be the thing that buries me
Pour la première fois depuis des semaines, le manoir est silencieux. Bien sûr, il y a le vent qui s'engouffre par les fenêtres laissées entrouvertes et qui fait claquer les portes. Il y a le vieux parquet qui grince par endroits sans aucune raison apparente. Mais il n'y a pas l'habituelle tumulte à laquelle Svetlana s'est accoutumée depuis le retour de ses enfants au manoir. Elle avait oublié à quel point ils pouvaient être accablants, avec leurs querelles incessantes et leurs requêtes puériles. C'est encore pire que quand ils étaient adolescents, leurs quelques années supplémentaires ayant nourris leur ego. Pourtant, elle ne pourrait être plus heureuse que quand elle les sent près d'elle, en sécurité sous son toit, à portée d'étreinte. Il y a cette sensation grisante de retrouver un brin de vie passée. Il ne s'agit que d'une illusion, bien sûr, un reflet à la surface de l'eau. Mais la sensation est réconfortante, en particulier dans un moment comme celui-ci.
Svetlana déguste un verre de vin - importé de France, avantage d'appartenir à une famille baignant dans l'illégalité - drapée dans le châle que sa mère lui avait offert à son mariage. Elle laisse le liquide âpre glisser dans sa gorge, elle en apprécie les saveurs avec une attention décuplée. Il faut dire qu'elle ne se souvient plus de la dernière fois qu'elle a pu prendre du temps pour elle, sans personne autour pour l'interrompre ou lui demander de l'aide. Pourtant le vin ne lui procure aucune satisfaction. Elle ne sait pas si c'est parce qu'elle ne l'a pas laissé aérer suffisamment ou si c'est tout simplement parce qu'elle n'est pas d'humeur à l'apprécier à sa juste valeur.
Ses mains noueuses viennent serrer l'étoffe écarlate contre sa poitrine. Elle inspire un grand coup. Le silence est assourdissant. Et elle a froid. Comme si un courant d'air était passé derrière sa nuque, lui glaçant l'échine. Elle se lève et se dirige vers le grand foyer qui trône au milieu du salon. Elle sort sa baguette pour y allumer un feu mais tout ce qui s'échappe est une volute de fumée noire, comme celle qui persiste à la fin d'un incendie. Elle reste immobile, observant sa baguette sans comprendre pourquoi elle est soudainement incapable de produire la moindre flamme.
Et puis ça la frappe tout d'un coup.
Ses poumons se vident de leur air.
Le froid lui glace les os.
Le silence l'engloutit.
La main plaquée sur sa poitrine, elle fait un pas en arrière, les yeux écarquillés par la peur. Elle croit d'abord à une attaque, son corps qui lâche après tant de mois passés à s'inquiéter pour sa famille. Elle songe aussi à une embuscade, un sort lancé par derrière par un Hadès devenu trop belliqueux ou un nouvel ennemi d'Engel. Mais elle est seule. Et elle sent son cœur battre. C'est peut-être même tout ce qu'elle entend pulser dans ses oreilles : le rythme soutenu du sang qui va et vient dans ses ventricules. La bouche ouverte, elle tente désespérément de retrouver son souffle mais l'air refuse d'entrer dans ses poumons. Pour quelques secondes,
elle songe qu'elle est morte.
Et puis tout repart, et le vent s'engouffrant dans les couloirs, et le grincement des lattes du parquet, et l'air dans ses poumons. Le reste du monde s'ancre tout autour d'elle, alors qu'elle jette des regards terrifiés.
Que s'est il passé ?Elle reste debout quelques secondes supplémentaires, laissée avec une désagréable sensation de vide et de peur résiduelle dont elle ne comprend pas l'origine. Le vide la grignote toute entière, glissant sournoisement dans ses veines comme le poison le plus douloureux.
Et puis tout devient évident.
La main toujours collée à son cœur, elle souffle :
“
Engel. ”