tw: deuil, violence

D'un geste lent, Ephraim finit d'appliquer l'après-rasage sur ses joues, en éprouvant la texture imberbe avec une pointe de gêne. Il ne s'est pas rasé de frais depuis des lustres, et n'a pas touché à un rasoir ou des ciseaux pendant toute la durée du shloshim: il a l'impression que c'est quelqu'un d'autre qui le regarde dans le miroir, quand il s'en approche pour replacer une mèche de cheveux courts sur son crâne. Il détourne rapidement du regard pour ranger ses affaires. "It's free," dit-il d'une voix forte, à l'adresse de Salomon, avant de déposer sa trousse de toilettes sous le lavabo et de quitter la salle de bains. Il ne croise pas le regard de son frère, encore hirsute, en sortant, et prend plutôt la direction de l'immense et improbable balcon de l'appartement.

Il ne comprendra jamais l'amour de Django pour le luxe fastueux de cet appartement au coeur de Londres. Il y a quelque chose de séduisant à cette vue imprenable sur la ville, mais la campagne des environs de Cardiff manque déjà à Ephraim. Malheureusement, après avoir laissé la Brigade Magique y faire leur enquête, il a été obligé de la condamner suite aux découvertes d'un employé zélé des tonnes d'enchantements posés sur l'endroit, nocifs apparemment pour quiconque y vivant. Dans la foulée, il s'est débarassé de la maison funéraire d'Ariel. Il a revendu les dernières des parts de Benyamin à Guterman Financial. Il a complètement désavoué Caleb. Il a récupéré les clefs du coffre de Django à la Banque Sorcière. Il a visité la matzevah de Felix. Et maintenant - la solitude. Mais pas le calme.

"Ephraim?" Il inspire profondément, et garde scellée dans son coeur la colère violente qui l'agite à chaque fois qu'il est rappelé à l'existence - pire, à la survie - de Salomon, avant de se tourne vers lui. "There was a knock at the door." Ephraim ne regarde pas son frère en quittant le balcon humide et froid, alors même qu'il sent que son cadet n'attend que ça. Il peut sentir ses yeux bleus, si différents des siens malgré leur couleur similaire, fouiller son visage; il ne lui offre qu'un calme indifférent. "Maybe it's Mikhail? - Maybe. We have plans." Du moins, Ephraim croit. Il ne sait plus. Depuis quand est-il si mal organisé?

Si, ils doivent dîner. Ici, ou dehors...? Ephraim ne se souvient plus; Mikhail le lui rappellera. Il contourne soigneusement son frère en allant dans l'entrée, attrapant l'une des montres de Django joliement exposées sous verre en passant, la nouant autour de son poignet avant d'ouvrir la porte. Il sent la présence de Salomon dans son dos, son hésitation, son envie de parler. Avant, Ephraim l'envoyait faire toutes ces petites tâches inutiles - aller chercher le thé, ouvrir la porte, envoyer ses lettres à la poste - mais désormais que le simple fait de lui parler lui donne des envies de meurtre, il évite autant qu'il le peut. Il sait que Salomon vit mal sa soudaine inutilité, et la distance froide - plutôt que détachée et affable, avant - qu'Ephraim lui offre. Mais il n'a rien d'autre à offrir.

"Mikhail." La silhouette et le regard du russe de l'autre côté de la porte fait exploser quelque chose à l'arrière du crâne d'Ephraim; il sent une chaleur agréable mais brûlante lui descendre le long de la nuque et du dos, l'envelopper tout entier. Les coins de ses yeux se détendent, les muscles de son cou aussi. Quand il expire, Ephraim se sent un peu plus léger. "Do come in. Apologies, I am running late. I believe we have... plans?" Il lève le menton dans sa direction pour lui montrer sa mâchoire. "See? I have shaved. Are you very proud?" Il articule un petit sourire amusé sur ses lèvres, qui n'attend pas ses yeux mais qui lui donne une impression de familiarité qu'il apprécie grandement. C'est simple, comme toujours, de retomber dans leurs jeux avec Mikhail.

Il pivote pour laisser le prince russe entrer et ce faisant, attrape du coin de l'oeil Salomon en train de jouer avec une des montres de Django. "Salomon, what do you think you're doing?" Son frère se fige, blêmit, en se tournant vers lui. Ses mains, sur le cuir et l'argent de l'accessoire, tremblent. "I- I wanted to- I just-- - Let go. - Ephraim-- - LET GO!" Ephraim ignore quand il s'est jeté en avant; il ignore quand il a refermé sa main sur la gorge de son frère; il ignore quand il l'a jeté au sol. Est-ce que c'est la dernière chose qu'a vu Felix avant d'être abattu? Le corps blessé et mis à terre de leurs frères? Ce regard écumant de peur? Le corps d'Ephraim lui fait mal, là où il est scarifié de magie; son coeur lui fait mal là où il se serre dans sa poitrine. Sa baguette apparaît dans sa main. "It's you he should have disposed of," siffle-t-il plus calmement qu'il aimerait (il aimerait hurler, gémir, rager; il n'y arrive pas), Mikhail tout oublié alors qu'il se jette sur son frère avec du meurtre dans les yeux.

Mikhail cultive une routine bien huilée. Parce qu'il y a tant à faire et tant d'endroits à visiter, tant de gens à gérer ; il a fait de son emploi du temps un élément essentiel de son quotidien. Chaque seconde de chaque minute de chaque heure est occupée, chronométrée, organisée. Même ses ablutions et son sommeil. Même le délassement.

Il n'a toujours pas de nom à donner en sacrifice. La confiance des employés ne lui est pas encore acquise. Pas tous. Pas assez. Le ventre de Vera s'arrondit et avec les inquiétudes du futur pater s'intensifient. Des traces de tous ses tracas apparaissent sur ses traits ; cercles sombres sous les yeux, amaigrissement de la chair (repas sautés) - sans Ilya, le cas serait plus grave encore - même ses cheveux lui semblent plus ternes parfois. Les réveils sont ardus. Comme tenter de s'extirper d'un lac de goudron, l'esprit s'élève sans que le corps n'obéisse et ne suive.

Quand ce n'est pas tout simplement le sommeil qui s'échappe.

Il dort mieux quand il y a Ephraim. Alors, il l'ajoute à son agenda, prescription médicale bien meilleure qu'une sleeping draught (et plus agréable à consommer). Leurs vies ne sont pas plus simples, ils n'ont toujours pas mis de mots sur cette relation pas plus qu'ils ne lèvent le voile sur les Secrets qui constellent leur personne. Et pourtant, le britannique s'est insinué dans sa vie - à nouveau - et s'est érigé une place de choix. Mikhail y pense souvent quand il ne le voit pas pendant plusieurs jours, s'arrange pour que les temps solitaires ne s'éternisent plus.

Leurs vies ne sont pas plus simples et se complexifient lorsque les frères d'Ephraim meurent. Son amant ne lui en donne pas la cause et Mikhail ne l'interroge pas sur le sujet. Il ne peut qu'observer en silence les affres du deuil s'installer sur son visage et plus profondément encore.

Une impuissance de plus dans un monde qu'il ne contrôle pas.

Ils ont rendez-vous ce soir, Mikhail a réservé une table dans un restaurant discret, réglé telle une horloge, il toque à la porte sans une minute de retard et Ephraim vient lui ouvrir au bout d'un petit temps. Rasé mais le visage troublé. — Ephraim. Son regard se paraît des marques d'affections que son corps ne sait que peu dispenser. N'est pas certain qu'Ephraim saurait les apprécier lui ayant toujours paru détester montrer le moindre signe de faiblesse. Ils se rejoignent sur ce point. L'index et le majeur épousent la courbe de la mâchoire quand ils avancent sur un terrain familier à la question posée, — Very proud indeed.
хороший мальчик. the praise in lieu of a thousand other words. The passion, a dance they know by heart. Et la main retombe quand l'autre homme se détourne.

Ephraim a cette façon bien mystérieuse de lui faire oublier tout le reste et ce n'est qu'en entendant le prénom de Salomon qu'il se souvient qu'ils ne sont pas seuls. Le Suprême dévêtu de son long manteau à la lourde fourrure entre dans la pièce, s'apprête à rappeler l'horaire de la réservation, est bien décidé à ignorer la tiers personne (se contente la plupart du temps de le regarder avec un intérêt quasi scientifique) quand le temps s'accélère d'un seul coup.

La fragilité explose en une violence inattendue alors qu'Ephraim se jette sur Salomon la baguette dans une main et un cri de rage dans les yeux plutôt que dans la gorge. Mikhail n'a pas le temps d'intervenir d'abord - n'est pas celui qu'on envoie au combat, la machinerie pour le moins rouillée - se rappelle de sa baguette contre son torse ensuite, désarme l'amant qui lui tourne le dos et enfin s'élance pour écraser les quelques pas qui les séparent. D'un bras ferme, il l'entoure, main posée contre le torse à l'endroit où palpite son cœur. — Ephraim, stop it! invective-t-il en tentant de séparer les deux sorciers.

Il ne réfléchit pas. Réagit. — You'll hurt yourself. That's not the answer. Et tente de l'atteindre autant en le contenant dans cette demi-étreinte demi-attaque que par les mots qui coulent de ses lippes sans passer par son esprit.

tw: violence, deuil

Ephraim a toujours vu ses émotions comme plongeant dans un puits sans fond, ne venant presque jamais agiter la surface. Ça a été frustrant pour de nombreuses personnes qu'il a connues, sa manière d'absorber et de ne s'émouvoir de rien, offrant un détachement naturel et parfois glacial aux choses qui pouvaient lui arriver ou arrivaient autour de lui. You're heartless, lui a dit un.e amant.e déçu.e une fois, et il y repense souvent. Il sait qu'il a un coeur. Il ignore si il a une âme. Peu importe au final - il ne ressent pas les choses comme les autres, mais est-ce si grave?

Là, il se rend compte que ses émotions ne plongeaient pas dans un puits sans fond, mais étaient simplement retenues par un barrage solide. Quand il voit la montre de Django dans la main de Salomon, le barrage se brise en mille morceaux et sa poitrne explose.

Il aimerait que cette explosion se voit, que la déflagration intérieure qu'il est en train de vivre se répercute autour de lui. Que les meubles explosent, que le plancher craque, que l'air se charge d'électricité. Mais non. Il y a un silence, et les yeux terrifiés de son frère tournés vers lui. Il y la rigidité de sa nuque et l'immobilité de son corps, là où Ephraim est debout face à la silhouette prostrée de Salomon. Il sait exactement de quelle manière il pourrait se débarasser de lui en quelques mouvements mais une part perverse de son esprit a envie de faire durer le plaisir. Est-ce ce que Felix a ressenti? Ephraim n'a pas lu la totalité du rapport de la police. Il sait juste que ses frères ont souffert, puis ils sont morts.

Par sa faute. Il pensait que Felix...

Sa baguette saute de sa main; l'instant suivant, Mikhail est sur lui. Même aveuglé, même déchiré, même à moitié inconscient de ce qu'il fait, Ephraim saurait reconnaître le corps de Mikhail contre le sien. Il est solide, il est présent et il est réel. Si Ephraim se débat, il sait que c'est en vain, plus pour tester les limites du bras passé autour de son torse qu'autre chose. Il sent son coeur bondir dans sa poitrine. "Let go," s'entend-t-il dire, alors qu'il pense le contraire. Il va devenir fou, il va devenir fou, il va devenir fou. Est-ce que c'est ce que ressentent les gens en permanence? "Ephraim, stop it! - LET GO!" Il n'a jamais haussé la voix face à Mikhail, et certainement pas ainsi, avec les enrouements de la colère au fond de la gorge. Mikhail ne lui a jamais demandé de s'émouvoir, de s'exprimer autrement qu'avec des mots, et Ephraim lui en a toujours été incroyablement reconnaissant.

Il se sent écorché, désorienté, embarrassé aussi. Mais il n'a pas le temps de prendre en considération ce que Mikhail va penser de lui après cette incartade: tout ce qu'il voit, c'est Salomon qui se recroqueville et commence à ramper pour s'éloigner. "Where do you think you're going, Salomon?! - You'll hurt yourself. That's not the answer." Quand Salomon fait un nouveau mouvement pour s'éloigner, Ephraim réagit en conséquence et cette fois, se met à ruer.

Il s'arc-boute, il se débat, il essaye de repousser Mikhail tout en essayant de se rapprocher de son frère. Quand ça ne fonctionne pas, et il ne comprend pas pourquoi il en est réduit à ça, il se met à rager. L'étreinte rassurante du bras de Mikhail se fait plus dure et moins conciliante: Ephraim pousse dessus de toutes ses forces. Ses ongles s'enfoncent dans le bras de Mikhail, ses jambes essayent de lui faucher les genoux, son crâne cherche son menton pour l'assommer et s'en débarasser. Mais rien n'y fait et, bien plus vite qu'il aimerait l'admettre, Ephraim perd ses forces.

Salomon a eu le temps de ramper sur quelques mètres avant de se redresser et de quitter la pièce à quatre pattes. Maintenant que la source de son ire est hors de vue, Ephraim voit moins rouge. Les bras de Mikhail sont toujours autour de lui, dans une parodie d'étreinte, dans une imitation de cage. Il n'a plus envie qu'il le libère. Il craint ce qu'il ferait si Mikhail se détachait de lui.

À la place, ses mains se détendent sur son bras et s'y accrochent comme à une bouée de sauvetage. "I..." Il a envie de s'excuser pour ce moment horriblement gênant et vulnérable. Il a envie de faire quelque chose pour faire oublier à Mikhail cet éclat. Il a envie que Mikhail parte. Il a envie que Mikhail ne le lâche pas. Il a envie... il a envie que ses frères soient là. Qu'ils l'attendent au détour de la porte et en sortent avec un grand sourire, en lui disant que tout ceci n'était qu'une vague plaisanterie, qu'ils l'ont bien eu. Il a envie qu'Ariel lui saute dans les bras, que Benyamin pose une main rassurante dans sa nuque, que Django lui donne un coup sur l'épaule. Il a envie que Caleb revienne. Il a envie que Felix ne soit jamais mort. Il a envie...

Ephraim sent ses genoux faiblir sous lui, et il se laisse aller contre le torse de Mikhail dans son dos. Il aimerait pouvoir pleurer mais le barrage s'est reconstitué. Ou alors peut-être que ça a toujours été un puits sans fond et que comme il l'a toujours pensé, il est né incorrectement, avec quelque chose de manquant.

"Mikhail." Sa voix tremblante lui fait incroyablement honte mais il n'a pas le temps de s'y attarder. Il n'a le temps de rien, juste de fermer les yeux en se reposant sur Mikhail. Sa solidité ne lui a jamais fait défaut. Ephraim est un bien piètre amant. "Help me," souffle-t-il, peut-être pour la première fois de sa vie, en s'abandonnant complètement contre lui.

Mikhail n'a jamais été un homme d'action mais il a connu certains combats. Plus souvent dans des dojo qu'ailleurs et donc toujours avec un certain protocole. il n'a jamais dû serrer son amant dans ses bras avec une telle fermeté, sa paume se refermant et s'ouvrant tour à tour au niveau de sa chemise. Cette scène n'a rien de protocolaire, n'est pas ordonnée ; c'est le chaos et la rage et la douleur. Ce sont des larmes qui ne coulent pas et des ongles qui se plantent dans ses avant-bras, y laisseront leurs marques, et des membres qui se débattent avant de s'écrouler. Mikhail ne cède pas une seconde à la fermeté, il se transforme pilier sur lequel Ephraim peut s'abandonner.

L'homme ne s'assure qu'à moitié que le frère est en sécurité, pour dire vrai il n'en a cure et s'intéresse bien plus au sort de son amant qu'à celui d'un homme dont il oublie le prénom d'une rencontre à l'autre. (c'est faux, il s'en souvient, comme il se souvient de toutes choses qui composent la vie d'Ephraim). Tout ce qui compte pour lui en cette minute qui s'éternise c'est cet effondrement insoupçonné dont il a été témoin.

Plusieurs mois qu'ils se fréquentent, presque une année si on compte la Russie et jamais Ephraim ne lui a laissé ne serait-ce qu'entrevoir une fragilité quelconque. Lui qui prend toujours tout avec un détachement qui en refroidirait plus d'un mais ne fait qu'attiser son désir et sa curiosité vient littéralement de perdre ses moyens et s'écroulent maintenant contre son amant. Mikhail ne sait qu'en penser, aimerait égoïstement y voir une marque de confiance, que jamais un tel éclat se serait produit devant quelqu'un d'autre - certainement pas devant Vera, le fait que les deux s'entendent aussi bien est une potion encore difficile à avaler. Son instinct lui hurle de se détacher et de fuir cette situation dont il ne ressortira pas indemne. Ephraim est une rencontre qu'il aurait dû fuir dès les premiers regards. il n'en a jamais été capable et ne le sera pas plus aujourd'hui.

Alors, il recule en emportant avec lui le corps devenu presque compliant et malléable de son amant jusqu'à toucher le mur et y glisser sans jamais se décoller de l'homme qu'il soutient.
Alors, il caresse le torse, ses doigts sentant le cuir du harnais sous l'habit et il le laisse se reposer sur lui de tout son corps, la tête brune tournée vers son cou et respirer d'une lenteur appuyée comme pour le bercer.
Alors, il demande  — What do you need? Parce qu'en définitive, Mikhail ne sait pas comment aider Ephraim pas plus qu'il n'a su un jour venir en aide à ses soeurs, à son ombre et encore moins à sa propre personne.

tw: deuil

Ephraim n'a jamais compris les larmes ni les cris, les excès de colère ou de joie, l'émotivité latente de ses frères, comme une bête tapie dans l'obscurité et toujours prête à en sortir pour en découdre. Pour lui, les émotions n'ont jamais été que foudroyantes, soudaines puis disparues, sans jamais laisser de remous derrière elle; comme si une faille s'ouvrait en lui pour se refermer presqu'aussitôt, sans lui laisser le temps de la dompter ou de l'amadouer, ou même de la comprendre.

C'est comme ça qu'il en est réduit, épuisé, à cette coquille tremblante et brisée qui n'arrive pas à pleurer. Il aimerait savoir se forcer, passer le pas et laisser son corps faire le reste, mais rien n'y fait. La présence de Mikhail est rassurante, quelque part, mais rien n'y fait, rien ne change: malgré la mort et la disparition de ses frères, Ephraim reste le même, plat comme une feuille, dur comme de la glace, paisible comme un ciel sans nuages.

Une énorme part de lui déteste ça. Il donnerait tout, tout, pour que Django soit avec lui en cet instant précis et lui arrache un sourire ou, mieux, un cri rageur.

"What do you need?" Une longue expiration tremblante agite Ephraim tout entier, qui a fermé les yeux pour y provoquer des larmes, sans succès. "Hold me," dit-il lentement, assourdi par les battements brusques et bruyants de son coeur dans sa poitrine. "Tighter." Le bras de Mikhail se referme contre lui, presque jusqu'à l'étouffer, et Ephraim se concentre sur cette pression. Il n'a pas l'impression d'être dans son corps. Ou plutôt, il a l'impression que son coeur n'existe que là où Mikhail le touche et le tient.

Il ignore combien de temps ils restent ainsi, silencieux et immobiles, avant qu'Ephraim tapote le dos de la main de Mikhail d'un petit rythme connu d'eux deux. C'est dans un autre contexte normalement qu'ils utilisent ce mot de passe silencieux; ce contexte-là est bien moins plaisant.
Avec un soupir, une fois libéré, Ephraim se détache et prend son visage dans ses mains. Son coeur bat moins fort, et l'air traverse plus facilement ses poumons: il se calme. Il se passe les doigts dans les cheveux et se force à ne pas penser à Salomon. Une fois qu'il a recollecté les morceaux de lui qu'il ignorait avoir perdu, il se tourne vers Mikhail.

C'est plus fort que lui: en le regardant, il se détend. Il a envie de tendre la main et de l'enfoncer dans ses cheveux, ou de l'embrasser pour débarrasser sa bouche du pli qui la tord. Ephraim serait bien en peine de définir leur relation, il sait juste qu'elle lui fait du bien, et qu'il n'a pas envie qu'elle se finisse. Ça ne lui est jamais arrivé avant - de vouloir voir quelqu'un de manière consistante, surtout comme ça.

"Well." Sa voix est étonnamment claire quand il parle, se passant une main distraite sur sa mâchoire imberbe (la sensation lui est étranger), enfonçant ses yeux clairs dans ceux de Mikhail. "That was unbecoming." Ephraim est plutôt étranger à l'embarras, surtout avec Mikhail qu'il sait supérieur à ce genre de considérations. Surtout entre eux deux. Il se raccroche à la familiarité alors, aux codes de leur relation. Il ne s'excuse pas, mais ne le remercie pas non plus. Ça a toujours été comme ça entre eux: ils prennent volontiers ce que l'autre offre, et se surprennent toujours silencieusement de ce que l'autre a à offrir. Ephraim ne pensait pas un jour avoir autant de temps, d'énergie et d'attention à dévouer à quelqu'un n'étant pas ses frères. "Dinner. I'm sure you have booked us a table somewhere, and I wouldn't miss it for the world. Shall we?" Il sait à quel point Mikhail aime avoir une vie bien ordonnée, et il ne laissera pas cette inconvénient chambouler sa routine bien réglée.

"Hold me."
Mikhail s'empresse d'obtempérer. Son deuxième bras se referme sur le second.
Ses jambes repliées encadrent le corps d'Ephraim.
Son nez glisse contre la nuque.
"Tighter."
Mikhail se dépêche d'obéir.
Récompense les demandes formulées à voix haute.
Avec délicatesse, il raffermit sa prise.

Le temps s'éclipse. L'espace disparaît. Lui, est totalement centré sur la respiration de son amant, sur les battements, sur le moindre de ses mouvements. C'est une observation qu'il maîtrise, il saurait reconnaître tout souffle qui s'extirperait de sa gorge. Si l'esprit d'Ephraim lui est encore étranger, son corps n'a plus tant de mystères. De temps à autre, Mikhail s'assure que celui-ci n'a pas de trop quitté la Terre ferme, mais sinon il reste immobile. Entièrement tourné vers les besoins de son amant.

Ce qui lui permet de pressentir les tapes sur sa main quelques secondes avant que celles-ci n'arrivent. Mikhail retire alors ses bras, un milliers de fourmis apparaissant alors de ses poignets jusqu'à ses épaules. Il serre et ouvre les poings deux à trois fois, sans jamais que son regard ne dévie du dos d'Ephraim, penché en avant. Il n'a pas pensé, mais son esprit s'éveille à nouveau quand celui-ci se tourne vers lui et que leurs regards se croisent.

Mikhail est pour la première fois saisi du besoin impérieux de le saisir par la nuque et poser leurs deux fronts l'un contre l'autre. Il se retient. À la place, laisse ses pensées vagabonder, des questions fusent ; le besoin de savoir et de comprendre. La première est déjà sur le bout de ses lèvres lorsque Ephraim interrompt toute interrogation. "That was unbecoming." Sa bouche se referme. Le silence pour seule réponse et une main tendue pour que les deux hommes se lèvent, l'autre posée contre le mur pour support. "Dinner. I'm sure you have booked us a table somewhere, and I wouldn't miss it for the world. Shall we?" La phrase le sort de sa torpeur, et il redevient l'homme d'affaires dénué d'émotions. Se cache derrière son masque pour dissimuler le tourbillon qui s'accumule à l'intérieur de son être. Mikhail sort sa baguette, regarde l'heure dans un tempus murmuré d'une voix rauque. Comme s'il avait trop crié alors que presque aucun son n'a quitté sa gorge. — You're quite right. You will like this place, I am sure.

~~~

La porte claque derrière eux. Immédiatement, un silence lourd s'engouffre dans l'air alors que celui-ci était empli de leurs rires quelques secondes plus tôt. Le repas a distrait les esprits, éloigné les questions, tenu à distance les émotions. Trois heures plus tard et il y a comme un furieux retour à la case départ. Mikhail regarde Ephraim, puis se pose un instant sur le mur, le couloir, de nouveau sur son amant. Il n'aurait pas posé la question un tout autre soir, aurait envoyé magiquement son manteau jusqu'au porte-manteau. Ils seraient peut-être même entrer en s'embrassant, les vêtements rapidement abandonnés au sol. Il l'aurait sans doute collé contre ce mur, celui-là même qui les a soutenu plus tôt dans la soirée. Et il aurait pris ses poignets pour les poser au dessus de son visage. La soirée n'empruntera pas ce chemin, parce que Mikhail est incertain et se prend à garder son manteau, à enfoncer ses mains dans ses poches, y attraper sa baguette de la droite. Le contact toujours tiède du bois est rassurant alors qu'il demande — Do you want me to...? ne sait pas s'il s'apprête à dire rester ou partir qu'Ephraim parle également. Il se tait.
Si l'on n'a appris bien des choses au Suprême, on ne lui a rien dit sur la manière de gérer une relation, quelle qu'elle soit.

Une partie d'Ephraim sait qu'il n'a rien que Mikhail voudrait qu'il cache de lui-même; mais il est beaucoup trop habitué à prétendre pour relâcher son attention une seule seconde. C'est donc avec un sourire affable et des remarques charmeuse qu'il passe le dîner en compagnie du prince russe, le tout slignés de regards brûlants et de caresses discrètes sur le dos de sa main, plus pour l'exaspérer que pour l'attendrir à vrai dire. Ephraim ne repose jamais son masque, parce qu'il sait que ce qui se trouve en dessous est absolument terrifiant pour tout le monde à part lui; il a depuis longtemps appris à vivre avec.
Pourtant, quand ils reviennent chez lui - chez Django -, les rires s'estompent. Ephraim effleure le mezuzah - de Django - du regard et il sent quelque chose de profondément déchirant et malaisant lui grignoter les entrailles. Il tente de le ravaler, déglutissant en commençant à enlever la montre - de Django - de son poignet. Ses doigts tremblent, il les observe en silence.

Mikhail. Pourquoi est-ce que Mikhail ne prend pas sa main dans la sienne pour qu'elle arrête de trembler? Ephraim se tourne vers son amant. ""Do you want me to...? - "Would you like to...?" Ils commencent en même temps, s'arrêtent en même temps. Ephraim adresse à Mikhail un sourire sans chaleur, ses lèvres pincées en une fine ligne étrangement vulnérable et maladroit. Peu enclin à s'abîmer dans les affres d'une politesse qu'il méprise, il enchaîne en sachant que Mikhail voudrait qu'il prenne la parole en premier: ""Would you... mind staying?" La reformulation est élaborée, difficile semblerait-il: le visage d'Ephraim se plisse dans un effort vulnérable en parlant, les coins de ses yeuxx enfoncés dans des pattes d'oie précoces. "I must have a good bottle for a digestive somewhere," marmonne-t-il, alors que chaque atôme lui crie que bien entendu il a une bouteille comme ça quelque part, parce qu'il est chez Django, et que Django en avait toujours, et qu'il n'a jamais eu aucune honte à voler son frère.

En parlant de ça, les yeux d'Ephraim s'aventurent plus loin dans le couloir et il tend l'oreille, mais il n'y a pas la moindre trace de Salomon. Il se détourne ostensiblement de Mikhail pour finir d'enlever la montre et la replacer à sa place, puis il enlève son manteau. Il s'assure que sa voix est égale, affable et monotone comme toujours, quand il exprime sa deuxième requête: "Would it be alright with you to stay the night even if we don't fuck?" Non pas que ça le dérangerait plus que ça, en réalité, mais il a la tête ailleurs; et il sent encore les bras de Mikhail serrés autour de lui, sa poitrine pressée contre son dos, et il aimerait retenter l'expérience contre sa peau.
Malgré tout, il est honteux de la légère hésitation dans sa voix, l'inconfort dans lequel ça le plonge. Leur relation est si bien définie, et il a là l'impression d'en brouiller une ligne invisible; et plus que tout, l'idée que ça fasse fuir Mikhail le dérange.