Islabeth s'est réveillée dans la chambre d'Eothain avec des courbatures partout, quelques griffures sur les bras et, pour être parfaitement honnête, la tête dans le cul.

Elle a eu du mal à émerger, relevant son visage du sol en grognant, sa nuque se débloquant d'un craquement sinistre quand elle s'est redressée. Elle réalise que ça fait des années qu'elle n'est pas allée dans la chambre d'Eothain et qu'ils n'ont pas tous dormi dans la même pièce et elle observe, avec une curiosité hésitante, les corps allongés d'Eothain, Islene et Aldebaran à même le sol.

Au milieu de la pièce, dans leur folie créatrice, ils ont tracé à la craie pallide les trois cercles au centre du signe jaune; et en s'endormant, ont formé les trois tentacules qui en jaillissent comme les pétales d'une fleur. Eothain et Aldebaran presque enlacés, pointés vers le nord dans la forme d'un point d'interrogation; Islabeth et Islene arquées en parenthèse vers le sud est; Eomer en virgule solitaire vers l'ouest.

Isla peut encore voir la silhouette de son jeune frère imprimée sur le sol, sa délimitation précise faite par la poussière de la craie jaune. Il est déjà parti, néanmoins, sans doute à la volière, alors que ses adelphes plus âgés dormaient encore. Pour la première fois depuis des années, Isla a un élan d'affection (elle pense, au début, que c'est de la nausée) pour son petit frère et a soudainement envie d'aller après lui le prendre dans ses bras; elle enterre cette envie comme les autres dans un recoin de son coeur.

En prenant bien garde à ne pas faire de bruit, Isla se relève délicatement et quitte la pièce à pas légers pour ne pas faire craquer le plancher, refermant la porte derrière elle en silence. Certains couloirs du manoir sont aveugles (une exigence de son architecture) si bien qu'en descendant à la cuisine, elle entend parfois un fantôme dans l'obscurité pure volée ça et là. You did well, you did so good, where is Cressilda, we missed you so much, so much, so much, sweet Aldie, where has she gone, she joined us, it's coming, it's coming, it's coming, it's cOMI--

Leur oncle n'est pas dans la cuisine quand elle y parvient, alors Isla se met elle-même aux fourneaux sans hésiter. Un silence austère s'est abattu sur le manoir Castaigne, seulement perturbé par les bruissements des feuilles du parc et l'arthrose de la vieille bâtisse, qui gémit et s'agite au gré du vent. Elle a l'impression d'entendre une chanson, lointaine, les cordes d'un piano qui vibrent et qui résonnent, une réminiscence de la nuit passée...
La première à passer le seuil de la cuisine est Islene, que Islabeth reconnait sans même avoir à se retourner. Elle ignore combien de temps elle a passé dans la pièce, mais le soleil brille plus fort que tout à l'heure et elle découvre, avec une surprise sensible, que la table a été mise et qu'elle a déjà préparé thé, scones, porridge, oeufs et bacon, beans et champignons, tomates et saucisses, un étalage de vivres et de graisse qui ferait grincer les dents de leur mère de mépris et celles de leur père d'avarice.

"Good morning," Islabeth accueille sa soeur d'une voix morne ténue, sans s'arrêter de pétrir le pain (?) qu'elle est en train de préparer pour ce midi.

Islabeth s'est réveillée dans la chambre d'Eothain nez-à-nez avec sa soeur, en réalisant que c'était la première fois qu'elles étaient si proches l'une de l'autre sans se sauter au cou depuis l'enfance. Contrairement à la poussée d'affection qu'elle a pu avoir pour Eomer en pensant à lui, c'est une envie de violence qui l'a prise à la gorge dès le réveil parce qu'Isla s'est souvenue, brutalement, de la nouvelle implicite de la veille: leur mère est morte. Et après le bref moment de tristesse qu'elle a eu à cette pensée, la première pensée qui lui est venue, primale, furieuse, violente, a été la suivante: Islene est sans défense.

tw : culte de la beauté, lowkey bullying

Islene fut réveillée par le craquement du parquet à ses côtés ; son regard de glace alla se ficher dans des bottes qu’elle reconnut être celles d’Aldebaran, et un furieux mal de crâne la secoua au même titre que de multiples douleurs dans son corps étendu, tandis que son frère la contournait dans un silence de mort.

L’absence totale de souvenirs de la veille lui était familière ; une vieille amie qu’elle avait retrouvée après des années d’une lucidité trompeuse, laissant un trou béant dans son esprit embrumé par des excès qu’elle ne se souvenait pas d’avoir commis. Ce qui était moins familier, en revanche, étaient les larmes gluantes collant ses yeux – Islene prit appui d’une main sur le plancher et décolla sa joue en ce qui lui sembla être un effort surhumain, pour mieux passer sa main libre sur les deux traces humides en diagonale sur son visage, effaçant les derniers vestiges de larmes qu’elle ne se rappelait pas avoir versées.

Il n’y avait plus qu’elle et Eothain sur le sigle jaune illuminé par les rayons du soleil. Islene frotta ses mains maculées de craie, les frappant entre elles sans égard pour le sommeil de son aîné – ce dernier ne broncha pas, assommé par le mal qui les avait pris tous les cinq pour les laisser endormis (inconscients) dans la chambre du plus âgé. It’s coming. Islene chassa le frisson malvenu sur la peau nue de ses bras du plat de la main, une caresse rêche qu’elle aurait voulu administrer au reste de ses maux : l’origine de sa migraine menaçante était une douloureuse évidence, le retour pénible à une réalité aux airs de cauchemar. She’s gone. Une lourdeur s’abattit sur sa poitrine tandis que la nouvelle se répétait une fois de plus. She’s gone.

Islene se leva en dépit des protestations de son corps endolori. Son regard se porta sur la forme recroquevillée de l’autre côté du signe, le metteur en scène présumé de leur représentation de la veille. "Terrible piece, as always," murmura-t-elle en passant ses doigts sur sa nuque douloureuse, comme tordue dans la nuit par une entité invisible ; Islene fit volte-face pour regagner le couloir de l’étage, jetant des regards aiguisés autour d’elle afin de prévenir toute rencontre ectoplasmique. Traverser l’un de leurs ancêtres (ou autres parasites non-identifiés) de bon matin la mettait toujours de mauvaise humeur.

Le bain au soufre détendit les muscles crispés de son cou sans pour autant l’en débarrasser pleinement et c’est en se massant la nuque, un air agacé au visage, propre et parée d’un pull en laine adéquat à combattre les températures frigorifiques de certains couloirs qu’Islene se rendit au rez-de-chaussée, guidée par l’odeur presque écoeurante qui s’en dégageait.

L’origine de cet écoeurement n’était nulle autre qu’Isla, dont Islene croisa le regard perdu en pénétrant dans la cuisine. "Good morning." L’attention d’Islene avait néanmoins déjà dérivé en direction de la table croulant sous les mets préparés par Islabeth. "What’s all this?" fit-elle en s’approchant des lieux du crime, tandis que le froncement de sourcils creusait un peu plus son front – immédiatement, Islene frotta la ride traversant ce dernier du bout de son index et de son majeur, un vieux réflexe hérité de sa mère. Don’t frown, it’ll make you ugly. "Why did you make so much exactly?" Islene eut une grimace devant les petites saucisses suintant de gras, avant de relever son regard coupant comme une lame en direction de la responsable. "We’re not having a banquet. Omie and Thain probably won’t be having breakfast either." There aren’t six of us now, ravala-t-elle en reportant son intention sur le festin, avant de s’asseoir à la table à sa place habituelle – à droite de la place désormais vide, vers laquelle Islene coula un regard triste. What were you thinking, Isla?

tw: bullying, deuil

"What’s all this?" La gamine insolente - this is food - se confronte à l'adulte craintive - I don't know, I'm sorry - dans un silence de mort. Islabeth ignore la remarque d'Islene, aussi tranchante et douloureuse que son regard, et se focalise plutôt sur le travail de ses mains cagneuses dans le pain à pétrir. Elle a retiré son alliance et l'a posée dans la farine à côté, sur le plan de travail. De là où elle se trouve, elle a l'impression que Benyamin la nargue, et se sent prise d'un élan de tendresse étrange pour son ex-mari. Elle sait que si elle allait le retrouver et partager avec lui la perte de sa mère, il l'accueillerait à bras grands ouverts. Un support d'autant plus chaleureux que la soirée de folie qu'elle a souffert en compagnie de ses adelphes.
Et pourtant. Islabeth n'a pas envie de quitter Castaigne Manor, de se confronter au monde extérieur; elle sait que c'est entre ses murs qu'elle trouvera les seules personnes à même de la comprendre.

"Why did you make so much exactly?" Même alors que ces personnes-ci sont aussi acides, aussi méchantes, aussi cruelles. Elle a l'impression d'entendre la voix de Cressilda dans la gorge d'Islene (un phénomène de plus en plus récurrent, ces dernières années) et son coeur plonge dans sa poitrine, mélange de malaise et de chagrin. "I don't know," n'a-t-elle pas le temps de retenir, avant de pincer des lèvres.
Son coeur bat dans sa poitrine comme un oiseau en cage. Isla baisse la tête en espérant qu'un rideaux de cheveux blonds pallides cacheront les larmes qui brillent dans ses yeux morts; les tâches salées d'humidité sont pétries dans le pain sans s'arrêter.

"We’re not having a banquet. Omie and Thain probably won’t be having breakfast either. - Aldie eats enough for three," rétorque Isla sans verve. Elle sent le regard d'Islene enfin quitter sa silhouette et inspire profondément (elle n'avait pas réalisé, jusqu'à maintenant, qu'elle avait cessé de respirer) avant de lui jeter un regard en biais. "Plus, Mum's lawyers will come today." Elle frappe le pain contre le plan de travail puis se décide satisfaite, remet sa baguette et attrape sa baguette pour ouvrir le four. "Don't you remember? Eomer had a dream of three hounds visiting last week..." Il n'aurait pas pu voir la mort de leur mère arriver, plutôt? Non, elle n'a pas le temps de lui en vouloir. Islabeth met le pain au four avant de se laisser tomber à table elle aussi, misérable maintenant qu'il n'y a plus rien à faire.

Elle évite le regard d'Islene comme la peste, préférant se focaliser sur la mosaïque du plan de travail, sur la table bien mise, sur la théière et sa condensation alanguie. L'odeur de la nourriture est écoeurante et lui soulève l'estomac, alors même qu'il se tord dans son ventre de faim (à quand remonte son dernier repas? elle ne s'en souvient pas).

"Are you..." Islabeth se surprend elle-même à parler et ça se voit sur son visage: ses yeux s'écarquillent et elle devient blême, alors qu'elle fait craquer de nouveau sa nuque en tendant le cou pour mieux regarder le plafond. Ses yeux hagards en parcourent les moulures nerveusement - elle a oublié de prendre sa potion, réalise-t-elle soudainement, pour la première fois en une dizaine d'années - et elle ressent un frisson de peur à l'idée d'ainsi présenter sa jugulaire à sa soeur. C'est d'une voix vulnérable, mais sincère, que la fin de la phrase parvient à se frayer jusqu'à sa bouche quand elle se reprend après un battement: "are you okay?"

tw : bullying, deuil d'un.e proche

"Aldie eats enough for three," Fair enough. Islene eut un léger haussement de sourcils approbateur, sans se défaire néanmoins pleinement de son expression de dédain perpétuelle : elle avait décidé qu’Islabeth avait fait préparé trop de victuailles, et cette débauche de nourriture lui donnait la nausée. Elle lui rappelait de rares repas de famille où le bonheur était presque palpable – lorsque leurs parents étaient dans une bonne phase et que personne ne venait ruiner ce moment rare, tous les enfants comme retenant leur souffle face à cet épisode peu commun qu’il fallait savourer avant que la tempête n’éclate. La tempête n’était plus, maintenant que leur mère était morte – et Islene se devait d’entretenir sa mémoire avant qu’elle ne se disperse et ne se fonde dans la poussière du Castaigne Manor. "Plus, Mum's lawyers will come today." Islene releva les yeux vers sa sœur à sa réponse, et, comme si cette dernière avait lu dans ses pensées : "Don't you remember? Eomer had a dream of three hounds visiting last week..." "Oh, yes. Eomer has so many meaningless dreams, I didn’t make much of it," fit-elle en replaçant distraitement une mèche de cheveux derrière son oreille, y découvrant les vestiges d’un bout de craie qu’elle prit entre ses doigts, ses sourcils se fronçant légèrement d’un air réprobateur envers l’intruse qu’elle laissa tomber au sol, l’écartant du côté du pied. On se chargerait de la faire disparaître pour elle – qu’il s’agisse de la maison ou des fantômes qui la parcouraient.

Isla s’était également laissée tomber à table et le regard iceberg de son aînée revint brièvement se poser sur les éclats de farine et les taches de graisse diverses sur son haut, pour mieux se baisser, après une brève seconde, sur le service à thé devant elle. "Are you..." Islene s’était saisie d’une tasse et stoppa son geste à l’intervention subite de sa cadette, le silence retombant lourdement sur les deux sœurs tandis que le visage d’Islabeth, qui n’avait jamais été particulièrement fin ni discret, pâlissait à vue d’œil devant ce début de phrase. Lean allait la relancer, l’un de ses sourcils se relevant au-dessus de son regard perçant, lorsqu’Isla parut trouver le courage de terminer elle-même ce qu’elle avait commencé (une première) : "Are you okay?"

Islene la considéra un instant, son regard incisif décortiquant les pupilles d’une Isla qui s’acharnait à décortiquer le plafond au-dessus de sa tête. Are you okay? Une question aussi triviale n’avait certainement pas sa place chez les Castaigne. Islene reprit son geste, déplaçant la tasse de quelques centimètres tandis que la théière se soulevait d’elle-même pour la servir, rompant de son glouglou cet échange impromptu, ses yeux sur le Darjeeling sorcier qui coulait dans sa tasse en un débit régulier. "You should look people in the eye when you’re having a conversation. I told you… Mum told you many times already," reprit-elle avec la même nonchalance désabusée, son regard sur le thé noir mordant la porcelaine blanche, avant de retirer la tasse sous la théière confuse, qui redressa le nez après une seconde de trop, un filet de thé fumant coulant sur la table ancienne entre les assiettes de scones sous le regard réprobateur d’Islene, tandis que le sucre et le lait s’élevaient à leur tour dans les airs.

Are you okay? Lean renvoya le sucre, laissa le petit pichet de lait faire son office, avant de relever, quand tout fut prêt, les yeux vers sa sœur. Go back to your room. Le regard glacial de Cressilda lui piquait encore désagréablement la rétine ; this is what you get when you ask silly questions. "Shouldn’t you worry about yourself?" Le regard de Lean s’était durci au-dessus de son ton doucereux, tandis qu’elle tournait lentement sa cuillère dans son thé, le cliquetis bien trop régulier pour être parfaitement naturel, décortiquant les pupilles d’Isla comme pour y imprimer tous ses torts – son mariage raté, les enfants, ses manquements quotidiens, sa faiblesse sensiblement apparente à la lumière éblouissante de cette matinée radieuse. "I’m in charge of the house now, there’s nothing to fret about", finit-elle par conclure en baissant de nouveau le regard sur sa tasse, retirant la cuillère après un dernier cling cling sur le rebord de cette dernière avant de la porter à ses lèvres.

tw: deuil

Personne d'autre qu'Islene pouvait la faire sentir si petite et vulnérable. Même Cressilda réveillait chez elle une résistance molle et excédée, un feu brûlant d'injustice qui avait tendu les fils délicats de leur relation jusqu'à sa mort; face à Islene, en revanche, Islabeth se sentait toujours terriblement jeune et désoeuvrée, coincée à un âge ingrat où elle n'arrivait pas à atteindre sa soeur sans se faire mordre en retour.

Elle continue de regarder la décoration baroque du plafond en pinçant des lèvres, les humectant nerveusement dans le secret de sa bouche, réprimant le sursaut angoissé que provoque le bruit du thé en train d'être silencieusement servi de l'autre côté de la table. "You should look people in the eye when you’re having a conversation. I told you… Mum told you many times already." Le cou d'Isla craque de plus belle quand elle penche la tête vers sa soeur, remise à sa place aussi sûrement que si elle avait été fouettée, et elle s'en veut de lui être ainsi obéissante et de lui laisser l'opportunité évidente de prendre le rôle auquel Islene s'est destinée depuis leur naissance: celle de la successeure de leur mère.

Le coeur d'Isla se serre dans sa poitrine à cette pensée, et elle baisse presqu'aussitôt les yeux sur le filet de thé qui coule sur la table et commence à imbiber la nourriture qu'elle a préparer. "Sorry." Elle attend qu'Islene ait fini de préparer son thé pour croiser le fer avec son regard, triste et gênée. "Shouldn’t you worry about yourself?" Isla serre les dents en hochant la tête brusquement, prenant le conseil-ordre-édit avec rigidité par pur mécanisme. "I’m in charge of the house now, there’s nothing to fret about." Isla a toujours envié à Islene le contrôle qu'elle a sur elle-même et les affaires des Castaigne. C'est la première fois qu'elle se fait la réflexion que peut-être, peut-être ce n'est pas si bien que ça.

Mais Isla a envie de pleurer sa mère et de s'apitoyer et elle sait que toute bataille est vaine contre sa grande soeur: elle finit toujours par gagner. "You're right, I apologise," dit-elle comme elle l'a déjà dit tant de fois, ramenant ses mains aux longs doigts sur son giron pour commencer à les triturer nerveusement. La réalisation qu'elle n'a pas pris son traitement décuple son sentiment oppressant d'angoisse, à moins que la douleur qu'elle ressent entre ses côtés soit due à autre chose. "I still need to let Benyamin and the girls know... he has them with him this week..." Malgré l'apparente urgence de la situation, Isla ne bouge pas d'un millimètre - peut-être qu'elle attend d'être congédiée par sa soeur. "Islene, did you... know?" En se rappelant de sa recommandation, Isla remonte les yeux vers ceux de sa soeur quand bien même cela la terrifie. "That Mum was going to..." Isla ne finit pas sa phrase, bouche tremblante de larmes qui refusent de couler.