Les restes du quatrième café de la journée reposaient sur la table du salon tandis que Rafe réécrivait pour la troisième fois la même accroche sans succès; il avait la tête ailleurs et une nœud à l’estomac, le regard constamment attiré vers la pendule ou par les rebonds de la balle que Rachel et Holden s’envoyaient par-dessus le canapé. Il devinait en regardant sa fille que les deux enfants braillaient, rien qui ne troublait son travail maintenant qu’il avait éteint son appareil auditif et n’entendait plus qu’un vague bourdonnement. Il songea à le rallumer pour savoir quand la cheminée s’activerait derrière lui, abandonna l’idée en sachant que ça n’allait que le perturber plus d’autre chose – il était de toute façon parfaitement capable de percevoir les mouvements qu’il n’entendait pas.

La balle rebondit sur sa machine à écrire, Rafe sourit et l’envoya à Holden, les jeux reprirent, il effaça les lettres sans queue ni tête qui étaient apparues sur la feuille et tenta de récupérer le fil de ses pensées. Il n’y arriva pas, son attention attirée par son téléphone dont l’écran n’affichait pas le moindre message. Il s’attendait presque à ce qu’Andy annule avec une excuse médiocre, Rafe se doutait qu’il n’était pas particulièrement excité à l’idée de lui rendre visite quatre ans après – quatre ans après comme s’il y avait quoique ce soit auquel se rapprocher dans l’avant. Rafe n’abandonnait pas l’idée de créer quelque chose à partir de rien, ça devait être possible, il suffisait de persévérer encore un peu; l’espoir avait d’ailleurs été ravivé lorsqu’il avait eu la certitude que son fils était vivant : après des années à le croire mort sans qu’il n’ait pu se racheter à ses yeux, il était finalement soulagé d'avoir une nouvelle occasion de rattraper les choses.

Un cri perçant passa au travers de la brume, Rafe regarda du côté de Rachel qui se ruait vers la cheminée, il s’empressa de rallumer son appareil et de se lever, toute boule au ventre envolée maintenant qu’il n’était plus dans l’attente. Il esquissa un sourire en voyant son gamin en chair et en os, observa brièvement les changements physiques survenus pendant sa captivité tout en notant au passage qu’il avait pourtant meilleure mine que la dernière fois qu'il l'avait vu.

Rafe attendit que sa fille ait terminé de tourner autour d’Andy, apparemment brûlant de poser des questions mais se retenant (ses parents lui avaient demandé de faire preuve de tact avec son frère) pour plutôt lui demander s’il comptait revenir à la maison. Rafe resta adossé à la table jusqu’à ce que Rachel semble en avoir fini (pour l’instant) et il s’approcha un peu, la distance physique traduisant la distance émotionnelle qu’il y avait toujours eue entre eux. Rafe aurait voulu s’en débarrasser mais il ne savait pas comment faire et le vouloir ne suffisait pas quand ce n’était pas réciproque.

- Hi, dit-il avec un sourire un peu incertain. Que disait-on à son fils avec lequel la relation n’existait que grâce au lien du sang ? Et bien Rafe n’en savait rien du tout et ça se voyait : il manquait rarement de mots, là il luttait pour trouver les bons. It’s good to see you, you look good opta-t-il pour dire, se disant avec contrariété que sa gamine était plus éloquente que lui du haut de ses dix ans. La honte. Can I give you a hug? hasarda-t-il finalement, hésitation discernable dans l'intonation et la posture.

Il ne savait pas s’il était légitime à demander, ce qu’il savait était que c’était la chose à faire quand son fils avait été présumé mort pendant quatre ans puis réapparaissait à la surface de la terre. Et puis il était venu, il l’avait prévenu qu’il allait bien, c’était un pas vers Rafe, ça ne pouvait pas être anodin.

- Do you want to go on a walk? proposa-t-il après avec un petit mouvement en direction de la porte.

Tout le monde était à la maison bien que le salon était vide et Rafe ne tenait à ce que sa fille intervienne dans la conversation dès qu’une question lui traverserait l’esprit (ce qui pouvait arriver beaucoup, il avait engendré une bavarde)

Rafe aurait repris un café ou sortit du placard (sa réserve personnelle) un paquet d’amandes salées si le silence confortable dans lequel il s’était plongé alors même que les enfants avaient tendance à faire autant de bruit à deux qu’une cantine d’école n’avait pas été percé par un aiguë plus puissant qu’un autre. Rafe était presque surpris – mais agréablement – que son fils ait finalement décidé de ne pas annuler au dernier moment et de balayer une fois de plus toute tentative de nouer un lien, bien sûr, il n’était pas sans se douter que plusieurs facteurs avaient pu entrer en compte et que tout ne tenait pas au fait qu’Andy voulait lui faire plaisir ou même le voir – il avait sûrement plutôt voulu voir Rachel, ou seulement voulu éviter les reproches, ou s’était senti obligé. Peut-être tout à la fois. Rafe avait connu cela, il avait espéré faire mieux que son propre père et pourtant il avait échoué ; sa relation avec son fils lui laissait un goût amer.

Il se leva, ralluma son appareil auditif et rejoignit l’attroupement près de la cheminée à temps pour entendre la proposition déclinée. Il les observa un peu sans trop oser interrompre, notant les quelques similitudes que sa cadette pouvait avoir avec son ainé, cela lui réchauffa un peu le cœur de les voir comme ça et il esquissa un léger sourire qu’il s’assura de conserver quand bien même celui d’Andy sembla disparaître au moment où il croisa son regard.

Personne n’avait l’air très à l’aise, outre Rachel et Holden complètement hermétiques au malaise ambiant, Rafe faisait pourtant de son mieux pour briser la glace devenue iceberg au fil des ans et faire disparaître la tension dans ses épaules ; s’il avait l’air serein, peut-être que cela se communiquerait à son fils. Il tendit une perche aussi maladroite qu’hésitante, se préparant à un refus qui arriverait sans aucun doute au vu des circonstances – le mouvement d’Andy le prit de court, autant que la facilité et l’impression de normalité qu’il eut en refermant ses bras autour de son fils.

Ça devait pourtant être la première fois qu’il se tenait aussi proche d’Andrew et était autorisé à lui témoigner le moindre signe d’affection – il s’était presque résolu à ne jamais pouvoir serrer son fils dans ses bras et en avoir l’occasion était presque déconcertant, presque overwhelming. Il sut en le lâchant qu’il ferait tout pour ne plus jamais le perdre : son fils était l’échec de sa vie, mais il était son échec et rien n’était gravé dans le marbre.

Rafe le regarda un instant et proposa de sortir en terrain neutre, loin des oreilles curieuses des enfants et là où Andy ne serait pas obligé de se tenir d’un air embarrassé. Le journaliste lui sourit, enfila ses chaussures, une veste et la casquette restée sur le portemanteau pour sortir, tenant la porte à Andy et le suivant à l’extérieur le moment suivant. La plaine était silencieuse et battue par le vent (le sifflement répercuté dans l’appareil auditif était désagréable), Rafe fut tenté de prendre la forme du chien dans un excès de prudence habituel mais décida contre en anticipation de la réaction d’Andy. Il se contenta d’un balayage rapide des alentours, remonta ses lunettes sur son nez et ouvrit la voie vers le chemin qui descendait vers la plage.

- Is your mother okay? demanda-t-il après un court moment de silence contemplatif. Il n’avait pas parlé à son ancienne épouse depuis ce qui semblait une éternité, quand l’objet du co-parenting avait disparu, il avait pris soin de tenir son ex-femme au courant de ses hypothèses, puis lui avait parfois parlé de ses recherches mais alors que les chances de retrouver Andy s’enlisaient, il avait seulement cessé de communiquer ses échecs à Caroline. Are you living with her at the moment? Il espérait ne pas passer pour intrusif, ne l'aurait sans doute pas paru si la distance entre Andrew et lui n'était pas si grande ; il espérait seulement que son fils ne retombait pas dans ses travers, et si c'était le cas, il espérait pouvoir l'aider avant.