"Tous les objets composant l'univers,
les galaxies, les amas d'poussières, les astres,
s'éloignent les uns des autres inexorablement... comme nous"

La nuit était interminable.
L’oreille de George sifflait. Encore.
Son camarade de chambre dormait à poings fermés –les murs tremblaient sous ses ronflements. La chambre était composée d’un troisième lit, mais aucun autre colocataire n’avait tenu plus de quelques semaines en sa compagnie. Pas facile de partager sa chambre avec un insomniaque, qui était capable –par exemple- de détruire l’horloge en plein milieu de la nuit, ou de se disputer violemment avec son jumeau mort. Un sommeil lourd et imperturbable était un prérequis indispensable pour pouvoir survivre dans la même chambre que George.

Oui, le sommeil de George était difficile. Ce n’était pas faute d’essayer : une demi-douzaine de petites fioles à moitié vide se bousculaient sur son chevet. Les doses qu’il ingérait quotidiennement devenaient de plus en plus importantes –et paradoxalement de moins en moins efficaces.

À travers un minuscule oculus, un faisceau dessinait un cercle sur le plancher. On y devinait une lune pleine et inquiétante, aussi pâle que la mort.

George tentait de réguler sa respiration, à l’affut du moindre bruit, de la moindre pensée vagabonde. Dehors, les hululements des hiboux se mêlaient aux lointains hurlements de loups. On dirait que Fred avait réussi à s’endormir. C’était un bon début.

Et pourtant. Les heures, les minutes, les secondes défilaient bien trop lentement, tournant autour de lui, au rythme des ronflements de son camarade, le narguant dans son impitoyable insomnie. Seul « avantage » de ces nuits sans sommeil : elles lui donnaient l’occasion d’introspecter. De prendre du recul, pour mieux réaliser à quel point son existence était un non sens total. Dire qu'on s’étonnait encore de ses accès de folie…
Les yeux rivés au plafond, George pensait à un autre type d’insomniaques, pour qui, lors des nuits de pleine lune, il était plutôt question de survivre. Il avait du aller une fois ou deux à la Sweet River, par curiosité. Par intérêt aussi : en espérant y récupérer des griffes, des résidus de bave, quelques poils, qui pourraient lui servir d’ingrédients dans ses expérimentations.
Il y avait croisé des regards vides, des visages meurtris, des âmes solitaires. Des victimes qui s’étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment et dont l’existence avait été bouleversée par une simple morsure.

Comment pouvait-il encore se plaindre ?

Il finit par se lever. Dans les couloirs George marchait d’un pas incertain, trébuchant sur son pyjama trop long. Il s’aspergea la figure d’un peu d’eau, avant de décider de prendre sa troisième douche de la nuit.

Il termina sa promenade sur les toits du manoir St James. Une douce brise lui caressait son visage tourné vers le ciel étoilé. Ses yeux cernés étaient absorbés par le satellite rond, qui ne lui avait jamais paru aussi imposant.

Un visage se dessina entre les cratères et craquelures de la lune. Le visage d’une des nombreuses personnes qu’il avait laissé derrière lui. Lee Jordan. Un ami qu’il avait perdu de par sa lâcheté et son silence. Il savait de source sûre –Angelina- qu’il devait probablement être en compagnie des loup-garous en ce moment même, pour les aider à traverser la nuit de pleine lune. Lee était un des membres de l’ordre les plus respectés, et les plus respectables. Il apportait énormément à l’Ordre du Phénix. Bref, tout l’inverse de George.

+++

Et puis les hululements s’apaisèrent.
Une douce lueur orangée finit par venir chatouiller les nuages, faisant disparaître progressivement les étoiles.

Il ferma ses yeux, matérialisa dans son esprit la Sweet River. Puis il y transplana. Le soleil s’était levé, et George atterrit comme il s’y attendait peu de temps après la guerre, au beau milieu d’un terrain vague en bordure de marécage. Les loups ayant reprit leur forme humaine, quelques êtres erraient çà et là, le regard perdu. Mais la plupart avaient probablement déjà regagné la planque.

Il ne savait pas vraiment pourquoi il était venu, à vrai dire. Mis à part Remus Lupin, il ne connaissait pas de loup-garou ici. Et il était probable que Lee ne soit pas présent cette nuit là. Ses yeux se posèrent sur les traces de pattes au sol, juxtaposées aux tâches de sang et aux poils. Parmi les traces il parvint à reconnaître certaines plus rondes et délicates, exemptées de griffes. Des pas de lynx. Il plissa les yeux, à la recherche de l’animal. Il n’avait peut-être pas encore repris sa forme humaine. Après tout, Lee était un animagus : par conséquent indépendant des cycles lunaires.

Certains hybrides étaient en train de se rafraichir près de la rivière. George décida de se rapprocher, doucement. Alors qu’il s’attendait à se faire dévisager et faire tâche parmi eux, il fut surpris de se faire… royalement ignorer.

« Ils n’en n’ont rien à foutre de toi. Tu t’en serais douté si t’avais vécu ne serait-ce qu’une seule seconde dans leur peau. » Ah, bonjour Fred. Au moins un qui avait pu dormir cette nuit.

Un bâillement lui échappa. George se pencha en avant pour s’étirer avant de se trainer vers la rivière pour se déchausser. Il perçut un ronronnement à proximité. Il sursauta. Un majestueux lynx se tenait à quelques mètres de là. « Je croyais que les chats n’aimaient pas l’eau. » Il était étrangement intimidé par la présence de l’animal, digne et splendide malgré les évènements de la nuit dernière. « Nuit difficile, hein ? » C’était le moins qu’on puisse dire. Un sourire gêné accroché sur ses lèvres. « Quand je n’arrive pas à dormir, souvent je me balade, et puis des fois je transplane, et puis cette nuit j’ai pensé à toi. » Avoua-t-il, en tripotant une pierre dans sa main. Un peu nerveusement. Et tu me manques. Beaucoup. Beaucoup plus. que. je voudrais. l’admettre. George ajouta dans sa barbe : « Bon, je m’estime heureux de ne pas avoir pas eu cette brillante idée quelques heures plus tôt… » Il accompagna ses propos d’un mouvement de menton vers le cadavre sanguinolent d’un cerf recouvert de mouches, qui n’avait pas survécu à la nuit.

Il est prescrit de rester transformé pendant quelques heures après la pleine lune, quand il y a des blessures: cela ne dérange pas Lee, qui peut simplement se lécher les pattes et passer du temps à se refaire le poil en attendant qu'on l'autorise à se retransformer en homme. Ses blessures ne sont pas très graves cette fois, pas du tout: à peine une griffure qui ne saigne pas beaucoup — il pourrait se retransformer maintenant mais se donne quelques minutes, au cas où. Il a mal, bien entendu, mais il lui est arrivé de passer des nuits bien plus longues et douloureuses... celle-là est passée vite, l'avantage de se rapprocher du summum de l'été. Lee essaye toujours de rester avec les loups qui malheureusement doivent se transformer et n'ont pas accès à la potion, parce qu'il sait que ceux-ci ont le plus besoin de compagnie et surtout, de directions. C'est douloureux, tous les mois. Désagréable, tous les mois. Et vraiment pas gratifiant, tous les mois. Mais on le respecte, dans le coin, à cause de cet acharnement, ce côté courageux et presque sans-peur qu'il a. Au petit matin, quand les corps dénudés des loups sont transplanés par des sorciers mal réveillés jusqu'à Sweet River, les mains traînent bas au sol pour pouvoir caresser la tête du lynx qui s'assure que tout le monde est recueilli par un sorcier: il ronronne un peu, se frotte aux jambes, fait le beau en ignorant la douleur qui irradie de sa hanche.

Quelques uns finissent par se traîner, avec lui, à la rivière qui donne au domaine sorcier son nom — situé à quelques lieues de ça, certes, et en amont. Lee y trempe les pattes et le museau, se lave un peu rapidement. Des loups autour de lui, quelques sorciers qui veillent, au cas où, mais restent en marge... sauf un. Une silhouette que Lee ne reconnait pas au début, n'étant pas familière à l'endroit que les sorciers non hybrides de l'Ordre évitent: et puis finalement il reconnait George, malgré l'absence de ses cheveux roux habituels. Le lynx cesse ses ablutions, la langue coincée entre deux rangées de dents acérées.

« Je croyais que les chats n’aimaient pas l’eau. » Amusé, l'animal se redresse, s'ébroue un peu pour se débarrasser des quelques gouttes perdues dans son pelage hérissé. L'eau est rafraîchissante et désirable... parfois. Quand il est pris par surprise dans de l'eau, Lee sous sa forme animale a tendance à fuir à toute vitesse dans l'autre sens. Le ronronnement est machinal. Malgré la tension qui a envahi leur relation, malgré la colère, la distance, le temps et la rancune. George reste George. « Nuit difficile, hein ? » Elles le sont toutes, dirait Lee; le lynx, nonchalant, se contente de lécher sa patte avant de se la passer derrière l'oreille. « Quand je n’arrive pas à dormir, souvent je me balade, et puis des fois je transplane, et puis cette nuit j’ai pensé à toi. » Le félin s'immobilise, repose sa patte et le regarde, sent sa gêne et son hésitation. « Bon, je m’estime heureux de ne pas avoir pas eu cette brillante idée quelques heures plus tôt… » Il aurait fait tâche, effectivement, à moins de faire office de proie.

Et il n'aurait pas duré, assurément. Le lynx, assis sur un rocher faisant office de promontoire face au courant de l'eau, saute et dans le même mouvement, fait place à l'homme: Lee se redresse sans mal. Les Animagii de son niveau ont la chance de pouvoir conserver quelques vêtements et malgré la fraîcheur ambiante, il ne semble pas avoir honte de son caleçon sombre en toile, bottes usées aux semelles presque décollées et sa veste en fourrure épaisse — il ne porte rien d'autre en dessous, révélant un corps maigre mais puissant, tatoué de partout et presque imberbe. Il a passé une longue journée et était au milieu d'une sieste quand on l'a réveillé pour le début de la pleine lune: il a attrapé ce qu'il avait sous la main avant de sauter dans ses pompes.

Il referme les pans de son manteau sur son torse en s'approchant de George, peu affligé par sa tenue très peu adaptée au moment de la journée et la fraîcheur matinale. “ Tu n'as pas dormi du tout? ” s'enquiert-t-il, toujours l'ami inquiet, le rejoignant sur la rive et s'accroupissant près de lui pour attraper une pierre à son tour, la faire tourner entre ses doigts agiles. “ Je ne suis pas surpris de savoir que j'anime tes nuits mais quand même... t'as une sale tronche, tu devrais te reposer. ” Lee l'a à peine observer. Même après toutes ces années, ça le met mal à l'aise, ça le rend triste, énervé, hystérique, dépressif. Il se sent mal pour George, de ne voir que son miroir, son jumeau, son reflet quand il l'observe. Mais c'est plus fort que lui. Le fantôme de Fred l'habite aussi, en la personne de son frère. “ Tu veux rentrer? ” demande-t-il en faisant un signe dans la direction générale de Sweet River. “ À cette heure-ci, généralement, ils commencent à préparer à manger. C'est plutôt bon. ” Lee garde les yeux rivés sur l'eau de la rivière et finit par y lancer le caillou qu'il tripote, qui sombre en un clin d'oeil.