même se retrouve à tapoter la table du bout des doigts, ses ongles parfaitement manucurés en rythme avec une mélodie hyperactive.
Ils sont attablés dans le Dancing Phoenix, déserté pour l'occasion, en compagnie de deux Wolves: Stan et Kamala. Si Carrie connait bien le premier, un good children à moitié vélane avec lequel elle considère qu'elle a grandi, elle n'apporte pas grande confiance à la seconde. Kamala et les miettes de ses Faces ont été d'une aide précieuse lors de leur Purge, mais Carrie ne peut que voir d'un mauvais oeil sa promotion éclair ainsi que ses manières parfois un peu trop excentriques. Elle n'aime pas l'oeil qu'elle garde sur Elias. Et elle n'aime pas non plus le ton condescendant avec lequel elle s'adresse parfois à elle, comme si elle avait l'âge que son doux faciès suggère.
Il faut dire que le fait qu'elle refuse de boire de l'alcool et ait donc commandé un diabolo grenadine, n'aide en rien à sa crédibilité. “ It's quarter to, we should go, ” dit-elle au moment où l'horloge indique six heures moins le quart: le rendez-vous commence à l'heure pile. Kamala secoue la tête. “ Have you never heard of being fashionably late? ” Carrie, comme souvent quand on lui pose une question sans être Kang Zanjin, lui adresse un regard impavide comme si elle était en train de jauger son intelligence. “ We are not trying to be fashionable, ” articule-t-elle lentement comme elle le ferait à un enfant. “ We are trying to make a point. — And what is that? — That we are not some clowns to be messed with. Stan, I need a cigarette. ” Stan, bien trop habitué aux manières brusques de Carrie pour s'en formaliser, produit une cigarette de la poche pectorale de sa chemise et l'allume une fois que Carrie l'a glissée entre ses lèvres. Comme toujours, elle inspire une grande bouffée en premier, avant d'écarter le clou de cercueil de sa bouche - il restera alors intouché jusqu'à ce qu'il soit réduit en fumée.
Comme en réponse, Kamala, Elias et Jin ont tous le même geste et ils finissent tous avec une cigarette au bec. “ Ten minutes, ” dit Jin quand Carrie ouvre la bouche d'un air réprobateur. Elle la referme dans un claquement de dents. Elle décide de faire la tête et, sa cigarette continuant de se consumer dans une main, elle attrape son diabolo grenadine de l'autre pour le siroter à l'aide de sa paille. Elle fait du bruit exprès pour agacer Jin, qui l'ignore sciemment en continuant de parler avec Elias de comment ils vont se présenter et agir.

Au final, l'horloge annonce six heures moins cinq et Carrie, Elias et Jin se lèvent du même mouvement, l'air sérieux. “ If we don't come back, you are not allowed to lead, ” Carrie prévient simplement Kamala qui lève les yeux au ciel et ne lui répond même pas. Stan sourit un peu en leur faisant un signe de main.
Carrie lui sourit, ignore Kamala, puis se tourne vers Jin et Elias. Ils sont tous les deux vêtus de leurs plus beaux costumes, coiffés et rasés. Elle est fière d'eux. Fière de Jin, surtout, dont elle époussète l'épaule rapidement. “ You look great, ” lui dit-elle comme si il lui avait demandé. Tous les yeux seront sur Elias, mais ils savent tous qui est le véritable Lion. Elle adresse un regard à Elias. “ You look alright, ” dit-elle d'un ton faussement moqueur, satisfaite de le voir étirer un mince sourire amusé. Elle inspire profondément et finit par attraper la main tendue par Jin. “ We are stronger than this, ” dit-il posément en la regardant elle puis Elias de son regard noir. “ We are the new Warlocks. And we're owning that shit. ” Les doigts de Carrie se crispent sur la main de Jin, et elle sent ceux d'Elias en faire de même. Et puis ils disparaissent quand le Portkey, qu'Elias a dans la main, est activé d'un coup de baguette.

Ils atterrissent dans une pièce richement décorée où les attend un homme à la moustache lustrée et aux yeux invisibles sous ses innombrables rides. Il a l'air surpris de les voir. “ Hm... you would be... the Warlock's Lion? ” demande-t-il à Elias d'une voix à l'accent posh insupportable. Elias lève le menton et hoche sèchement la tête, avant de lui emboîter le pas. Jin le suit de près, puis Carrie.
Ils débarquent dans une vaste pièce enfumée où les attendent une dizaine de personnes. Elias est emmené dans une autre pièce alors que Carrie et Jin sont priés d'attendre ici, avec le reste de la plèbe. Ils pensaient que, peut-être, les chefs de gang pouvaient prendre avec eux un conseiller; apparemment non.
Carrie sent aussitôt l'attention diverger sur eux. Le costume hors de prix de Jin, sa haute stature, ses yeux sombres et intelligents; et à côté de lui, une gamine qui a l'air tout droit sortie du collège, ruban aux cheveux et petits souliers compris. Pas vraiment le style de Carrie, mais ils ont décidé de la faire apparaître aussi infantile que possible.
“ Would you like a drink? ” Monsieur Rides leur demande. “ I'm fine, thank you. ” Carrie ne répond pas, et suit simplement Jin jusqu'aux fauteuils qu'il a repéré dans un coin. Ils s'asseyent, conscients des regards sur eux, se regardent, et Carrie peut presque deviner un sourire sur son visage. We're owning that shit.

Le temps s'écoule lentement. Certains discutent, d'autres fument et boivent, une partie de snooker a même été organisée sur la table de billard au centre de la pièce. Carrie reconnait sans mal deux membres du clan Wang, qui ne se cachent pas des regards en coin qu'ils n'ont de cesse de lancer dans leur direction. Carrie regarde sa cigarette se consumer en observant le reste de l'assemblée, essayant d'écouter un peu ce qu'il se passe. “ I didn't realise this had turned into a daycare. ” Carrie tourne les yeux vers celui qui, manifestement, vient de leur adresser la parole.
Assis contre la table de billard, la queue sur les cuisses, le Wang adresse à Jin et à Carrie un sourire poli, mais froid. Carrie entend les autres conversations mourir, et sent de nouveau les regards se tourner vers eux. “ Pardon me? ” dit-elle lentement, malgré le regard d'alarme qu'elle sent Jin poser sur elle. “ I said: I didn't realise this had turned into a daycare. How old are you exactly? ” Carrie lui sert son regard impavide habituel, lui laissant amplement le temps de se détourner et de la laisser tranquille. Il ne le fait pas. “ I'm old enough to know that you're compensating your tiny chink dick by running your mouth off, and I'm also old enough to know that you should sit down and wait patiently while your daddy finishes up in the main room. Does that answer your question? ”
Jin soupire.
Le silence dans la pièce s'épaissit, alors que Wang cligne des yeux et la regarde sans rien dire pendant un bref instant. “ Leave it be, ” dit la fille qui l'accompagne, et Carrie met quelques secondes à comprendre qu'elle s'adresse à lui en cantonais. “ Yes, leave it be and go back to playing with your stick, ” enchaîne-t-elle en anglais, sans le quitter des yeux, arquant les sourcils quand un énorme sourire vient éclairer le visage du jeune homme. “ Listen here, girlie-- — That's enough. ” L'homme à la moustache et aux multiples rides est réapparu, et leur offre un sourire bienveillant. “ I understand that you may not be aware of the rules and I sincerely apologise for not making them clearer before, ” s'excuse-t-il auprès de Carrie qui arque les sourcils. “ This is a strife-free, drama-free place, and you are asked to behave politely towards the other attendees. Refusal to act as such could have hefty consequences. Could I please ask that you remain civil and friendly? ” Carrie n'aime pas trop être menacée, et ouvre la bouche pour le faire savoir, mais Jin lève la main dans sa direction et elle décide de se taire. “ Understood. Thank you, sir. ” Sa voix grave, empruntée de l'accent bourgeois qu'il garde en public, fait se tourner quelques têtes. “ Please forgive us for our behaviour. That won't happen again. — I'm very glad to hear it, sir. Thank you for your understanding. Miss. ” Carrie hoche la tête et ne dit rien, regardant l'étrange moustachu s'éloigner avant de reporter son attention sur les deux Wang qui, après l'intervention de ce qui ressemble à un majordome, préfèrent se détourner et rester dans leur coin. Carrie remarque leurs coups d'oeil, et elle se surprend elle-même à les observer d'un air curieux.

Si les premières impressions sont un peu difficiles et inégales, ils finissent par asseoir leur autorité sur le Syndicat. Elias joue son rôle à merveille, et même si c'est plutôt pénible de faire des compte-rendus permanents après chaque réunion, ils parviennent à trouver un système qui marche et qui les satisfait tous les trois. Les Warlocks prospèrent sous leur coupe, ils démantèlent le traffic de gamins, rajeunissent leurs rangs en choisissant soigneusement leurs lieutenants. Ils improvisent, comme toujours, mais ils réussissent.
Ils survivent, comme avant. C'est tout de même bien plus agréable quand ils n'ont pas besoin de réfléchir à d'où viendra le prochain repas.

tw: mention de prise de drogue, mention de suicide
Ils sont tous rassemblés autour de la table — du moins, ceux qui sont encore en vie. C'est un peu comme à l'époque de la maison de Blake, quand ils vivaient tous ensemble, dans cette grande chambre aux multiples lits où on leur volait leurs nuits. Zora est assise sur sa chaise, les yeux dans le vide, perdue dans ses rêves opiacés constants; Maxim, les bras croisés, regarde devant lui sans mot dire; Stan, aux côtés de Carrie comme toujours, fume cigarette sur cigarette tandis que Selma à côté de lui est en train de jouer avec son briquet. Sonia, maussade comme toujours, regarde chacun avec curiosité et intensité, comme pour graver leurs traits dans son visage. Yanli est la dernière arrivée, s'excusant rapidement avant de fermer la porte derrière elle, les joues roses; Jin lui adresse un hochement de tête rapide. Il y a eu d'autres good children, avant et après, mais c'est ceux-là qui ont formé le noeud indivisible autour de Carrie et Jin. C'est ceux-là qui comptent.
Oh, il y en avait plus, à l'époque. Viktor est mort quand il a essayé de se tirer peu de temps après sa sortie de la maison de Blake, et le jumeau de Sonia, Adrian, a été tué par Carrie quand il a essayé de protéger un Dog de l'ancien régime. Et Nina, la plus âgée d'entre eux, celle qui a révélé la vérité à Jin, celle qui a accueillie Carrie au Tuskers, celle qui leur a permis de survivre... “ Right. ” Carrie s'éclaircit la gorge et se redresse, attirant l'attention de tout le monde. Elle a demandé à Jin de ne pas intervenir et celui-ci croise les bras en se laissant aller contre le mur derrière lui. “ Nina's dead. She was found last night in her rooms. Overdose, ” leur dit-elle d'un ton laconique.

Ils ont trouvé une place à chacun. Zora est la seule qui n'en a pas voulu: la plus jeune d'entre eux, elle n'a connu rien d'autre que sa vie de Dove, et continue donc de la vivre entre deux volutes d'opium. Stan est devenu un Wolf alors que Maxim est un Dog compétent dont ils ont beaucoup entendu parler. Sonia et Selma sont des Dogs aussi, discrètes mais efficaces, alors que Yanli travaille à la boutique avec Jin. Nina, quant à elle, était la lieutenante de Carrie. Et, pour être tout à fait honnête, sa meilleure amie.
“ She left a note asking us all to live for her from this day forward. ” Putain de lâche. Putain de faible. Carrie allume une cigarette qu'elle glisse entre ses lèvres pour s'occuper les mains. “ Me and Jin burned the body, as her note asked. She's gone. ”

Elle observe tous les visages tournés vers elle. La surprise, l'incompréhension, la tristesse, le vide. “ Did you kill her? ” demande Zora. “ Good question. ” Carrie pourrait peut-être s'insurger qu'on la pose mais ils savent tous de quoi Jin et Carrie sont capables. Ils ont torturé Adrian, le frère jumeau de Sonia, avant de le tuer, parce qu'il avait des informations. Ils ont fait des choses terribles au nom de leur désormais relatives sécurité et liberté. “ No I did not kill her. Neither did Jin. Neither did anyone. She killed herself, like the coward that she always was. ” C'est faux, bien entendu. C'était Nina, qui prévoyait déjà de se barrer de la maison de Blake. C'était Nina, qui l'a aidée à ne pas devenir folle au Tuskers, malgré l'opium et Marth et le manque. C'était Nina, qui n'a jamais eu peur de dire ce qu'elle pensait et ce qu'elle voulait.
Mais bon, les absents ont toujours tort, surtout quand ils viennent de se suicider. “ Any other question? — Does that mean you're looking for another subordinate? ” demande Selma. “ No. — Did you keep her ashes? — No. — Are we sure this was an accident? ” Carrie tourne les yeux vers Sonia. Elle fronce les sourcils. “ No, it was not an accident. You didn't hear correctly: Nina. Killed. Herself. She quit on us. ” La main de Carrie s'abat sur la table, faisant sursauter tout le monde, avant qu'elle ne se relève. “ If any of you is thinking of doing the same, please do it shortly. We have no fucking time to invest in goners, and I personally do not have a taste for cowards. ” Elle pose sa cigarette à peine consumée dans un cendrier, puis se détourne pour partir, jetant un regard en coin à Jin qui lui emboîte le pas.

Pas de temps pour les lâches ni les faibles. Ils peuvent tous crever, tous comme les Rats qui sont affamés et battus par les nouveaux Blake: Carrie sait bien que c'est un cercle vicieux qu'ils sont en train de perpétrer, mais comment sont-ils sensés faire tourner un gang autrement?

tw: homophobie
Carrie et Jin ont pris goût au luxe et, comme des enfants à qui on aurait offert un budget illimité pour Noël, ils sont tout simplement incapables de résister au moindre caprice qui pourrait les agiter. Ces derniers ont tendance à être soudains, intenses, mais vite délaissés: l'appartement qu'ils partagent en est la preuve. L'endroit est immense, s'étale sur deux étages, avec une terrasse monumentale, une piscine chauffée, quelques chambres en plus et deux dressings dernier cri où s'amoncellent une quantité absolument effarante d'accessoires et de vêtements. Jin a toujours aimé les fringues, Carrie a toujours aimé dépenser de l'argent, autant dire qu'ils s'entendent bien.
Et puis après tout ce qu'ils ont vécu, ils méritent bien ce style de vie lavish et exubérant au possible. Tant pis si l'argent qu'ils dépensent sans y réfléchir à deux fois est de l'argent sale, fait sur le dos de pauvres gamins misérables comme eux l'étaient. Ils ne seraient pas à la tête d'un gang si ils avaient un code moral très prononcé.

Généralement, Carrie préfère travailler depuis le cabaret, dans le petit bureau à l'étage où se trouvent tous ses papiers; mais la pièce a été réquisitionnée par Kamala, pour stocker une installation de scène encore en cours de construction, et elle a été gentiment priée d'aller ailleurs. Elle a bien essayé de plaider auprès de Jin (médiateur en toutes affaires entre les deux femmes) de convaincre Kamala de se démerder autrement, en vain.
Ainsi se retrouve-t-elle dans l'arrière-boutique de Suit Yourself, le magasin de vêtements de luxe tenu par Jin. Entre ça et le Dancing Phoenix, ils ont quelques revenus légaux — ainsi que des possibilités plutôt agréables de laver leur argent par moment, même si le gouvernement sorcier semble s'en fiche comme d'une guigne. Mais bon, on ne sait jamais.
Carrie ne comprend pas vraiment l'attrait des beaux habits. Elle s'habille simplement, sans réfléchir, parfois rappelée à l'ordre par Jin qui n'aimerait pas que sa Fox ait l'air d'une malpropre; ils passent généralement des heures à se chamailler quand ils ne sont pas d'accord sur une tenue, ou lorsqu'ils s'inventent badauds désirant faire du shopping dans le monde moldu. Comme tous les frères, elle aime Jin autant que certains aspects de sa personnalité — comme sa coquetterie, qu'elle trouve superficielle et ridicule — l'agacent au plus haut point.
Il lui manque quand même beaucoup, parti à Londres régler quelques affaires avec Elias, alors qu'elle reste à Liverpool à faire les comptes de la semaine. Les nombres lui viennent rapidement et facilement, mais ça reste tout de même plutôt ennuyant. Les nombres la rassurent, bizarrement. Ils font sens. Ils sont là, et ils s'additionnent, et ils se soustraient, et ils restent fidèles à eux-même. Même si Carrie apprécie donner des ordres et les voir être exécutés par ses pions, il n'y a pas vraiment de satisfaction comparable à voir ses innombrables documents et tableaux de gestion se remplir de chiffres nettement inscrits avec son écriture maladroite.

Carrie lève les yeux en fronçant les sourcils quand la porte du bureau de Jin s'ouvre, et s'adoucit à peine en voyant Yanli dans l'encadrement. “ Hey. ” Carrie lui fait signe d'entrer avec impatience, mais ne répond pas, retournant à sa fiche de paie. “ Fucking finally, ” marmonne-t-elle quand enfin Yanli pose sur le bureau en face d'elle un grand verre de lait à la fraise. Cela va faire bientôt dix minutes qu'elle attend. “ They didn't have it at the shop next door, ” s'excuse l'autre jeune femme et Carrie l'ignore, lui jetant un regard noir. Yanli, trop habituée pour s'en formaliser, l'ignore et va plutôt à la fenêtre pour laisser entrer un peu d'air frais; ça pue la cigarette (Carrie en a laissé brûlé cinq dans le cendrier) et même si lui-même est fumeur, Jin s'en plaindra en revenant. Et comme il ne se plaint jamais auprès de Carrie pour les détails comme ça, ce sera tout pour sa gueule: non merci.
Carrie retourne rapidement à sa fiche de paie et l'ignore quand Yanli attrape avec un petit rictus l'un des cadres sur le bureau de Jin. C'est une photo d'Elias, Carrie et Jin qui date d'il y a quelques années, prise devant le récemment ouvert Suit Yourself. Elias sourit aisément comme toujours, et les deux autres ont la gueule de quelqu'un qui a été forcé de venir. La photographie est sorcière et leurs trois silhouettes s'agitent; et pendant un bref instant, Carrie et Jin rient en roulant des yeux après une connerie silencieuse sortie de la bouche d'Elias.

Les doigts de Yanli s'attardent un peu à la surface de la photo. Elle est aussi une good children, mais elle a décidé de se retirer un peu des activités du gang, de seulement s'occuper du magasin avec Jin. Carrie, malgré elle, la regarde en biais mais prétend être absorbée par ce qu'elle est en train de faire quand Yanli se tourne vers elle. “ I don't think Jin would appreciate you touching his stuff, ” finit-elle par dire quand elle trouve que l'autre s'attarde un peu trop et Yanli rit en remettant le cadre à sa place. “ I'm bored, ” révèle-t-elle finalement en contournant le bureau pour s'asseoir en face de Carrie. Celle-ci ne lui jette pas un regard — elle finira bien par se lasser et par quitter la pièce — et continue sa revue méthodique des documents face à elle en sirotant son lait à la fraise avec plaisir.
“ Carrie? ” Quiconque d'autre aurait déjà été foutu à la porte, mais même Carrie ne peut nier que Yanli est spéciale à ses yeux, comme le reste des good children. Alors elle a seulement droit à un grognement agacé et un regard meurtrier. “ How's your mandarin? ” Il faut quelques instants à Carrie pour comprendre ce qu'elle est en train de dire, dans la langue mentionnée, et elle lève les yeux au ciel. “ Rusty, ” répond-t-elle. Elle a passé des heures à écouter Yanli et Jin parler, parler, parler dans la maison de Blake, jusqu'à se lasser d'être mise à l'écart et de les forcer à lui apprendre. Elle ne le parle pas couramment, et comprend bien mieux qu'elle peut formuler. “ And useless. The Wangs speak cantonese, ” lui rappelle-t-elle avec impatience. Il lui faut quelques instants de réflexion pour changer de langue, passant au dialecte hong-kongais maladroitement: “ if you want to help me practice, that's fine, we can do that. But not right now. — Your cantonese was always better. — Jin won't fucking talk anything else at home until I fix my... errr... ” Elle ignore le mot en cantonais. “ ...accent. ” Elle fait un peu la moue, s'arrête dans ses comptes un instant, avant de s'y remettre.
Yanli reste silencieuse un long moment et Carrie pense que la conversation a enfin trouvé sa fin, se concentrant pleinement sur ses tâches administratives et son délicieux lait à la fraise, si bien qu'elle en sursauterait presque quand l'autre reprend la parole: “ are you and Jin together? ”

Carrie arrête ses gestes pendant un bref instant et puis lentement lève les yeux vers Yanli. Elle cligne des yeux et la regarde de son air impavide sans rien dire pendant un long moment. Elle lui laisse amplement le temps de revenir sur sa question, de partir et de diffuser la situation mais Yanli soutient son regard. Elle la connait trop bien pour être impressionnée par ce regard lourd et intense que Carrie pose sur elle. “ Yanli, ” dit-elle lentement, parlant en détachant chaque syllabe comme si elle s'adressait à une enfant. “ Zanjin is a fucking faggot. ”

Yanli cligne des yeux et Carrie voit son expression changer légèrement, passer de la surprise à l'incompréhension au choc. Carrie réprime un sourire en se redressant sur son siège et en se laissant aller contre le dossier. “ Anything else? ” lui demande-t-elle d'un ton ironique devant son expression aux traits figés. “ Sorry, but it'll take a bit of convincing to get with him. ” Les sourcils de Yanli se froncent. “ It's not him I'm interested in. ”
Retour du regard impavide, sauf que cette fois Carrie ne prend pas son temps pour dire la suite: elle ne sait pas quoi dire. Elle ne peut que regarder Yanli comme si une deuxième tête venait de lui pousser brusquement. Cette fois, Yanli ne reste pas indifférente, s'agite, évite son regard avant d'y revenir, pince des lèvres, croise les bras. “ I-- — Leave. ” Carrie fronce les sourcils. “ Just fucking go, I don't have time for you right now. ” Yanli soupire. “ Carrie, I-- — I asked you to fucking leave. ” Ses doigts crépitent de magie et sa peau pâle blêmit plus encore, des traits laids et presqu'animaux venant éclater à la surface de son visage. “ Right. Now. ” Yanli se lève et pince des lèvres. “ Don't fucking look at me. ” Carrie la suit du regard alors qu'elle se détourne et quitte la pièce. C'est seulement quand elle est de nouveau seule qu'elle relâche un long soupir, et se force pendant quelques minutes à se calmer.

Tout son corps s'agite, sa peau est piquée de frissons désagréables et presque douloureux. Il lui faut presque une demi-heure pour se reprendre en main et elle décide que pour une fois, elle se permettra d'être en retard et finira le travail demain. Elle quitte le bureau, puis la boutique, en un coup de vent. Yanli est en train de s'occuper d'un client et elle l'ignore, ne lui adressant pas un geste ni un regard en sortant de l'endroit comme un diable en dehors de sa boîte. Carrie marche sans savoir où elle va, ressentant toujours ce poids sur sa poitrine qui ne s'en va pas. Elle est tant concentrée sur les sentiments complexes et paradoxaux qui l'agitent qu'elle ne se rend pas compte qu'elle est suivie.

Quelques heures plus tard, elle est allongée dans son lit à faire la gueule parce qu'elle a mal. Jin, à son chevet, a la tête qu'il a quand il a envie de trucider quelqu'un. Elias et Kamala ont l'air grave, Stan s'est endormi sur son fauteuil en attendant qu'elle se réveille et Yanli et Maxim fument à la fenêtre de la chambre. “ I'm so fucking glad you invited the whole fucking city to my deathbed, Zanjin, ” grogne-t-elle en se redressant un peu, grimaçant en sentant son bras se plier douloureusement sous elle. Elle repousse les mains qui se tendent aussitôt vers elle pour l'aider, fout un coup dans la mâchoire de Jin pour le dissuader d'insister, et jette un regard noir à la petite assemblée qui vient de lâcher un soupir de soulagement de concert. Elle se souvient vaguement des trois sorciers qui l'ont coincée au coin d'une rue, des menaces, des coups, des quelques sorts qui ont volé.
Carrie lève la main et grimace en touchant sa pommette à travers l'épais bandage qui lui recouvre la moitié du visage. “ It won't scar, ” lui indique Jin. “ Oh gee, that's what we should be focusing on right now: whether I will scar or not. Someone give me a fucking painkiller. ” Elle attrape la potion tendue par Stan et la descend d'une traite. “ So who was it? ”
Apparemment, tous les gangs ne sont pas convaincus du pouvoir et de la nouvelle influence des Warlocks: les voilà qui doivent encore se battre pour garder leur place au Syndicat. La conversation qui suit est longue, difficile, surtout quand Carrie et Jin s'engueulent lorsque ce dernier lui fait promettre de ne plus jamais sortir sans protection; il finit par quitter la pièce en claquant la porte, rejoint par un Elias qui fait toujours figure de médiateur quand Fox et Lion se volent dans les plumes.

“ Fuck off now, I'm tired, ” finit-elle par grogner au bout d'un moment, pour que les autres suivent l'exemple de leur cher leader. S'être faite agressée et blessée est embarrassant, et franchement un coup dur pour son ego. Il faut dire qu'elle n'a jamais appris à se défendre, comptant toujours sur Jin pour s'occuper d'elle au besoin. Elle devine sans aucun mal qu'il s'en veut et se sent responsable de son état, mais peu importe.
Elle regarde Kamala quitter la pièce sans un regard en arrière, Maxim et Stan lui adresser des sourires encourageants, et Yanli éviter son regard quand elle se lève. “ Stay, ” finit par lâcher Carrie en cantonais. “ I need your help with getting out of bed. ”
Yanli continue d'éviter son regard en s'approchant pour l'aider et Carrie fait exprès de peser de tout son poids contre le bras qu'elle passe sous le sien. Mais l'autre ne se plaint pas, ne fait aucun commentaire, les yeux vissés au sol. Carrie ferme les yeux quand elle se tient finalement debout, le vertige lui donnant envie de se rasseoir et se rallonger aussi sec; mais elle se bat un peu contre elle-même, et trouve la force de marcher jusqu'à la fenêtre pour s'allumer une cigarette. Elle grogne après avoir glissé la nicotine entre ses lèvres, et soupire de soulagement et d'aise quand Yanli l'allume pour elle.

Elle s'assied sur le rebord de la fenêtre et soutient le regard de Yanli qui vient enfin de l'effleurer et, semble-t-il, n'est pas prêt de se détacher. Carrie fume en la regardant sans rien dire. “ Stop looking at me, ” lui dit-elle quand elle sent de nouveau les frissons enflammés danser sous la peau de son visage, partout où Yanli l'observe. “ I don't want to. — Don't be fucking cute. ” Un bref sourire éclaire le visage de Yanli, ce qui fait grincer les dents de Carrie. “ Your accent is terrible. — If you say one more word, I will throw you out the window. — You can barely stand by yourself. — I'll ask Jin to do it for me. — Well Jin's not here, is he? ” Carrie ne répond pas.
Elle baisse les yeux sur sa cigarette qui se consume silencieusement. Elle sent le regard de Yanli sur sa joue à travers son bandage, sur son cou, son épaule. Elle a envie de lui arracher les yeux. Elle a envie de remplacer son regard par ses doigts.
Quand sa cigarette a fini de se consumer, elle la jette par la fenêtre et pose de nouveau son regard sur Yanli qui n'a pas bougé. “ Stop looking at me like that. — Like what? ” Carrie agite la main d'un air agacé, incapable de trouver le mot en cantonais, et se résigne à l'anglais: “ Like that. — Then make me. ” Carrie fronce les sourcils, mais se laisse faire quand Yanli s'approche et l'embrasse.

Les frissons enflammés ne la quittent pas. Elle se dit que pour cette fois, elle s'en fiche.

tw: prise de drogue dure
Nezha est un imbécile, mais un imbécile utile. Depuis que Bao refuse de parler à Carrie, suite à son malencontreux accident, il est le seul lien qui reste entre les Wang et les Warlocks pour Carrie. Sa seule manière d'avoir des informations, même si elle ne lui accorde pas la moindre confiance: elle ne déteste rien de plus que les tourne-casaques et les traîtres misérables comme Nezha.
Mais bon, pouvoir mettre son nez partout dans les comptes des Wang, c'est utile pour savoir ce qu'ils font et elle paye généreusement Nezha pour qu'il ferme sa gueule. Elle lui a même promis qu'il pourrait rejoindre les Warlocks le jour où il voudrait enfin se débarrasser de l'influence des Wang sur sa vie — une histoire de dettes qui est passée dans une oreille de Carrie avant de sortir de l'autre. Elle n'est pas très forte pour faire semblant d'écouter les gens qui l'ennuient, mais Nezha est très important pour elle. Jin a manqué de tout faire s'écrouler en faisant la connerie de tuer le chef des Wang, et en attaquant aussi son chien de garde. Malgré le fait qu'ils se soient établis il y a quelques années, et que leurs activités recouvrent énormément de terrain, ils ne seraient pas en mesure de se dresser contre eux ou les Black Hands.
Mais bon, Jin n'en a toujours fait qu'à sa tête.

“ How is she? — The usual. ” Carrie n'a pas envie qu'on pense qu'elle s'inquiète véritablement de l'état de Bao, alors elle laisse tomber le sujet avec un froncement de sourcils avant de tendre la main avec impatience. Nezha lui donne l'épais dossier du mois: tout ce qu'il a pu glaner et copier sans se faire avoir. Il disparaît sous la cape de Carrie et celle-ci se prépare déjà à tourner les talons mais est arrêtée quand l'imbécile pose la main sur son avant-bras.
Elle cligne des yeux et lève son regard vide vers lui; il semble comprendre le message silencieux du regard de la jeune femme et retire sa main. “ Do you know when I'll be able to join? — Soon, ” répond-t-elle laconiquement. “ I just need to sort out a few things and then you can become a Dog, alright? ” lui ment-elle avec aisance. Pour son bénéfice, elle lui offre un petit sourire avant de le laisser, les yeux plein d'espoir.
Elle a du mal à retenir un petit roulement d'yeux de circonstance en s'éloignant, rejoignant Maxim à l'entrée de la petite ruelle où elle rencontre son pitoyable informant. Le tendre géant ne sait pas exactement qui elle rencontre, et pourquoi, et il ne pose pas de question. Son garde du corps, qu'elle n'a jamais véritablement apprécié, lui emboîte le pas alors qu'ils s'engagent dans Diagon Alley comme si Carrie ne risquait pas la prison à chaque pas qu'elle fait en public.

Ils trouvent rapidement leur chemin jusqu'à Knockturn Alley puis au Phoenix. “ I'll just be upstairs, go do... whatever, ” dit-elle à son ombre qui prend aussitôt le chemin du comptoir du bar alors que Carrie va à l'étage à son bureau, voisin de celui de Kamala. Elle est trop impatiente pour s'arrêter à la porte et vérifier si la Wolf s'y trouve ou pas, et préfère s'engouffrer dans la pièce qui lui est dédiée.
Le bureau est rangé de manière ordonnée et stricte, et le jeune homme qui passe faire le ménage au Phoenix chaque nuit n'a pas le droit d'y entrer. Comme décoration, il y a un lecteur de vinyles, des dizaines de cassettes et quelques tableaux moches que Jin lui offre en lui disant que c'est des oeuvres d'art côtées et que Carrie garde pour ne pas le vexer. Elle ne fait pas attention à tous ces détails, se hâtant jusqu'à son bureau en produisant de sa cape magique le dossier donné par Nezha. Elle marmonne une incantation magique accompagnée d'un geste sec de la main pour l'ouvrir et en sort immédiatement les documents qu'elle parcoure rapidement du regard. Mais ce n'est pas ce qui l'intéresse. Elle retourne la pochette couleur ocre donnée par Nezha pour en sortir son véritable intérêt.

Dès qu'elle les a en main, Carrie apporte les éclats d'opium pur à son nez et inspire profondément.

L'odeur, doucereuse et familière, envoie de frissons le long de sa colonne vertébrale. Elle reste quelques instants immobile, à profiter de ce petit plaisir, avant de rapidement se mettre en marche dans des gestes fébriles. Lucky Charms, malgré sa fin un peu tragique et stupide, était un homme intelligent et qui savait parfaitement comment mener ses Doves par le bout du nez. Il avait trouvé une manière magique de fumer l'opium de manière plus efficace et rapide que la manière moldue: qui a le temps de brûler chaque dose, d'utiliser une lampe et une aiguille à chaque fois qu'on veut tirer une taffe, quand on peut simplement mettre l'opium au fond de la pipe magique et le chauffer du bout d'une baguette?
Avec des gestes rodés par l'habitude, Carrie sort sa pipe du tiroir de son bureau et s'y assied après avoir cassé les plus gros éclats et les avoir fourrés au fond du bol de sa pipe. Elle aimerait s'arrêter, réfléchir, imaginer le visage déçu de Jin auquel elle ment depuis presque un an. Elle aimerait avoir un rien de raison, un chouïa de retenue, un moment de clarté. Mais non. Elle claque de doigts et une minuscule flamme apparaît au-dessus de son pouce, qu'elle presse contre le bol de la pipe pour que l'opium rentre en ébullition.

Carrie inspire profondément et, enfin, pour la première fois depuis des semaines, un véritable sourire vient éclairer son visage.