En décembre, le N9 exilé avait réussi à livrer une nouvelle fournée d’hybrides magiquement modifiés à la Values Brigade, là où, soyons honnêtes, on ne l’attendait plus, pour la plus grande joie et terreur de Corban. Ceci dit, Markus lui avait certifié que ces derniers seraient bien plus obéissants et performants que les précédents (dont certains s’étaient fait la malle, hein, on se rappelle), et Corban avait décidé, une fois n’est pas coutume, de lui faire confiance et de les mettre à l’épreuve.
Au passage, il était supposé mettre à jour son tatouage en conséquence, mais du fait de l’annonce de la grossesse d’Inès, puis de sa disparition à lui, quelques jours après, il avait dû repousser l’échéance jusqu’à aujourd’hui.
Il s’était rendu là où Markus avait bougé ses quartiers, après la fermeture du N9, et avait manqué d’arriver en retard si l’assistant d’Abram ne lui avait pas montré le chemin (pendant un instant, Corban a cru qu’il allait se perdre lui aussi) (et, pendant un autre instant, il avait été persuadé que l’assistant bossait lui aussi à la VB, pour des raisons qu’il ignore) ("I guess your face just looks like everyone else’s").
L’opération avait duré plusieurs heures, suite à un échange concis sur comment les nouveaux hybrides s’intégraient à la Brigade (Corban n’avait pas eu le temps de finir de lire les rapports, encore coincés sous son bras, quand il était entré en trombe dans les bureaux improvisés de l’équipe de Markus).
Et surtout, l’opération magique avait fait un mal de chien.

On ne parlera jamais assez de la relation de Corban à la douleur, de ce que ça signifie pour lui et de la tendance qu’il avait eu, toute sa vie, à y plonger les mains comme dans une eau chaude après une sortie en pleine hiver.
Mais aussi, parfois, quand il avait mal, il avait juste mal. Personne dans l’équipe de Markus ne l’avait prévenu que la douleur de l’opération magique allait être insupportable, aussi, Corban n’avait pas bronché, du moins, il avait essayé de ne rien laisser paraître, serrant les dents et les fesses, tandis que des flux magiques étaient injectés de force dans le tatouage de son bras qui se mouvait lentement, la douleur se propageant par vagues dans son bras, jusqu’à son épaule et dans son dos.

Bref, il n’avait pas fière allure suite à ça, pâle comme un linge et fébrile, titubant sur ses jambes maigrichonnes. Déjà qu’il n’était pas forcément évident pour lui de comprendre les sujets d’expériences et autres œuvres cauchemardesques du N9, il se contentait de répondre de temps à autres d’un hochement de tête, à mesure que Markus lui expliquait de ce dont il était question. Corban, malgré tout, était un homme de terrain, un homme d’action; ce que les rats de laboratoire manigançaient derrière leurs paillasses l’intéressait au moins autant qu’un chou-fleur pouvait intéresser un vampire.
Aussi, il n’est pas peu impatient d’asseoir enfin ses fesses dans le restaurant qu’il avait fait réserver pour conclure cette entrevue (il fallait bien admettre que Rug— euh pardon, Rudyard! avait de très bons goûts en matière de restaurants! (ou alors c’est juste que toutes les occasions étaient bonnes pour faire du zèle avec Corban)).  
L’établissement est chic, bien entendu, mais peu importe le prix, ça passait normalement en frais professionnels (et sinon, Corban trouverait bien un moyen de faire raquer Rug, justement!) et attenant au Ministère, si bien qu’il avait l’habitude d’accueillir des Mangemorts et autres gratte-papiers du Ministère à leur jour de paye.
Les deux hommes sont conduits à leur table, et c’est sans se faire prier que Corban s’assoit, prenant soin de ne pas heurter son bras immobilisé contre le bord de la table. En effet, suite à l’opération de remaniement des flux magiques de son tatouage, il devait garder son bras immobile, et le gardait donc pris dans une attèle en cuir, encombrante au possible. De plus, il s’agissait de son bras droit, autrement dit, sa main dominante, et Corban ne réalise pas encore que consommer son déjeuner dans ses conditions allaient s’avérer plus compliqué que prévu.

"Et bien, dans mes souvenirs, les retouches du tatouage faisaient moins mal…" grommelle-t-il derrière son sourire poli, en posant délicatement son bras immobilisé sur la table. De sa main gauche, il ouvre maladroitement le carnet en cuir relié des menus. "Mais je suppose que la douleur est à la mesure du contrôle sur les tatouages des handlers, n’est-ce pas? Je commençais à perdre un peu la main, le mois dernier; et les incidents magiques du Ministère n’ont pas aidé…"

"Ce n’est pas supposé être douloureux. Enfin, c’est peut-être une simple histoire de constitution du sorcier… ça passera probablement très rapidement." Corban lève un œil de son menu qu’il parcourait du bout de son index. "Ah ça! je ne suis plus tout jeune!" se moque-t-il d’un rire crissant. Bien que Corban prenne un peu trop soin de ses soucis de cheveux blancs et des rides au coin de son visage, il se parait naturellement de la suffisance d’un aîné face à un petit jeune. C’est qu’il avait près du double de l’âge de Markus, et du haut d’une telle différence, on cessait d’envier la naïveté ou l’immaturité de ses cadets. Après tout, si le jeune chercheur voulait un jour prétendre pouvoir comprendre Corban, il lui manquerait toujours plus de vingt ans de vie, d’expérience et de son lot de souffrance.

Ceci dit, dans son genre, Markus semblait en tenir une couche. Son visage poupon sur lequel une barbe timide peinait à se frayer un chemin au travers des pores de sa peau se creusait lentement et sûrement, si bien que sous certains angles, il paraissait beaucoup plus vieux. Il portait ce teint blafard propre aux employé.e.s du N9 sur son visage, ratatiné derrière des cheveux mi-longs et plats, comme si le poids de ses connaissances pesait sur son crâne. Pendant quelques secondes, Corban plisse même les yeux pour essayer de distinguer les éventuelles cicatrices d’acné, auquel cas Markus lui aurait renvoyé un reflet déconcertant de ressemblance avec lui-même au même âge.

On aurait pu penser que le déménagement du N9 aux autres étages du Ministère aurait permis à tous ces rats de laboratoire de reprendre un peu du poil de la bête. Mais iels avaient l’air d’en souffrir plus qu’autre chose, si bien qu’à la Justice Magique, on avait imaginé un petit jeu, au cours duquel on prenait sa pause à un autre étage, et on s’amusait à essayer de discerner les employé.e.s du N9 des autres travailleur.euse.s. La rumeur courait que Felix Wickham était particulièrement doué à ce jeu, du fait de la longueur légendaire de ses pauses (ou peut-être parce qu’il ken Otto Fitzroy, donc il a l’œil affuté).

Pendant quelques minutes, Corban a perdu l’attention de Markus rivé sur le menu. "Vous recommandez quelque chose de particulier ?" Le front de Corban se plisse quand il lève les yeux vers le jeune homme, se doutant qu’en plus d’un régime de vitamine D catastrophique, il devait sans doute sauter trois repas sur deux (on ne la fait pas à Coco, il a été jeune et con, lui aussi (il est même encore un peu con d’ailleurs)). "Hmm, au risque de faire outrage aux froggies, la dernière fois, ils avaient une spécialité française qui n’était pas trop mal…" Sa voix traîne à l’instar de son doigt sur le menu, essayant de repêcher le nom. "Ah! Voilà, c’est ça: Belle de Morteau, prononce-t-il avec un fort accent. C’est de la viande, en revanche, je ne sais pas ce que les jeunes mangent de nos jours! Mais choisis tout ce que tu veux, c’est le contribuable qui paye!"

Corban passe à la carte des vins (sans alcool, ugh), et se permet une remarque supplémentaire: "Pardonne mon honnêteté, mais tu as l’air d’avoir besoin de te remplumer un peu! Je comprends que les recherches de ton département soient de la plus haute importance, et Corban avoue ça avec une telle nonchalance qu’il aurait aussi bien pu être un daron toquant à la porte de son môme scotché à son jeu vidéo "are ya winning son?", mais on ne le répétera jamais assez: un bon Mangemort, est un Mangemort repu!"  

Même s’il avait un bras dans le plâtre et des tics nerveux, Corban respirait une nervosité et une vitalité propre à sa brigade, un genre de j’en ai trop vu, j’en ai trop fait, et peut-être particulièrement aujourd’hui puisque la nuit dernière, ils avaient fait une descente dans un club gay à Bournemouth, et que ses cheveux sentaient encore les embruns (la perspective d’un bain de minuit l’avait démangé pendant tout le trajet) et qu’il avait encore trois paillettes au coin de l’œil. C’était d’ailleurs à cette occasion qu’il s’était rendu compte qu’il fallait qu’il fasse retoucher son tatouage, quand Boris et Rayane avaient commencé à se trémousser sur la musique et qu’il n’avait rien pu faire pour les en empêcher.
"Comment s’en sort le N9, avec tous ces déménagements? Vous savez pour combien de temps vous en avez?"

"Mal. Corban a un froncement des coins de la bouche, désolé et peu surpris de sa réponse. On gaspille un temps fou, plusieurs ressources sont inaccessibles, on a perdu quelques collègues dans les dérèglements…" Un plissement entier de son visage, en imaginant dans quel état ce genre de soucis avaient pu mettre Abbas et Abram par la même occasion, le second n’étant pas un très bon exemple quand il s’agissait de gérer le stress. "Et aucune idée du moment où on pourra y retourner." Corban continue de parcourir le menu, accumulant les choix de plats, avant de poser à son tour le menu sur la table: "J’ai entendu dire qu’une expédition était en préparation pour aller constater les dégâts… J’ai proposé à ce que des membres de la brigade les accompagnent, mais apparemment, les risques sont trop grands… un comble…" conclue-t-il en soupirant, un peu frustré de ne pas pouvoir aller espionner en personne le bousier qu’était devenu le niveau 9.

"Au moins, je ne suis pas au N2. - Ah! Le rire de crécelle de Corban grésille hors de sa gorge dans une unique syllabe. Il paraît que c’est l’enfer, d’être sur votre étage. - Oh ça, ça l’était bien avant les dérèglements magiques, concède-t-il dans un mélange de dépit et de résignation.
Le serveur revient. "Je vais vous prendre la Belle de Morteau, avec son aligot, et sa sauce en château, votre vin sans alcool du jour, et la tarte tatin et sa houppette de crème fraîche. Le serveur gratte avec précipitation, se demandant bien quelle armée Corban allait nourrir avec tout ça. Il se tourne ensuite vers Markus, puis repart, après avoir recouvert sa feuille de calepin des deux côtés.

"Mais effectivement, le niveau deux était quand même déjà bien peuplé de base, alors le débarquement du N9 n’a pas arrangé nos affaires… Les bureaux se retrouvent utiliser comme paillasse d’expérimentation, et on doit redoubler d’efforts pour surveiller nos hybrides et faire en sorte qu’ils ne finissent pas en charpie sous vos scalpels!" Corban se frotte l’arcade sourcilière avec embarras; si ça ne tenait qu’à lui, il n’y ferait pas aussi attention, mais de plus en plus les handlers se reposaient sur leurs hybrides, et estimaient qu’ils avaient la flemme d’en former de nouveaux (what about me??? j’ai la flemme de vivre parfois!!). Se faisant, il caresse les chemises des dossiers des nouveaux hybrides sortis des laboratoires de Markus: "D’ailleurs, on a bien reçu tes dernières créations; et je me demandais s’il y avait une chance pour que celles de la génération précédente subissent quelques mises à jour par la même occasion?"

Entre temps, le serveur était revenu avec leurs assiettes. Ce n’est que lorsqu’il est reparti que Corban constate qu’il allait galérer à manger avec une seule main, à cause de son bras en écharpe. En attendant de constater les dégâts, il leur sert à tous les deux un généreux verres de vin (sans alcool!!!). "Ah! ce que la France me manque, j’y étais passé pour ma première lune de miel… D’ailleurs, je n’arrive plus à me rappeler si tu es marié?"