Juillet 2006 - Gracefield

A l'exception de la visite de Cara dans sa cellule après sa condamnation, Grant n'avait pas dit un seul mot. Il n'en avait eu ni l'envie, ni l'énergie. Il n'avait rien eu à dire durant son procès, il n'avait rien à dire alors qu'on l'avait emmené jusqu'à Gracefield. Et il n'avait certainement rien eu à dire depuis son arrivée. Grant qui avait pourtant toujours gardé la tête haute face à l'adversité, n'avait pas levé les yeux de ses chaussures et de la terre boueuse sous ses pieds.

L'écossais se sentait totalement dévasté par la situation dans laquelle il se trouvait et devait bien avouer qu'il aurait préféré par moment que sa condamnation à mort soit vraiment cela et non un aller simple pour les battues. Comment digérer tous les événements encore très récents qui l'avaient précipités jusqu'à ce moment très précis, jusqu'à ce lieu très précis. D'homme marié, père de famille respecté par son statut d'agent de la Brigade et par le poste de sa femme au ministère, il était devenu un divorcé, condamné à mort, pleurant la mort de son enfant et le fait que ses autres enfants devaient probablement le détester au moins autant qu'il se détestait actuellement.

Alors non, Grant n'avait pas dit un mot depuis son arrivée.

Les quelques personnes qu'il avait brièvement croisé avaient tenté d'engager la conversation, avaient tenté pour certain de le rassurer, de lui offrir de quoi boire ou manger ou une place près d'eux pour la nuit. Il n'avait même pas levé la tête et avait simplement continué sa route, errant sans but au milieu de la foret refusant de verser les larmes qui pourtant n'avaient pas quitté l'embrasure de ses yeux depuis des heures. Il devait bien l'admettre, il se sentait complètement brisé.

Il avait toujours su quels risques il prenait en rejoignant l'Ordre et il ne regrettait pas sa décision même maintenant alors que son monde entier s'était effondré. Mais l'idée avait été abstraite. Peut être avait il été trop confiant ? Peut être avait t'il fini par se sentir intouchable ? Il avait du mal à estimer depuis quand la peur d'être découvert lui était devenue si abstraite.

Aussi, le tout dernier arrivant de Gracefield ne sait pas bien ce qui le pousse soudainement à lever la tête vers le bruit qu'il entend vers sa gauche. Il dira plus tard que c’était sans doute le destin, un ange gardien ou tout simplement son corps, son âme, son cœur, son esprit qui sont si liés à l'existence de Dani qu'ils peuvent le reconnaître sans même le voir. Le mouvement de sa nuque se fait lent et douloureux alors qu'elle change de position pour la première fois en quelques jours et lorsque ses yeux voient la silhouette à quelques mètres de lui, il croit avoir complétement perdu la raison.

Son esprit devait s'être complétement brisé, il devait avoir des hallucinations car c'est un fantôme qui se dresse à quelques mètres de lui. Un spectre dont la disparition lui a brisé le cœur encore et encore jusqu'à ce qu'une partie de celui-ci ne meurt à jamais. La malédiction de Cara l'avait elle poursuivi à Gracefield ? Était il désormais capable de voir les morts ?

Sans aucune commande son corps se met en mouvement, et ses pas se font rapides alors qu'il se rapproche petit à petit de l'autre homme. Il s'était refusé en découvrant l'existence des battues la pensée que Dani puisse y avoir été et puisse toujours être en vie. Cette réflexion lui avait paru si cruel pour son cœur déjà suffisamment amoché, il avait refusé de se donner un quelconque espoir alors que la voix lointaine d'Ezio résonnait dans son esprit. Le fils de Dani avait été si convaincu que son père était en vie.

Son corps se stoppe net à quelques mètres de l'apparition car il n'y a plus aucun doute. Sa peau, ses vêtements sont plus sales et il porte une barbe à faire le faire rougir d'envie mais il s'agit de Dani. Un Dani boitant, un Dani qui a l'air d'être complétement exténué mais un Dani qui semble tout à fait vivant.

Voulant s'assurer de la réalité tangible de son apparition, il avance en grandes enjambées jusqu'à ce qu'il puisse poser ses deux mains sur les épaules de son ami. Et c'est lorsqu'il sent le vêtement abimé sous ses doigts, les muscles et les os qui bougent en unisson avec la respiration qui anime son corps qu'il réalise pleinement.

Dani est en vie.

C'est dans un mouvement presque violent qu'il le prend dans ses bras, ses mains se resserrent autour de son corps au point qu'il doit sans doute lui faire mal mais c'est bien là la seule chose qu'il n'attendait pas mais également la seule chose capable de recoller douloureusement et bancalement les morceaux de sa vie qui avaient volé en éclat. C'est la voix humide, brisée et rauque, qu'il murmure comme la plus belle des prières : « Dani. »

C'est le corps tremblant, les joues humides qu'il laisse échappe son soulagement « I thought you were dead. »

Le lycanthrope a raté l’arrivée du nouveau ― il s’est porté volontaire pour une excursion de l’autre côté de l’île afin de récupérer quelques cadeaux envoyés par des sponsors, lâchés en pleine nature par simplement amusement. Il n’a pas peur de ceux qui ne sont pas partie de la résistance, pas peur des lycanthropes solitaires et des vampires qui ne veulent rien savoir d’eux, et il est donc un bon candidat pour ce genre d’aventures.

Il est revenu avec sous le bras un paquet de matériel de soins, un Graal à sa façon, et on lui a dit qu’il y avait un nouveau.
On lui a décrit le nouveau dans des termes qui l’ont fait plisser les yeux un peu plus à chaque seconde, alors que les pièces du casse-tête s’emboîtaient peu à peu. C’est en croisant le regard de son alpha qu’il a compris qu’on lui racontait vrai et c’est sans attendre plus longtemps qu’il est parti dans la forêt, à la recherche de celui qu’on lui a dit être Grant Urquhart. Et si ce n’est pas lui, c’est une hallucination extrêmement réaliste. Si ce n’est pas lui qui se retourne, qui le regarde, qui le touche, qui le prend dans ses bras, qui appelle son nom avec une telle intensité, il veut bien mourir de cette illusion.

« I thought you were dead. Keep squishing me like that and I’ll be dead soon, Grant », et Dani rit, il rit de ce rire qui ressemble davantage à un râle qui est le sien depuis si longtemps, il rit et ce simple fait porte quelque chose de magique. Le simple fait de rire parce que Grant est là, avec lui, parce que ce grand crétin ne mesure pas sa force, ni le fait qu’il lui mange un demi-pied par-dessus la tête, parce qu’après toutes ces années, il est là, là, là―
Il se plaint, mais il rit, et il rend l’étreinte avec une force équivalente, supérieure même, la nature lupine lui garantissant l’affaire.
Le rire est le même, mais le sourire a changé, dans le pointu des canines.
Il n’a pas changé dans sa sincérité, alors que les yeux bleus semblent absorber le moindre centimètre du visage de son ami, de sa carrure, comme s’il le redécouvrait après toutes ces années. Les sens, eux aussi, se gorgent de tout ce dont il n’avait pas conscience auparavant ― le parfum précis de Grant, celui de sa magie.

L’étreinte se termine sans se terminer, alors que l’Écossais reste à bout de bras, les mains de Dani toujours plaquées contre ses flancs. Il le regarde, cherche à mettre à jour son souvenir de lui, non sans s’inquiéter de toute la peine qu’il peut percevoir dans son regard mouillé. Et pour ça, même pas besoin d’être Legilimens.

Il a aussi soudain une conscience très aiguë de sa propre apparence, peste contre lui-même de ne pas avoir demandé à Jay de l’aider avec sa barbe trop fournie (pour celui qui était jadis toujours rasé de frais, c’est parfois difficile), se dit qu’il doit avoir l’air terriblement vieux, terriblement usé. « I wish I shouldn’t have to see you here, of all places, to know you’re alive », dit-il enfin, le sourire plus triste. La main droite (trop nue, sans les bagues qu’il y portait jadis) se lève, vient essuyer les larmes sur la joue gauche de Grant, le geste un peu raide, tiraillant les tendons et muscles mal guéris.