2005. Leur vie est si ordonnée, si douce, si parfaite. Cho ignore si elle aime Rain - elle pense que non - mais elle aime leur vie, bien organisée et opulente, rythmnée par des évènements mondains élitistes, des déjeuners dominicaux gênants et des lois de plus en plus restrictives, de plus en plus aberrantes, de plus en plus terrifiantes. Leur vie est si ordonnée, si douce, si parfaite, et Cho a peur. Elle a peur de la voir éclater en mille morceaux et de voir Rain blessé, et Charles...
Le coeur de Cho se serre dans sa poitrine en pensant à son fils. Il a presque deux ans maintenant, il parle un peu, il marche maladroitement et il rit beaucoup, et quand il rit, son rire fait s'envole le coeur de Cho d'une manière qu'elle ignorait possible. Elle ne sait pas si elle aime Rain - du moins, pas de la manière dont une femme aime son époux - mais elle sait qu'elle aime Charles, qu'elle pourrait passer des heures à inspecter, embrasser, câliner, à discuter avec. Ces deux dernières années ont été loin d'être faciles, entre Rain qui était occupé par ses études et elle-même avec ses multiples missions données par l'UICS. Ça fait un peu moins d'un an maintenant qu'elle a des contacts récurrents avec Michael. Ça fait un peu moins d'un an maintenant qu'Olivier prépare son infiltration au sein de l'Ordre. Ça fait un peu moins d'un jour qu'elle en a informé Cho.

Elle a passé les heures précédentes dans un état second: Cho ne se souvient même pas de comment elle est rentrée à la maison, juste du fait qu'elle était sur le point de pleurer quand Olivia lui a gentiment proposé de rentrer plus tôt. L'appartement était vide - Rain en cours et Charles à la crèche - mais elle a pleuré quand même, un peu, avant de se reconstruire brique par brique pour se préparer à l'arrivée de son mari et de son fils.
Cho a fait à manger. C'est bizarre, ce quotidien conformé et bien rodé auquel ils se sont astreints, les habitudes qu'ils ont appris à développer l'un autour de l'autre: le retour de la crèche par Rain, le dîner par Cho, le partage des évènements notables de la journée, les chamailleries innocentes parce que Rain est sans espoir avec des baguettes et qu'il met du riz partout et parce que Cho finit invariablement par mettre trop de sel dans le plat principal. Et puis Charles - Charles. La plus grande surprise de toutes.
Depuis quelques mois, Cho réfléchit à l'idée de lui donner un petit frère ou une petite soeur. Ce ne sera plus possible.

Quand Rain rentre enfin, Cho est silencieusement affairée à la grande table du salon, mains osseuses malaxant pâte de farine et farce en jiaozis automatiques - ce geste lui rappelle sa mère, un douloureux sentiment familier et unique. Elle les dépose géometriquement sur un plateau, mais s'arrête tout d'un coup dans cette répétition machinale lorsqu'elle entend la porte d'entrée. Elle court en cuisine se rincer les mains, puis court jusqu'à son mari pour déposer un baiser rapide et distrait sur sa joue, et surtout lui prendre Charles des bras.

Elle serre son fils contre elle; il la serre en retour en babillant quelque chose d'incompréhensible en chinois qui fait rire sa mère, alors même qu'elle a envie de pleurer. Elle l'inspecte après la crèche, puis regarde Rain, et un nuage de mélancolie s'abat sur elle soudainement; c'est sans qu'elle y fasse attention que ses yeux se remplissent de larmes. "I made dinner, dumplings and soup," dit-elle doucement, en calant Charles contre sa hanche dans un bras, pour attraper les doigts de Rain de son autre main. Elle passe son pouce sur ses poings, serre un peu ses doigts entre les siens, et elle renifle pour ne pas s'effondrer en sanglots soudainement. Avec n'importe qui d'autre, elle serait mortifiée. Pas avec lui. Même si elle ne l'aime pas - du moins, elle ne pense pas -, elle pense que jamais personne ne l'a connue comme lui la connait, malgré toutes leurs différences et leurs circonstances. "Rain, we need to talk."

Leur vie est si ordonnée, si douce, si parfaite. Rain ignore combien de temps cela va durer. Il a toujours eu cette impression dérangeante que leurs jours étaient comptés, et qu'à un moment ou à un autre, la vie les rattraperait, rétablissant ainsi l'ordre des choses. Car un bonheur si parfait ne dure jamais.

Rain est fou amoureux de sa femme. Elle est à ses yeux la plus belle femme qui soit, mais surtout la plus brillante. Parfois, il se surprend à la regarder en se demandant comment une sorcière comme elle a pu finir avec lui. Cho Chang est incroyablement intelligente et charismatique. Elle est intransigeante, passe ses journées à lui reprocher les moindres détails et à tout faire mieux que lui. Cho Chang est ancrée dans la terre, là où lui flotte éternellement au-dessus de sa surface. Elle est ses racines, fortes et puissantes et regorgeant d'énergie. Elle est le brasier couronnant le soleil, fascinant et menaçant. Cho Chang est éternellement inaccessible et pourtant il n'est de personne sur cette terre qu'il connaisse davantage. Mais Cho Chang ne l'aime pas, du moins pas vraiment. Ce fait lui est toujours paru évident, car quand on aime quelqu'un, on remarque ces choses là. Elle ne l'aime pas et c'est la raison pour laquelle il a toujours hésité avant chaque grande étape de leur vie commune. Il n'avait pas envie d'être celui qui l'enfermerait dans un de ces mariages sans amour bien trop courants dans la société. Il n'avait pas envie d'être celui qui se tiendrait entre elle et son grand amour. Pourtant, elle est toujours parvenue à lui faire comprendre que c'était ce qu'elle voulait : une vie avec lui. Rain n'y a jamais vraiment cru, mais il a eu la faiblesse d'accepter. Parce que pour le temps que ça durerait, il serait l'homme le plus chanceux du monde.

Cho Chang est aussi et avant tout autre chose. Quelque chose qui a tout chamboulé du jour au lendemain. Quelque chose qu'il n'avait jamais envisagé. Cho Chang est la mère de son enfant, de son fils, Charles, rit aux éclats devant lui alors qu'il fait des tours sur son balais jouet à la crèche. Charles qui est devenu la prunelle de ses yeux, un bout de son âme pour qui il serait prêt à tout. A sa naissance, Rain a compris que rien ne serait plus comme avant. Que toute sa vie était à présent tournée vers celle de Charles, vers sa sécurité et son épanouissement. Rain n'avait jamais connu un amour pareil. Pas même pour sa mère. Pas même pour Cho. Il y avait Charles, et puis il y avait les autres.

“ Alright lil' buddy, time to go now. ” Il le soulève par les aisselles et le place contre son torse, un bras passé sous ses fesses pour qu'il puisse s'asseoir confortablement. Rain remercie chaleureusement les deux sorcières responsables de la crèche, plaisante quelques instants avec les parents venus chercher leurs enfants - principalement des mères, le patriarcat a de beaux jours devant lui - et transplane jusque dans leur jardin.

En dépit de tout - de l'amour que n'éprouve pas réellement sa femme à son égard, de la peur qui l'étreint à chaque fois que Charles n'est plus dans ses bras - Rain songe qu'il est heureux. Qu'il sont heureux, tous les trois. Que leur vie n'est peut-être pas parfaite mais qu'elle l'est à ses yeux. Ils ont un équilibre, un amour commun pour Charles, une affection mutuelle pour l'un l'autre. Ils sont heureux.

A peine Rain passe-t-il le pas de la porte qu'il lance, sur le même ton espiègle que d'habitude : “ Honey, we're home! ” Il entend du bruit dans la cuisine, où Cho doit s'affairer à préparer le dîner. Charles toujours en place contre lui, il s'affaire à retirer ses bottes avant que Cho n'apparaisse à ses côtés. Le baiser qu'elle dépose brièvement sur sa joue l'emplie d'un sentiment familier, vite effacé par une vague inquiétude alors qu'il observe les traits de sa femme. La sorcière a quant à elle les yeux rivés sur leur fils, et Rain la laisse lui prendre Charles des mains.

Rain l'observe tout en retirant son manteau. Il a les sourcils légèrement froncés et la désagréable sensation que le destin vient frapper à leur porte quand il croise à nouveau le regard de sa femme. “ I made dinner, dumplings and soup. ” Quelque chose ne va pas. C'est pourquoi sa voix se fait vide de toute inflexion quand il répond, un sourire timide aux lèvres. “ Smells delicious. ” Ses doigts s'entremêlent avec ceux de Cho. Il n'est pas habitué à tant de tendresse et surtout, il n'est pas habitué à la voir ainsi. S'il l'a déjà vu flancher une ou deux fois, ce n'est pas quelque chose d'habituel pour Cho. “ Rain, we need to talk. ” Rain sent son ventre se tordre mais il tâche de garder la face. Il acquiesce, sans un mot, et l'entraîne doucement vers le salon. Là, il lui reprend Charlie des bras et le pose dans sont aire de jeu. Il ne tardera pas à manger et sera bien assez vite lavé et mis au lit, mais pour l'heure, il peut avoir encore quelques minutes de jeu supplémentaires. Rain fait venir à eux deux verres et une bouteille de jus de citrouille, qui verse son contenu avant d'atteindre la table, et puis il s'assoit, en compagnie de sa femme. Il vient chercher à nouveau sa main, qu'il sert affectueusement. “ What's going on? ”